Dans quel monde vivons-nous ?

Le sol semble se dérober sous nos pieds, le monde s’écrouler, la chute programmée. Alors que l’ère pré-covid, il y a déjà 9 ans, nous avait poussés à fonder Kairos, la situation présente appelle un sursaut, rapide. Le covid créera-t-il le Moment, celui où nombreux découvrent que le roi est nu, que tout n’est que spectacle, et qu’il faut maintenant s’unir et le dire. 

Pour ce numéro 50, nous avons fait intervenir un panel de penseurs et leur avons posé une question qui va de soi, sans être simple : « Dans quel monde vivons-nous ? ». Aucune directive de plus que celle d’exprimer leur être au monde. C’est que l’écrit permet de coucher une pensée que ni l’image ni l’oral ne permettent, laissant place à la profondeur de chacun, sans doute parce que les mots écrits ne résonnent pas directement comme des couperets qui viennent vous tuer symboliquement. Car l’ostracisme et la délation n’ont jamais été si forts, bénéficiant de toute la puissance des réseaux de la doxa médiatique. 

Nous voulions marquer le coup d’une manière originale, sans nous appesantir sur l’événement covid, mais sans l’ignorer non plus, le Grand Bond en avant du capitalisme du XXIe siècle(1) faisant flèche de tout bois, et pas seulement d’un virus. Pour laisser place à un dossier volumineux, une partie de nos collaborateurs habituels (Inès, Michel, Alexandre, Bernard) se sont mis provisoirement en retrait. La majeure partie de ce numéro est donc l’œuvre de collaborateurs du journal ou du site, certains occasionnels, d’autres nouveaux, de Belgique, de France et du Québec, tous de qualité. Vous retrouverez la plume de Vincent Cheynet, Hervé Krief, Jean-Luc Pasquinet, Marc Weinstein, Pièces et main‑d’œuvre et Alain Deneault. Nous accueillons aussi des auteurs venus des sciences humaines et de la philosophie — Raoul Vaneigem, Hélène Tordjman, Renaud Garcia, Valérie Tilman, Kenny Cadinu, Martin Steffens, Corine Dehaes et Luc Delannoy —, d’autres issus du monde de la santé et de la recherche — Alexandra Henrion-Caude, Pascal Sacré, Louis Fouché, Frédéric Goareguer, Christophe de Brouwer et JeanPierre Lebrun —, ainsi que des artistes — Pirly Zurstrassen, Clément Triboulet et Quentin Dujardin. 

L’ensemble forme un kaléidoscope propre à mettre en relief quelques traits saillants de notre situation. Pour ceux qui renâcleraient à l’injonction/permission touristique sous perfusion vaccinale — qu’ils soient nombreux ! —, nous espérons que ce numéro 50 agrémentera leur été, leur permettra de prendre de la hauteur (mais sans avion !) et de réfléchir à notre commune condition d’homo sanitarius malgré nous. 2021 est l’année de « l’Agenda »(2) et de tous les dangers. Elle pourrait être aussi celle du renouveau, si les peuples le décident. C’est là une aubaine de cette ère covid : créer les conditions d’une remise à plat. C’est l’instant T, le kairos, le moment où l’on s’arrête et réfléchit. Faut-il encore que nous décidions, en grand nombre, de redevenir autonomes, de refuser que nos choix soient dictés par des multinationales et par un État à leur service, et que nous réapprenions le sens de l’essentiel et l’importance de penser. 

Dans un célèbre passage de ses Écrits corsaires, « L’article des lucioles » rédigé peu avant sa mort, en janvier 1975, Pier Paolo Pasolini signalait ceci : « J’ai donc vu avec “mes sens” le comportement imposé par le pouvoir de la consommation remodeler et déformer la conscience du peuple italien, jusqu’à une irréversible dégradation[note] ». Remplacez maintenant « de la consommation » par « sanitaire » et « du peuple italien » par « des peuples européens »… Là résidait la différence entre la dictature fasciste, où « le comportement était totalement dissocié de la conscience[note] » et le totalitarisme qui contrôle les conduites en colonisant l’intériorité. Le biopouvoir ressortit de celui-ci. Il a repris du poil de la bête comme jamais, en mutant en psychobiopouvoir à l’ère des médias de masse, d’Internet et de l’essor des neurosciences. C’est pour cette raison que les « experts » les mieux placés pour (nous faire) comprendre ce qui se passe se recrutent parmi les psy(–chiatres, –chologues, –chanalystes) et les philosophes. Ils sont très rarement invités sur les plateaux de télé. L’étoile des ingénieurs, des économistes et des statisticiens, bras armés de la décivilisation industrielle et mercantile, a pâli, et tant mieux. 

Comme le suggérait Francis Scott Fitzgerald, « on devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer ». 

Dossier coordonné par Alexandre Penasse et Bernard Legros 

Notes et références
  1. Pour nous, il va de soi que le capitalisme n’est pas en déclin, mais plus proactif et agressif que jamais, technologies aidant.
  2. Souvenons-nous de l’Agenda 21, lancé à l’occasion du Sommet de la Terre de Rio, en 1992.
  3. Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Flammarion, 2009, p. 185.
  4. Idem.
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