Caméras intelligentes:

prévention, stratégie politique ou surveillance généralisée de l’espace public ?

Depuis une vingtaine d’années, les caméras de surveillance fleurissent dans nos villes. Pourtant, peu d’informations circulent sur les raisons de leur installation à tel ou tel endroit, sur leur efficacité réelle, sur leur nombre, sur leurs emplacements, sur le traitement des images, sur nos droits en tant que citoyens. 

Néanmoins, nos politiques publiques financent la vidéosurveillance, et nos ingénieurs travaillent à rendre les caméras de plus en plus intelligentes, plus autonomes, c’est-à-dire capables d’identifier sans l’aide de l’humain des comportements considérés comme « suspects ». Si ces développements peuvent représenter un défi technique stimulant, ils posent néanmoins de nombreuses questions éthiques et juridiques. 

Illustration Monsieur Iou

UNE ÉTUDE QUALITATIVE DE L’UTILITÉ DES CAMÉRAS PTZ EN WALLONIE(1) 

Les caméras PTZ (présentes dans nos espaces publics wallons) sont capables de zoomer en direct à plus de 300 mètres et de filmer des vues panoramiques à 360 degrés, tant sur l’axe horizontal que vertical. Elles sont programmables pour zoomer sur une zone spécifique, ou pour détecter des mouvements et suivre l’objet ou la personne détectée (e.g. auto-tracking d’un engin ou d’une personne dans une zone à risque). Elles parviennent également à détecter un mouvement inhabituel d’un point A à un point B (e.g. une voiture en sens interdit). Mais la technologie PTZ n’est pas encore tout à fait au point. Il arrive par exemple qu’une caméra reste coincée sur l’image d’un drapeau qui flotte à cause du vent car la caméra a «intelligemment» détecté un mouvement… 

Le défi technique est donc de développer des algorithmes de traitement d’images capables de « détecter de manière automatique et en temps réel des cibles potentiellement « suspectes » ou « anormales »(2). L’intelligence de ces dispositifs permettrait d’éviter le visionnage des images par des opérateurs. Mais de tels développements techniques ont des implications sur la gestion politique des espaces urbains, sur l’organisation du travail et sur la question du vivre-ensemble dans les villes. Le danger réside également dans le côté arbitraire des critères définissant un comportement suspect et les dérives potentielles qui en découlent (typiquement si les critères devenaient, demain, la couleur de peau, le port de la barbe ou de la burqa). 

CONSTATS : EFFICACITÉ RELATIVE ET INADÉQUATION AVEC LES ATTENTES 

Notre recherche a porté sur l’analyse approfondie de l’utilité intrinsèque de la vidéosurveillance en milieu urbain, dans les espaces publics ouverts – rues, parkings publics, places, entrées et sorties de zonings industriels. Pour cela, nous avons d’abord procédé à un recensement inédit des caméras de surveillance en Région wallonne (voir carte ci-dessus) Il en ressort que 20% des communes sont équipées de caméras, et parmi elles, 15% ont investi dans la technologie PTZ. Nous avons ensuite rencontré des acteurs clés (chefs de corps, porteurs de projets de vidéosurveillance(3), utilisateurs du dispositif dans leur travail quotidien) de vingt communes wallonnes équipées de caméras PTZ, pour comprendre les tenants et aboutissants de l’implémentation de la vidéosurveillance. Enfin, nous avons organisé des débats avec des citoyens aux profils variés, afin de confronter les discours du terrain à ceux de la société civile. 

L’analyse croisée de ces résultats nous permet de montrer, en contexte urbain, le manque d’adéquation des caméras intelligentes avec les attentes concrètes du terrain et les priorités des citoyens, ainsi que leur coût élevé (coût financier(4) et humain). On attribue aux caméras un pouvoir qui s’avère plutôt symbolique et politique que démocratique. 

À la question «Pour quelles raisons des caméras ont-elles été installées dans votre commune ? », les acteurs rencontrés parlent avant tout d’un objectif de prévention et de maintien de l’ordre public: volonté de rassurer les citoyens, créer un sentiment de sécurité et de tranquillité, dissuader les criminels. Peu de communes réalisent cependant une analyse des besoins pour cibler les endroits à surveiller par caméras… Derrière cet objectif « préventif » se manifeste en fait une volonté politique de poser des actes symboliques forts en faveur d’une tranquillité urbaine. 

En outre, nos entretiens ont révélé une volonté de lutter, grâce aux caméras, contre les petites incivilités : bagarres, graffitis, dépôts d’ordures, déjections canines, trafic de cannabis, rassemblement de jeunes(5) . Ces incivilités sont source d’insécurité, selon nos informateurs et les citoyens. Mais concrètement, les caméras sont-elles utiles pour résoudre ce problème ? L’effet dissuasif semble moindre dans les grandes villes. Dans les plus petites villes, on observe plutôt un déplacement des actes délictueux en présence de caméras. Il est certes positif de montrer l’image d’un centre-ville propre et sécurisé, mais qu’en est-il si cela est fait au détriment des périphéries urbaines? Et si cela crée des quartiers de relégation de la saleté et de la petite criminalité? En outre, même si la caméra a un pouvoir rassurant pour certains, elle a aussi un pouvoir stigmatisant pour d’autres… Ajoutons à cela le constat selon lequel les caméras n’ont aucun effet dissuasif sur les délits spontanés et impulsifs, surtout si ces délits ont lieu dans des endroits bondés ou festifs. 

Certains informateurs pensent que les caméras auraient un réel effet dissuasif s’il y avait un mode de répression directe sur base des images… Ceci nous amène à un autre constat de notre enquête: il faut des humains pour visionner les images en temps réel, et cela a un coût. Par conséquent, rares sont les communes où des opérateurs assurent une permanence de visionnage – exception faite de quelques grandes villes. Lorsque les images sont visionnées en direct, c’est généralement en parallèle à de nombreuses tâches… Or, il ressort de notre enquête que les caméras sont réellement utiles en cas d’utilisation proactive. Nombreuses villes en ont fait l’expérience lors d’événements ponctuels (carnaval, festival, marché de Noël, match de foot…): les policiers consultent les images en direct et guident les patrouilles sur le terrain plus efficacement. Les caméras peuvent également être utilisées de façon proactive pour réguler la circulation en direct, pour fluidifier le trafic et assurer la sécurité routière. 

Il apparaît donc que les caméras constituent une réelle plus-value au travail des policiers dans certaines situations, mais qu’elles ne remplaceront jamais les hommes de terrain, selon les personnes interrogées. En outre, un problème majeur se manifeste: le déploiement de caméras de surveillance est souvent réduit à un investissement purement technique, qui ne prend pas en compte l’influence de ce nouvel « acteur » dans l’organisation humaine du travail. Cela entraîne des difficultés d’appropriation par les opérateurs, car leurs tâches quotidiennes n’ont pas été adaptées à l’arrivée des caméras. 

Un autre argument employé pour justifier l’implémentation de caméras est la récolte d’un matériel de preuve objectif. Les images sont supposées apporter un élément « neutre » pour mieux comprendre une scène/un comportement. Mais cette utilisation de la caméra doit être nuancée. D’une part, parce que les controverses juridiques sont nombreuses quant à la loi applicable en matière de collecte d’images à des fins de preuves(6). D’autre part, parce qu’il n’existe pas de chiffres permettant d’établir un lien probant entre l’installation de caméras et la diminution du taux de criminalité ou l’augmentation du sentiment de sécurité. Les communes ne réalisent pas de rapports pour évaluer l’impact des caméras. Par contre, quelques communes calculent le nombre de fois où les images ont été utiles dans le cadre d’enquêtes judiciaires. Par «utiles» il faut entendre que les images ont apporté un élément complémentaire (une date, une heure, un profil du suspect, une description précise de la scène d’un accident etc.) et non de clôturer définitivement l’enquête, en aidant à attraper le responsable d’un délit ou en disculpant un coupable potentiel. Les quelques chiffres récoltés par les communes nous permettent de dire que les images aident dans 20 % des cas à avancer dans une investigation, mais cela requiert un travail de visionnage fastidieux pour retrouver la bonne image. Il s’agit d’un choix politique d’investir dans un système de vidéosurveillance coûteux dont l’utilité peut sembler moindre.… 

Il est primordial pour nos politiques d’envisager d’autres options, en parallèle. Dans cette optique, nous nous sommes penchés en profondeur sur l’argument du sentiment d’insécurité employé pour justifier la vidéosurveillance dans nos villes. Il ressort du discours des citoyens que le sentiment d’insécurité est moindre dans les petites et moyennes villes, et un peu plus élevé dans les grandes villes. Plus intéressant encore, la grande majorité des personnes rencontrées perçoit le sentiment d’insécurité comme une problématique globale, multifactorielle. Les éléments les plus cités pour parler de lutte contre l’insécurité sont l’éclairage des rues, la propreté, la cohésion sociale et la réduction des inégalités sociales. Les citoyens posent la question de la sécurité de manière large, en termes socio-économiques et de « bien-être en ville ». Ils placent ainsi au cœur du débat les enjeux démocratiques liés à la vidéosurveillance. Selon eux, si l’espace public est un territoire partagé et collectif, la sécurité et les dispositifs sécuritaires attachés devraient également être gérés de manière collective, et non de manière top-down. 

À l’ère de la lutte contre le terrorisme, des polémiques liées à l’afflux de migrants, la question de l’utilité de la surveillance urbaine doit impérativement être débattue démocratiquement dans notre société. La rhétorique sécuritaire est récurrente dans les discours politiques et médiatiques, permettant ainsi de justifier une surveillance –presque paranoïaque – de tous les citoyens, et une présence militaire dans nos rues… Cette surveillance généralisée illustre notre volonté actuelle de contrôler tous les pans de la société, de nos vies. Mais le contrôle absolu n’existe pas, et la sécurité absolue est un leurre… À force de vouloir tout contrôler, nous créons de nouvelles failles au système que nous cherchons à protéger. Posons-nous donc la question du sens des moyens de contrôle et de surveillance mis en place dans nos sociétés, de leur impact réel, et de la confiance que nous accordons à des objets technologiques. Demandons-nous où l’argent public devrait-il être prioritairement investi: dans l’aménagement du territoire, dans les associations locales présentes sur le terrain, dans la présence policière, dans la vidéosurveillance ? Au vu de la multiplication des politiques d’austérité qui nous touchent, nous sommes en droit, comme citoyens, de nous demander si la vidéosurveillance vaut la peine. 

Perrine Vanmeerbeek,
Unité Technologie et Société, CRIDS 

Notes et références
  1. Les données empiriques qui servent de base à cet article ont été récoltées entre 2013 et 2015, dans le cadre d’un projet de recherche appliquée financé par les fonds GreenTIC de la Région wallonne. Le projet rassemblait un consortium constitué d’ingénieurs, d’informaticiens, et de membres du Centre de Recherche en Information, Droit et Société (CRIDS, Université de Namur). La recherche portait sur les caméras PTZ (Panoramic-Tilt-Zoom).
  2. L’équipe technique du projet a défini quatre types de comportements « suspects » que les caméras intelligentes sont censées détecter : des voitures à contre-sens, une personne qui court, une personne qui maraude, un groupe de plus de quatre personnes.
  3. Notons que la décision d’installer ou non des caméras de surveillance revient au bourgmestre. Or, ce sont les policiers qui utilisent les caméras : ils sont les seuls autorisés à visionner les images. On observe donc un décalage entre les décideurs et les utilisateurs de la vidéosurveillance urbaine.
  4. Prix d’une caméra PTZ : minimum 5 000 €. Coût global d’installation d’une caméra PTZ (comprenant le coût de l’acheminement des images par fibre optique) : entre 12 000 € et 38 000 € selon les villes, selon l’endroit où l’on installe la caméra. Certaines communes louent la bande passante à des sociétés privées (Belgacom, SNCB). Prix d’une caméra ANPR (qui photographie les plaques de voitures) : environ 15 000 €. Prix d’une caméra fixe : environ 1000 €. A ces coûts d’installation s’ajoutent les coûts d’entretien et de maintenance du réseau de vidéosurveillance (exemple pour une grande ville : 100 000 €/an).
  5. Nos informateurs considèrent souvent « les jeunes » comme source d’insécurité. Ce constat n’est pas le propos de cet article, mais il mériterait d’être approfondi.
  6. À ce sujet, voir l’article de Franck Dumortier (2013), Franck Dumortier (2013), « La surveillance par caméras : de la supervision de lieux vers l’observation systématique de personnes », in : Discipline et surveillance dans la relation de travail, 333–342, Anthemis.

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