Mars 2002, palais de l’Unesco, Paris. Le colloque « Défaire le développement, refaire le monde », organisé par L’association La Ligne d’horizon-Les amis de François Partant, inaugura officiellement et symboliquement une nouvelle ère pour la décroissance, cette fois publique et (plus ou moins) médiatique. Le concept avait déjà été avancé par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen (1906–1994) et son traducteur Jacques Grinevald à la fin des années 1970, mais était resté cantonné au monde académique. En ce début de XXIe siècle, à la faveur d’un retour en force des préoccupations écologiques dans le public, il allait rapidement s’imposer dans le débat intellectuel, également grâce aux Casseurs de pub lyonnais qui fondèrent le journal éponyme, La décroissance, deux ans plus tard. Il en est à son 190ème numéro, sans interruption de parution. À partir de 2006, chaque été fut organisé en France un rassemblement des objecteurs de croissance, le temps d’une fin de semaine où se succédaient ateliers théoriques et pratiques, débats, assemblées plénières, repas autogérés et parfois concerts improvisés. La première édition eut lieu dans la petite commune de SaintNolff dans le Morbihan, avec quelque 250 visiteurs, dont 4 Belges. Le réseautage entre les deux pays venait de naître. Les éditions suivantes se tinrent dans les quatre coins de la France (Creuse, Jura, Loire-Atlantique, Loire, Tarn-et-Garonne, Hauts-de-France, Pyrénées orientales) et une seule fois en Belgique, à Rossignol (Gaume) en 2012. La dernière édition sous cette forme eut lieu à Guilligomar’ch (Finistère) en 2017.
Motivés par l’exemple hexagonal, des Belges francophones convaincus par l’idée de la décroissance s’organisèrent à partir du milieu des années 2000, non sans certaines difficultés sur le plan idéologique, en cherchant à accorder le paradigme décroissant avec la tradition de la gauche (et vice versa). L’ Association d’objecteurs de croissance (AdOC) fut le premier collectif sérieux dédié à la cause. Le pionnier de l’écologie politique Paul Lannoye (1939–2021) en fut naturellement l’âme et une cheville ouvrière, avec les ex-députées écologistes Michèle Gilkinet et Martine
Dardenne. Les travaux aboutirent à la fondation du Mouvement politique des objecteurs de croissance (mpOC) en octobre 2009, après une glorieuse conférence de Serge Latouche à l’Université libre de Bruxelles en février qui attira 800 personnes. Gonflés à bloc, les Belges prenaient leur bâton de pèlerin ! Le mpOC poursuit son chemin aujourd’hui, mais a réduit la voilure, d’une part pour cause de vieillissement de ses membres, les jeunes ne prenant pas ou peu la relève. D’autre part, l’association n’a jamais réussi à rassembler plus de 300 membres cotisants, dont seuls 5 % sont actifs, donc loin du mouvement de masse que certains espéraient susciter. Cependant, on constate que beaucoup de jeunes s’investissent dans des collectifs qui, sans le défendre prioritairement, sont convaincus de la nécessité de la décroissance. Partout l’on entend dire : « Il est urgent de changer nos modes de vie. » Il est clair que ce nouveau mode de vie est un ralentissement de l’actuelle course folle et une décrue des consommations. Hélas, une fois encore, les gestes correcteurs sont adressés aux simples citoyens. Par contre, les mesures que devraient assumer les entreprises et les pouvoirs publics sont peu entendues. La logique des Colibris donc… On est loin de l’hégémonie culturelle chère à Gramsci, mais les idées de la décroissance font lentement leur chemin dans nos sociétés, même si elles sont appelées sobriété… Ailleurs, la décroissance est également présente en Italie, en Catalogne, au Québec, au Brésil et, assez étonnamment, en Hongrie.
Si elle n’a pas (encore ?) réussi à entrer en politique, la décroissance a néanmoins rapidement pris pied dans le débat philosophique. Son premier adversaire idéologique fut le développement durable, qui avait été lancé à grands frais de marketing au Sommet de la Terre de Rio, en 1992. À partir de là, pendant longtemps,les écologistes n’ont juré que par lui. La décroissance lança un pavé dans la mare de cette utopie consensuelle, ce qui lui valut parfois de l’antipathie. Son second adversaire ne mit pas longtemps pour entrer en piste à son tour : la transition, initiée en 2005 à Totnes (Angleterre) par le permaculteur Rob Hopkins. L’écologie officielle se rua sur ce nouveau concept, pour éviter de devoir prendre en compte la décroissance. Une conférence de son principal penseur, le Britannique Tim Jackson, attira la foule à Bruxelles en 2010. Il y défendait la « prospérité sans croissance »(1). Par la suite, d’autres modèles concurrencèrent la décroissance : l’économie circulaire, l’économie symbiotique, l’écologie industrielle, le biomimétisme, la collapsologie…
À quoi ressemble le tableau aujourd’hui ? Le développement durable est passé de mode, tant mieux ! La transition, affublée des adjectifs écologique ou énergétique, est le modèle que le capitalisme vert veut faire passer en force. La décroissance reste marginale, vraisemblablement parce qu’elle est radicale et difficilement récupérable. Peu de citoyens s’en recommandent explicitement. Quand elle existe, c’est la plupart du temps en toile de fond des discussions et des réflexions :
« La transition est pour moi le meilleur paradigme pour passer le cap », nous dit l’écolo.
« Et que penses-tu de la décroissance ? », répondons-nous.
« Bien, d’accord, on doit organiser une décroissance sélective dans le cadre de la transition. »
« Et pourquoi pas organiser directement la décroissance conviviale, démocratique, choisie et maîtrisée ? »
« Parce que d’une part c’est utopique, et d’autre part les gens sont davantage rassurés par le terme transition, plus positif. » Etc.
Cela fait 20 ans que nous entendons et subissons ce genre de propos. Y a‑t-il de quoi se décourager ? Défendre la décroissance, n’est-ce pas un piège abscons ? Ne vaudrait-il pas mieux parler d’antiproductivisme ? Rappelons-nous que le socialisme a mis plus de deux décennies pour faire sa place dans les consciences. En politique, la patience est une vertu, disait Lénine. Sauf que le temps presse, l’horloge écologique se moque de nos atermoiements. Notre décroissance a‑t-elle un avenir ? L’avenir nous le dira.
Nos amis français sont à l’honneur dans ce dossier : qui était mieux placé que son principal théoricien Serge Latouche pour en faire le bilan ? Vincent Cheynet, rédacteur en chef de La Décroissance, préfère réfléchir à l’avenir. Militant de la première heure et anti-nucléaire notoire, Jean-Luc Pasquinet évoque la « victoire » culturelle tout autant que l’échec politique de la décroissance. Du côté des nationaux, Michel Weber, comme à l’accoutumée, brosse un argumentaire philosophique en faveur de la décroissance ; Romain Gelin, chercheur au GRESEA, se penche sur le cas de la Belgique, d’un point de vue énergétique ; Marie-Ange Herman revient sur le phénomène de l’obsolescence programmée, ennemie de la décroissance ; enfin, Alexandre Penasse met en garde contre le dévoiement du concept par le Forum économique mondial, une dangereuse supercherie, et interroge ceux qui ont décidé de se préparer à l’effondrement. Tous restent persuadés que la décroissance représente une phase indispensable pour tenter de sortir de l’ornière. Donc, nous gardons le cap !
Bernard Legros, Alain Adriaens et Kenny Cadinu
- Tim Jackson, Patrick Viveret, Herman Daly & Mary Robinson (préfaces), Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, De Boeck, 2010.