L’État profond contre la démocratie réelle

Dans les sociétés industrielles avancées, la question du lieu du pouvoir est taraudante. La théorie politique moderne nous a habitués à y répondre d’une manière convenue et rassurante : dans les démocraties, le pouvoir – qui est par essence politique – est détenu par le parlement qui traduit la volonté générale en lois (Rousseau) mises en application par l’exécutif, en seconde ligne. Le pouvoir judiciaire arrive ensuite pour combler leurs manquements et non-respect éventuels, en se basant sur la constitution du pays. Seulement, voilà, aujourd’hui ce schéma n’est plus qu’une fable destinée à endormir les consciences. Avec le capitalisme néolibéral, de nouveaux acteurs sont rentrés violemment dans le jeu : les entreprises transnationales et les fonds d’investissements comme Vanguard et BlackRock (voir l’article d’Alain Adriaens dans ce numéro). Ayant accumulé des ressources financières considérables, parfois équivalentes ou dépassant le produit intérieur brut de petits pays, elles sont en mesure de dicter leur volonté aux États, dont la dette publique a explosé depuis des décennies. L’idéologie du progrès a fait le reste, dont l’un des axiomes premiers est que « le marché se situe au-dessus des lois et du pouvoir de l’État (1) ». Quelle marge de manœuvre reste-t-il dès lors à celui-ci ? Comment peut-il conserver une certaine légitimité et autorité aux yeux des électeurs-consommateurs ? Ne se montret-il pas excessivement complaisant avec les grands acteurs économiques ? La domination exorbitante du capital ne tient-elle pas qu’à la seule bienveillance des gouvernements (Jacques Généreux, 2006) ? Référons-nous ici aux travaux du sociologue Pierre Bourdieu (1930–2001) et du publicitaire Edward Bernays (1891–1995) pour nou s aider à y voir clair. 

Dans « La distinction. Critique sociale du jugement » (Les éditions de Minuit, 1979), le premier montre que les habitus de classes sont identiques, dans les secteurs privé et public, chez les « agents efficients », à savoir ceux qui ont acquis suffisamment de poids pour orienter effectivement les politiques. Pour ne prendre qu’un exemple, ces agents efficients qui se cooptent entre eux dînent à la même table dans les restaurants huppés, endroits qui favorisent « une distance sociale et mentale à l’égard du monde » et où se prennent réellement les décisions, ensuite entérinées par les parlements, mises en œuvre par les administrations ou directement appliquées par les gouvernements par le truchement de pouvoirs spéciaux. Cela explique le phénomène démocratiquement dommageable du pantouflage (en anglais revolving doors) entre fonction publique et entreprises privées (c’est le cas de Mario Monti, José Manuel Barroso, Tony Blair, Nicolas Sarkozy, etc.). Bourdieu parle ainsi d’un « gouvernement invisible des puissants », idée que partageait également Bernays : « Oui, des dirigeants invisibles contrôlent les destinées de millions d’êtres humains. Généralement, on ne réalise pas à quel point les déclarations et les actions de ceux qui occupent le devant de la scène leur sont dictées par d’habiles personnages agissant en coulisse (2) ». Il y a bel et bien un État dans l’État, soit un État profond, l’activisme parlementaire n’en représentant que l’écume et le miroir aux alouettes. Nous ne vivons dès lors plus dans un État de droit, mais dans un État aux pulsions totalitaires (Tocqueville), comme les populations occidentales l’ont expérimenté ces deux dernières années. 

« Covid-19 » aura révélé une brèche, pour le meilleur et pour le pire : celle qui sépare les gens, dits réformistes, enclins à penser vivre dans le meilleur des systèmes (ou le moins mauvais), monde qu’il suffirait d’aménager superficiellement pour en atteindre la perfection, à renfort de « bonne gouvernance » ; et les autres, pour qui ce système est profondément vicié, « le ver est dans le fruit », tout est à refaire et les politiques sont des marionnettes au service de la finance et des multinationales. Le rapport au réel, pour les uns et les autres, est profondément différent. Pour les premiers, les médias de masse auraient le mérite d’exister, car ce serait à nous, individus « libres », de rechercher les sources « alternatives », à portée de clic. Les seconds, au contraire, voient dans ces médias des outils qui formatent les esprits, une propagande tuant dans l’œuf toute velléité libertaire. Il n’y a pas de coexistence possible : l’omnipotence et l’omniprésence des médias de masse assurent la destruction réelle ou symbolique du divergent, jusqu’à la curiosité de rechercher autre chose, et même la capacité d’imaginer qu’autre chose puisse exister. 

Pour les citoyens critiques, les indignations médiatiques sont sélectives, tout comme le choix des bonnes victimes et des bons coupables. Si la justice, la vérité et l’éthique guidaient les industries de l’information et la plupart de leurs journalistes inféodés, celles-ci ne survivraient pas à leur logique fonctionnelle : la fabrique du consentement. Cette seule énonciation fera bondir le premier groupe, blessé narcissiquement qu’on puisse considérer que sa personne puisse être déterminée par autre chose que sa volonté propre. Voilà d’ailleurs un concept distinctif majeur entre les uns et les autres : l’autonomie. Ceux qui pensent que les institutions sont intangibles et leur ont été données une fois pour toutes – le propre de l’hétéronomie, pour Cornelius Castoriadis – évoluent dans un cadre donné et immuable : ils peuvent penser et agir, mais dans une zone circonscrite, ce qui contredit fondamentalement la notion d’autonomie, dont l’étymologie signifie « celui qui se donne ses propres lois ». Dans ce cadre, l’individu n’est pas purement déterminé, guidé tel un automate, mais sa liberté est toutefois limitée. Le covid nous a donné l’occasion d’expérimenter l’aphorisme de Rosa Luxembourg : « Celui qui ne bouge pas ne sent pas ses chaînes ». 

Ces deux façons différentes de penser le monde – avec leurs nuances respectives qu’on laisse ici de côté – exposent les agents à aborder de façon diamétralement opposée la notion d’État profond. Là où les uns y verront l’explication d’une certaine ligne de conduite du monde décidée loin du spectacle démocratique et expliquant de nombreuses décisions politiques, d’autres n’y verront que complots. Pour ceux qui reconnaissent l’existence d’une structure de fonctionnement « derrière le rideau », il n’y a pas de complots mais des individus et des institutions qui planifient l’histoire et organisent le monde. Ces groupes peuvent-ils se réconcilier ? Pour les premiers ce serait admettre le grand mensonge du monde, ce serait une blessure narcissique, puisqu’ils considèrent que l’on est toujours libre de choisir. Il n’est jamais facile de reconnaître que l’on a été berné. 

Comme le prônait le dissident tchèque Jan Patočka (1907–1977), il est temps de revenir à une conception dure de l’idéal démocratique. 

Dossier coordonné par Alexandre Penasse et Bernard Legros 

Notes et références
  1. Guillaume Carnino, L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Seuil, 2015, p. 230.
  2. Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, Zones, 2007, p. 51.
Nicolas Chalupa BlackRock est un gestionnaire d’actifs, ce qui signifie qu’il a reçu des sommes d’argent de la part de particuliers et d’entreprises et qu’il...

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