Nous n’avons jamais considéré utile de porter la critique sur des médias qui semblaient plus proches de nous que ceux communément appelés « mainstream ». Si nous nous refusions de les nommer explicitement et d’aborder de façon critique leur ligne éditoriale, nous ne nous étions toutefois pas empêchés dans certaines de nos analyses de situer cette presse dite « alternative », « indépendante » ou encore « inclusive ». C’est le moment de faire le point.
Si des publications dites alternatives, ou encore « slow press », qui commentent le monde, font un travail journalistique parfois intéressant, il demeure quelque chose de contradictoire, même insoluble dans l’idée même de faire autre chose: comment en effet coexister pacifiquement à côté de la presse de masse sans en faire la critique? Comment travailler à la fois dans l’une et dans l’autre, sans vivre de dissonance(1), mais aussi sans être dérangé par les médias dominants qui contribuent à une partie de leur revenu ?
L’explication n’est pas compliquée. La coexistence est tout à fait sereine parce que cette presse alternative ne vient pas s’opposer à la presse de masse, mais s’inscrit dans sa continuité. Pas d’étonnement dès lors qu’elle soit invitée sur les plateaux de La Première la veille de la publication d’un nouveau numéro ou que les réseaux médiatiques, de façon générale, leur soient ouverts. Le prix à payer est le silence sur un certain nombre de thèmes, avec une omerta obligée et tacite sur celui qu’ils ne peuvent aborder sous peine d’anathème et de licenciement: la critique des médias(2).
La presse alternative se révèle ainsi un fourre-tout commode, surtout pour ceux qui veulent surfer sur la vague et s’ériger en nouveau trublion. En manque d’une certaine forme d’action, coincé dans une rédaction à la botte du pouvoir, le sujet s’embête, mais peut aussi se sentir visé par la critique de plus en plus grande des médias mainstream. En somme, il faut trouver un remède. Quoi de mieux alors que pour se refaire une santé et supporter encore les médias dominants qui nous emploient que de se lancer dans l’« alternative press ». Yes! Traiter les scandales, investiguer, fouiner dans le monde politique et se faire des relais (qui sait, il y aura peut-être un engagement futur à la clé), c’est en effet grisant. La machine à scandale médiatique bien rodée, on peut ainsi profiter à la fois du beurre et de l’argent du beurre: on produit d’un côté de l’info formatée, de l’autre on feint de s’en écarter en dénonçant ; d’un côté on accepte la censure, sereinement, sachant évidemment qu’on ne peut pas tout dire, de l’autre on plane sur le nuage de la dissidence, prêt à démonter toutes les cabales, malversations et trafics en tous genres qui ne manqueront pas de venir, encore et encore.
Le problème, c’est que de l’un et l’autre côté, on bafoue joyeusement ce qui est au fondement de la liberté de la presse et du travail du journaliste : « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité » (Charte de Munich). En faire un véritable quatrième pouvoir, et donc analyser, décrire, dénoncer le fonctionnement des structures de domination, dont les médias de masse font partie. Mais difficile quand on va au Gala de l’Association des journalistes professionnels avec tout le gratin du journalisme installé, de tenir après un comité de rédaction où l’on critique ceux qui viennent de nous nourrir et de nous abreuver de petits fours et de champagne.
La réaction à la censure dont Kairos est l’objet joue comme révélateur du véritable visage de ceux qui se disaient différents, mettant en lumière que ce n’est qu’un masque dont ils se paraient et qu’ils sont en fait les mêmes. En général, ils prirent position en restant silencieux, même quand on leur demandait explicitement de réagir(3). Ce n’est qu’au détour d’un courrier d’indignation d’un de nos lecteurs adressé au journal dit alternatif, que la réponse de ce dernier identique à une speakerine de RTL ou un éditorialiste du Soir ou de La Libre -, qu’il nous a transmise, révélait explicitement de quel côté il penche : celui du pouvoir, de la continuité, qui assure la « carrière » :
Nous avons été empêchés pendant 9 mois d’entrer en conférence de presse après la « question biaisée politiquement » posée à la première ministre(4). Ensuite, à l’aide d’une avocate et avec persévérance, nous avons pu y revenir le 27 novembre 2020. Ce jour-là, la régie du gouvernement coupera ma question en plein direct. Depuis, ma carte de presse m’a été retirée, les subsides également, suite à une nouvelle condition décidée arbitrairement par la ministre Linard. Déclarer que se plaindre et dénoncer cette situation relève de la victimisation et du complotisme, révèle le rôle véritable de ces nouveaux médias: feindre la différence en jouant l’impertinence, tout en acceptant parfaitement les règles du jeu d’un système dont ils veulent s’assurer qu’il les fasse exister. En somme, des chiens de garde qui voudraient se voir en lanceurs d’alerte.
Alexandre Penasse