Nous, humains, sommes sans doute avantagés. Nous vivons bien des peines, notre cœur est fragile et souvent meurtri, mais quelles extases accompagnent nos vies ! Les récits des poètes témoignent depuis des millénaires de notre capacité à nous élever, à nous affranchir des contraintes du monde, de sa frustrante matérialité, de sa finitude. Si nous sommes si proches de nos frères chimpanzés et que leurs petits jouent tout comme nos enfants, prennent-ils plaisir aussi à s’inventer volontairement des histoires de toutes pièces, simplement pour voyager dans d’autres mondes, aussi éloignés que possible des frustrations de leur quotidien ?
Quel privilège, quel bonheur !
Alors que le monde réel, celui avec lequel nous sommes contraints d’interagir avoue chaque jour un peu plus sa peine à se plier à la forme de nos rêves, nous devons désormais nous questionner sur ce que ces histoires que nous nous racontons pourraient cacher de ce que nous ne maîtriserions pas. Le climat maniaco-dépressif, les océans exsangues, les forêts saccagées, les champs en cours de stérilisation, les espèces végétales et animales disparaissant plus vite que nous ne parvenons à les répertorier… Nous devons envisager que quelque chose nous dépasse, contre notre bonne volonté et malgré notre militantisme écologique le plus fervent. Dans les projets que nous avons envisagés pour le futur, projets sincères et qui ont pu soulever à titre personnel un très grand enthousiasme, n’avons-nous pas oublié de considérer quelques contraintes, dont certaines sont pourtant élémentaires ?
Notre investissement de la question climatique subit par exemple un scotome (un point aveugle) très important. Les climatologues estiment que l’inertie climatique, c’est-à-dire le temps que met l’atmosphère à se réchauffer suite à une augmentation du taux de CO2 pourrait être d’une quarantaine d’années (entre 25 et 50 ans selon les études)(1). Cela signifie que notre investissement pour la protection du climat est nécessairement décalé par rapport à la réalité. Si la valeur de 40 ans d’inertie est retenue, le climat d’aujourd’hui, qui nous inquiète à juste titre, correspond au taux de CO2 atmosphérique des années 70, alors que le climat des années 2050 est… déjà écrit ! Depuis les années 70 du siècle dernier jusqu’aux années 2050… notre décalage psychologique et émotionnel sur la réalité de la problématique pourrait être de 80 ans.
Qu’en est-il de la compétition économique ? Bien sûr, nous pouvons espérer que les acteurs internationaux opèrent massivement une réduction des émissions de gaz à effet de serre, en particulier suite à la COP21. Mais aujourd’hui 80% des approvisionnements mondiaux se font à partir d’énergies fossiles, qui ont le meilleur Taux de Retour Énergétique(2), les énergies renouvelables se développent encore moins vite qu’elles et le découplage entre ces ENR et les émissions de CO2 n’a jamais vraiment été observé à échelle globale. Alors si nous acceptons que certaines formules mathématiques (équation de Kaya) décrivent bien des phénomènes réels et que le lien fort entre énergie, CO2, PIB et démographie reste pertinent(3), quel sera le pays qui décidera en premier pour un bénéfice écologique lointain de reculer dans la compétition économique en réduisant sa consommation d’énergie, ce qui abaissera son PIB et lui fera prendre le risque immédiat d’une perte de son intégrité ou de sa souveraineté ?
Nous espérons donc réduire nos émissions de gaz à effet de serre, malgré ce lien peut-être irrévocable entre énergie, pollution et possibilité de défendre nos intérêts. Mais de combien ? Et quel effet cela aura-t-il exactement ? Avons-nous bien considéré qu’une réduction des émissions continue toujours à augmenter le taux de CO2 atmosphérique ? Si par exemple nous réduisions nos émissions au niveau des années 1970, le taux de CO2 augmenterait encore à un rythme comparable à celui de ces années, rythme qui était déjà trop rapide, nous l’avons vu, pour ne pas perturber le climat.
Un dernier point. Nous envisageons parfois de convertir nos approvisionnements en passant des ressources fossiles à la biomasse (bois, végétaux…). Mais la vie est hétérotrophe. Elle se nourrit d’elle-même (hormis les végétaux et certaines bactéries à la base de la chaîne alimentaire). Brûler les forêts pour le chauffage, construire une charpente en bois ou des chaises de jardin (qu’il faudra traiter aux insecticides), c’est empêcher de se nourrir des millions de micro-organismes. Ceux-ci disparaîtront peu à peu du lieu d’exploitation forestière et ne pourront plus être mangés par les insectes, qui disparaîtront aussi, qui n’alimenteront plus les oiseaux dont la population qui se réduira ne permettra plus la dissémination des graines, ce qui empêchera le renouvellement naturel du biotope… et ce jusqu’au risque d’effondrement systémique menant à la désertification. Il n’y a pas de cycle vertueux à l’exploitation de la biomasse par l’humain, c’est toujours peu ou prou affamer la vie.
Il se pourrait que certaines histoires que nous nous racontons sur l’avenir écologique nous protègent opportunément de ce qui pourrait nous inquiéter le plus. Quoi que nous fassions, même moins, même mieux, nous participons à un processus qui mène à une réduction des possibles et à la destruction de l’équilibre écologique vital dont nous dépendons. À moins que nous redevenions dès demain totalement et définitivement chasseurs cueilleurs – et qu’en est-il de cette possibilité pour 8 milliards d’humains au cœur d’une nature extrêmement appauvrie ? – nous continuerons à impacter notre environnement, d’une façon ou d’une autre, d’une façon cumulative et irréversible.
Nos sociétés vont donc s’effondrer, mais pas à cause des déterminismes physiques, avec lesquels les êtres vivants avant nous ont très bien su composer, nos frères chimpanzés en témoignent encore. Nos sociétés vont s’effondrer parce que lorsque nous avons un problème, nous nous racontons une histoire à laquelle nous croyons plus fermement qu’à la réalité perçue. Une fois que nous aurons réussi à passer la « singularité écologique », c’est-à-dire le moment de notre existence à partir duquel il ne sera plus possible de nier que notre développement est terminé, nous serons prêts à mettre en place les aménagements nécessaires – non les solutions – pour que tout se passe au mieux, malgré tout. Un slogan détourné a émergé spontanément ces dernières semaines ; il illustre bien cette transition que nous devons effectuer sur tous les plans. On rit volontiers de ce slogan, mais d’un rire un peu crispé. Grâce aux efforts que nous allons faire tous ensemble désormais, une autre fin du monde est possible.
Vincent Mignerot
Adrastia est une association de citoyens qui souhaitent travailler ensemble à anticiper au mieux un risque d’effondrement, considéré comme inéluctable à terme et probablement bien moins éloigné qu’on l’espérerait. http://adrastia.org
- Voir : 1. Hansen J., « Earth’s Energy Imbalance: Confirmation and Implications », Science 03 June 2005: Vol. 308, Issue 5727, pp. 1431–1435 DOI: 10.1126/science.1110252 ; 2. Science AAAS, ”Earth’s Energy Imbalance: Confirmation and Implications”, available (after free registration) at www.scienceonline.org/cgi/reprint/1110252v1.pdf, p.1 ; 3. NASA, “The Ocean Heat Trap”, available at www.ocean.com, p.3.
- Thévard B., La diminution de l’énergie nette, frontière ultime de l’Anthropocène. Institut Momentum, 2013.
- Site Manicore, Jean-Marc Jancovici, L’équation de Kaya. http://www.manicore.com