L’écho vide de la censure

Lara Pérez Dueñas

« L’autorité instituée a toujours eu besoin, pour affermir sa tutelle, de traiter les hommes en aveugles, incapables de se guider par eux-mêmes, à tel point que, accoutumés à aller les yeux fermés où on leur enjoint de se rendre, ils craignent la lumière et réclament à leurs dépens plus de nuit et de brouillard, où ils puissent errer en s’insurgeant contre la dureté des temps. L’obscurantisme a toujours été le mode d’éclairage du pouvoir. »(1) 

Raoul Vaneigem, 2003

« La liberté d’expression, ce n’est pas seulement de défendre Charlie, c’est aussi d’instruire vraiment les dossiers en cas de pandémie. »(2)

Jean Furtos, 2021

Rappelons-nous. Quelques années avant le surgissement de l’événement covid, la liberté d’expression était déjà attaquée, la nouvelle censure et la cancel culture étaient en marche. La gauche progressiste et culturelle avait pris la main, en fer de lance de l’intersectionnalité et du wokisme. Des professeurs d’Université, des philosophes, des journalistes, des cinéastes, des dramaturges, des écrivains et des humoristes étaient et sont privés de parole publique ou, pour reprendre la terminologie en vogue, « annulés » (cancelled). Est révolu le temps où la gauche combattait la censure. Aujourd’hui, elle accuse sans nuance ceux qui réclament la liberté d’expression d’appartenir à l’alt-right — la droite alternative américaine, soutien de Donald Trump —, ou du moins de s’en inspirer. Étrange retournement de situation et signe d’une confusion idéologique certaine ! 

Avec l’apparition du coronavirus, les choses ont empiré, la situation « sanitaire », avec toutes les peurs qu’elle charrie (dont celle de la mort que cette société refuse désormais), permettant que s’expriment sans complexe les techniques d’asservissement des masses. Oser dès lors critiquer la politique des gouvernements — usage de la liberté d’expression — vous faisait tomber, dès le premier confinement, dans les catégories infamantes de complotistes, de rassuristes, d’irresponsables, d’inciviques, de criminels ou encore d’eugénistes — usage de la liberté d’expression en retour, mais sous forme d’insultes —, car une situation aussi grave exigeait de resserrer les rangs autour de la classe dirigeante. L’injure la plus profonde et la plus politique relève de la supposée appartenance à l’extrême droite dès que l’on défend les libertés publiques et individuelles, rien de moins qu’un discours « nauséabond », a‑t-on pu lire sur la Toile. Ou comment user de méthodes fascisantes — la réduction de l’autre à quelques traits dévalorisants — pour interdire de penser. Il nous semblait pourtant que, jusqu’à présent, les mots liberté et extrême droite étaient antinomiques. Se sentait-on libre sous le nazisme ou le fascisme ? Parions que c’est le contenu même de cette étiquette d’extrême droite qui a évolué avec le temps. Tenir au maintien des libertés et à l’État de droit, est-ce nécessairement présenter aussi les traits traditionnels de l’extrême droite : darwinisme social, antisémitisme, sexisme, xénophobie, islamophobie, homophobie, transphobie, etc. ? Franchement, quel cerveau en bon état de fonctionnement soutiendrait pareille ineptie ? À moins d’y voir une stratégie pour brouiller les esprits et avancer masqué (c’est le cas de le dire) : faire semblant d’être démocrate pour mieux saper les fondements de la démocratie, vieille tactique qui remonte à Hitler ? Quand Gaspard Koenig élève des garde-fous contre la tentation totalitaire, il lui est reproché — un comble — de le faire d’un point de vue libéral (certes critiquable en lui-même)(3). Alors, à quand une défense des libertés venant de la gauche, à l’instar des positions lucides, courageuses mais isolées d’un Franck Lepage, d’une Barbara Stiegler, d’un Laurent Mucchielli ? Nos camarades de gauche ont beau nous ®assurer entre quatre yeux n’être « pas toujours d’accord avec toutes les mesures sanitaires », remarquons qu’ils s’abstiennent de prendre position publiquement sur la question. Par lâcheté ? hypocrisie ? complaisance ? ou encore respect de l’autorité publique, envers et contre tout ? 

De nos jours, différents facteurs rendent le débat démocratique, serein et rationnel presque impossible : la polarisation et la moralisation des positions, soit le camp du Bien contre celui du Mal ; l’intolérance érigée en nouvelle vertu ; l’idée que toute transgression, humoristique ou non, est une agression ; la non-prise en compte du contexte d’énonciation ; la prévalence des réactions émotionnelles négatives (colère, indignation, tristesse) sur la vie intellectuelle ; le refuge dans les « safe places » plutôt que la rencontre de l’altérité ; enfin, les tentatives de certains groupes identitaires d’imposer des restrictions et des torsions au langage pour le rendre conforme à leurs revendications particulières, ainsi que d’empêcher les prises de parole publiques, notamment à l’Université. La question méthodologique de Pierre Bourdieu « qui parle ? » est prise au pied de la lettre, au point de faire passer le sens au second plan, quand il ne s’agit pas purement et simplement de l’ignorer ou de le détruire. Pourtant, « une des premières vertus de la liberté d’expression est de permettre que l’on rencontre un jour son contradicteur(4) », rappelle Monique Canto-Sperber. Mais on ne le rencontre généralement plus que par le biais d’un écran, ce qui présente l’avantage de ne prendre aucun risque physique. Alors certains en profitent outrageusement. Comment remettre du sens commun dans l’affaire ? Raoul Vaneigem souligne que « ce ne sont pas les propos qui doivent être condamnés, ce sont les voies de fait(5) », alors qu’aujourd’hui, précisément, certains propos sont officieusement « punis » par des voies de fait. 

Les contributeurs au présent dossier vous parleront de la culture, de l’art (Alain Gailliard), de la mise en perspective historique et idéologique (Michel Weber), de l’auto-censure dans l’édition pour la jeunesse et de la censure digitale (Philippe Godard) et de leur propre expérience de censurés (Louis Fouché, Jérémie Mercier). Pour que toute censure devienne une expression ! 

Dossier coordonné par Bernard Legros et Alexandre Penasse 

Notes et références
  1. Raoul Vaneigem, Rien n’est sacré, tout peut se dire. Réflexions sur la liberté d’expression, La Découverte, 2003, p. 81.
  2. Jean Furtos, Pandémie et biopouvoir. La nouvelle précarité contemporaine, Rue d’Ulm, 2021, p. 22.
  3. Le personnage est toutefois ambigu : jusqu’en 2019, ce défenseur de la liberté libérale était Young Leader à la Fondation France-Chine…
  4. Monique Canto-Sperber, Sauver la liberté d’expression, Albin Michel, 2021, p. 66.
  5. Raoul Vaneigem, Rien n’est sacré, tout peut se dire, op. cit., p. 25.
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