LE TOTALITARISME DES MULTINATIONALES

TOTAL: UN CAS D'ÉCOLE

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En 2008, Alain Deneault faisait publier un livre, avec Delphine Abadie et William Sacher , Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique (Écosociété), pour lequel la minière canadienne intentera aux auteurs et à leur éditeur un procès qui durera plus de trois ans.
En 2017, Alain Deneault « récidivait » et se penchait sur la multinationale Total(1). Entretien avec l’auteur.

Kairos : En 2008, vous faites publier « Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique », qui vous mettra très vite vous et votre éditeur Ecosociété dans une procédure judiciaire qui durera trois ans et se soldera par un accord à l’amiable, le livre étant retiré de la vente. Vous avez publié un livre sur Total, une multinationale qui compte parmi les 25 puissances économiques les plus importantes, possède un réseau de plus de 900 sociétés, est présente dans plus de 130 pays, qui se complaît dans des régimes autoritaires comme le Qatar, corrompus comme le Congo-Brazzaville et écocidaires comme le Canada ou le Nigéria. Qu’est-ce qui vous pousse à récidiver ? 

Alain Deneault : Je m’étonne de constater à quel point dans les institutions de recherche, certains pouvoirs ne font pratiquement jamais l’objet d’études. Cela m’a intéressé de rentrer dans le XXIe siècle et, par ce cas de figure qui est Total, de penser les multinationales non plus comme des entreprises liées à des filières d’activité, mais comme des pouvoirs et des souverainetés privées capables de s’imposer dans l’histoire indépendamment des États qui seraient censés les encadrer. 

Si vous prenez l’exemple de Total, la réduire au statut d’entreprise pétrolière française serait se méprendre. C’est de 934 sociétés consolidées, actives dans 130 pays, dans un très grand nombre de filières qu’on parle. C’est une instance capable de peser dans le cours historique des choses à la manière d’un pouvoir qui ne rend pas de compte à un État ou qui n’est pas identifiable à un État, mais qui satisfait un actionnariat apatride. En cela Total n’est pas une société française, ou si on veut elle l’est seulement à hauteur de 28%. 72% des actions de Total sont principalement détenues par des investisseurs institutionnels qui peuvent être qataris, belges, canadiens, chinois, états-uniens, britanniques, suédois et autres… C’est comme ça qu’il faut voir la multinationale, pas seulement Total, je la cite comme un cas d’école mais on peut penser aussi à Monsanto, Microsoft, Boeing, Danone et ainsi de suite. 

Vous commencez votre ouvrage par la fondation de l’ancêtre de Total, qui est inconstitutionnelle, soit la Compagnie française des pétroles en 1924. À ce moment-là, la France est à la traîne par rapport aux autres mastodontes du pétrole, elle souhaite devenir autonome en matière d’approvisionnement, mais cela se fera au prix de perdre tout pouvoir de décision sur Total sur les questions fondamentales, parce que celle-ci est liée à un consortium d’entreprises pétrolières au Moyen-Orient baptisé Iraq Petroleum Company. Ce cartel s’est vu attribuer sur mesure un État pour mener leurs affaires souverainement… 

En fait les multinationales, surtout dans le domaine de l’énergie, peuvent être vues comme des créatures qui s’affranchissent de leur créateur progressivement. Ce sont des Frankensteins. Autour de la Première guerre mondiale, avant pour les Britanniques, et après pour les Français (parce qu’ils ont toujours une guerre de retard sur les Britanniques et les Américains), on comprend que l’approvisionnement en pétrole est absolument névralgique si on veut gagner une guerre. On voit apparaître des entités qui non seulement ne seront pas tellement contrôlées par les États qui les ont créées, voulant seulement s’assurer un accès à la production, mais qui peu à peu s’érigeront comme des pouvoirs. Elles délimiteront des aires d’exploitation, partageront l’accès aux ressources et fixeront les cours selon une logique de cartel. C’est en s’érigeant comme un pouvoir capable de déterminer à quelles conditions on vend globalement le bien indispensable qu’est le pétrole que se sont constituées les multinationales, celles de l’énergie les premières. Et c’est dans ce contexte que, pendant la Deuxième Guerre mondiale, par exemple, la Standard Oil n’hésitera pas à vendre autant de pétrole aux nazis qu’aux alliés. 

S’ériger comme un pouvoir suppose d’établir un rapport de force avec les États qui ne procèdent plus seulement du lobbyisme, mais d’une diplomatie d’un type nouveau. C’est dans le cadre de ces rapports de force que les États en sont à signer des accords de libre-échange et des ententes multiples bilatérales qui prévoient la création des mécanismes de règlement de différends entre États et multinationales. C’est aussi eux qui expliquent l’apparition de processus à teneur diplomatique comme lors de la conférence sur le climat en 2015 à Paris, où on voit les multinationales signer des déclarations au même titre que les États. C’est que ces derniers les laissent désormais se présenter comme des souverains, porteurs de « la solution » plutôt que comme le problème. Plus largement, on constate que les relations entre la République française et Total sont symbiotiques, en même temps qu’on voit Total s’émanciper de la République pour ne défendre que les intérêts d’un actionnariat qui est, lui, apatride. 

On se demande ce que peut faire la justice face à cela. Vous disiez dans le livre : « On en est réduit à se demander si Total a su procéder ainsi en toute légalité dans la mesure où il n’existe souvent aucune instance capable de statuer, de dire qu’elle a agi ici ou là illégalement ». On n’est même pas capable de dire si ce qu’elle fait est légal… 

Les multinationales génèrent un régime de loi qui est le leur et qui a peu avoir avec celui des États, tout en les y enfermant. Elles ont un rapport à la loi qui est, je dirais stricto sensu, plus sadique. Les personnages du Marquis de Sade professent sans cesse très explicitement les raisons supérieures qui annoncent les sévices à venir. Il ne s’agit jamais de mettre en cause leur volonté mais l’idée d’un principe supérieur auquel ils seraient simplement amenés à obéir. Ainsi va la loi du marché. C’est la loi des affaires, qu’on va présenter comme telle, en la présentant comme l’égale de la loi de la gravité. C’est une loi qui est adossée à une idée de la nature humaine et qui a une sorte de valeur cosmique prévalant sur la marche même du monde. La horde d’« économistes » au service de ces pouvoirs n’a de cesse d’hypostasier leur bouquet de théories. C’est la loi du commerce, de la mondialisation et les États sont amenés à conformer leurs petits régimes de lois à cette grande loi-là. S’ils ne reconnaissent pas les tenants et aboutissants de cette grande loi du commerce, ils seront les perdants. C’est clairement ce que dit Patrick Pouyanné, l’actuel PDG de Total, je me permets de le citer parce que tout est là, il dit : « C’est ça qui est extraordinaire dans la mondialisation, ce n’est plus un problème de capitalisme et de non-capitalisme… » (c’est sa façon d’énoncer l’axe gauche-droite) « … il y a effectivement toujours des différences, il y a les libéraux et les non-libéraux… » (Ça, c’est sa culture politique) « … mais in fine ce n’est plus ça maintenant. Nous vivons tous dans un système commun, et donc ceux qui veulent s’en abstraire seront forcément des perdants… » (ce qui veut dire que le débat politique gauche/droite est caduc). C’est fini l’époque où on réfléchissait même sur le capitalisme, c’est fini l’époque où on se positionnait par rapport au libéralisme. Total dira : « On ne fait pas de politique, on fait de la géopolitique. » On encadre le contexte global dans lequel les décisions en République se prennent, peu importe qui est là. Que ce soit Tsipras ou Trump, on fera valoir Exxon Valdez, Goldman Sachs et un certain nombre d’intérêts agroalimentaires pour s’assurer qu’un certain nombre de principes sont respectés, le reste ce sera l’affaire du syndrome de la petite différence qui a intéressé Sigmund Freud. 

Vous dites que le rapport aux lois est sadique… Ça va plus loin que ça, quand ELF commence à s’intéresser à l’Afrique, cette composante historique de l’actuelle Total procède, avec la République française, à l’écriture des lois de pays auxquels ils offrent simplement une indépendance de surface… On parle dans des termes orwelliens d’autodétermination, d’indépendance, d’élections… Mais tout ça n’est qu’un spectacle en fin de compte, et on ne peut penser la géopolitique justement qu’en intégrant dans cette pensée ces multinationales. 

Dans l’histoire des firmes pétrolières du XXe siècle, on assiste à l’apparition de deux types d’États… Des États qui sont des alliés de l’industrie, essentiellement les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, les Pays-Bas, plus tard la Belgique avec Petrofina… Et des États qu’on appellera finalement des « enveloppes juridiques », c’est-à-dire des États subordonnés et fondés strictement pour satisfaire les besoins d’encadrement législatif de l’industrie. Après la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman ayant été du côté des Allemands, le Royaume-Uni entreprend de démanteler les composantes de l’Empire pour créer notamment l’Irak. Ce pays n’existe dès l’origine que pour encadrer juridiquement les investissements du cartel qui s’y développe. Ce ne sont plus les États qui encadrent l’industrie pétrolière, c’est l’industrie pétrolière soutenue par ses États alliés qui se donnent des États sur mesure. Ça, c’est le Royaume-Uni, la France est toujours en retard sur le Royaume-Uni. Et que fait-elle ? Elle imite Londres après la Deuxième Guerre mondiale en démantelant son empire colonial africain quand elle souhaite s’affranchir des cartels dans lesquels la compagnie française de pétrole est engagée. Elf apparaît alors dans le contexte de ce qu’on appellera la Françafrique. Paris crée à son tour des enveloppes juridiques ; elles sont cette fois au Gabon, au Congo-Brazzaville et dans une moindre mesure au Cameroun et au Tchad ; les chefs d’État soutenus par la France donnent une légitimité strictement « ethnique » aux politiques toujours soufflées par l’Élysée. Cela autorisera Elf à se positionner d’une manière avantageuse en fonction de circuits fermés qui lui permettent d’être autarcique dans ses appétits d’exploitation d’un domaine pétrolier. 

Il y avait à l’époque des accords secrets entre la France et les pays africains où ils pouvaient intervenir… Les documents n’étaient pas datés, ils mettaient la date au moment de l’intervention. Maintenant le bon prétexte c’est la guerre au terrorisme. Notamment au Mali. Quand on parle du terrorisme, aucun média n’évoque la question du pétrole, des multinationales et de leurs intérêts cachés… 

Il est entendu que l’opération Serval et toute la mobilisation militaire de la France en Afrique ces dernières années sont notamment, pas exclusivement, motivées par des enjeux géostratégiques. Pensons notamment aux gisements que Total convoite dans une région qui mord sur le Mali et la Mauritanie. De toute façon la question se pose toujours, elle se pose par rapport à la Syrie, elle se pose par rapport à l’Ukraine, elle se pose par rapport à la Libye et les médias ont une responsabilité inouïe dans ce domaine, c’est-à-dire qu’ils nous rendent complètement analphabètes en ce qui concerne la lecture et l’analyse des conflits dès lors qu’ils ne placent pas au centre des explications l’enjeu des ressources, de leurs transports, de leur distribution… On nous parle toujours des conflits comme si on assistait à je ne sais quel épisode de Star Wars. C’est comme si on était toujours face à des forces, à des clans, à des partis pris purement idéologiques ou spirituels ou en tout cas à des défenseurs d’entités qui ne sont pas liées à des intérêts. On ne parle pas des gazoducs, des oléoducs, des gisements, des concessions, des sites, des positions des bases militaires, des infrastructures qui sont irréductiblement en cause dans les conflits. Parfois il peut y avoir des tensions entre des communautés, mais quand on en est à faire la guerre, c’est bien parce qu’il y a souvent autre chose que de simples tensions… Ce n’est pas en Belgique que je vais apprendre aux gens qu’il peut y avoir des tensions entre des communautés, mais on ne se fait pas la guerre pour autant. Quand on en est à faire la guerre, c’est qu’on est mobilisé par des acteurs qui ont des intérêts très précis et qui touchent au contrôle des ressources en lien avec des intérêts oligarchiques. Si on n’est pas capable de mobiliser cette grammaire-là pour penser des conflits, nous restons intellectuellement des enfants, nous restons intellectuellement incapables de décoder les raisons de telle ou telle mobilisation et opération dans l’histoire.

Zigmunt Bauman disait que l’holocauste n’était pas un accident de l’histoire, mais était propre à la modernité. Le nouveau totalitarisme, celui qui permet la survie de l’ordre capitaliste, ne serait-il pas arrivé à son apothéose avec ses plus dignes représentantes dévastatrices et criminelles que sont des multinationales comme Total, qui ont des pouvoirs qu’aucun dictateur n’aurait jamais imaginé avoir ? 

Il faut voir aussi selon quelles modalités. Il y a des raisons au fait que je me sois référé à l’expression totalitarisme… Nous sommes en présence d’une société qui s’appelle la Compagnie française de pétrole (CFP). En 1954, elle se porte acquéreuse de plusieurs sociétés dans le domaine de la distribution, la vente d’essence à la pompe dans différents pays. Pour se faire connaître, l’expression « Compagnie française de pétrole » n’est pas très saisissante… Donc, la CFP cherche à se donner un nom de marque, ce sera Total, elle appose ce nom sur ses produits. On est en 1954, Hannah Arendt est en train d’écrire sur le totalitarisme et au milieu du XXe siècle. Total… Elle s’est appelée Total parce que la Compagnie française des pétroles se sait à la remorque des grandes, mais elle ne souhaite pas pour autant passer alors pour une petite société hexagonale qui barbote dans son coin en ayant sa petite part de marché français. Elle se veut, elle aussi, totale. C’est toute la logique du cartel auquel elle appartient que son nom trahit. 

Son activité concerne un cartel qui se déploie à l’échelle de la totalité tant par les territoires qu’elle touche qu’aux pratiques qu’il met en œuvre. Je me suis donc intéressé au totalitarisme de Total. La pensée politique d’une firme qui, par ailleurs, est très prolixe ; ses PDG et responsables de communication, à flux tendu, commentent l’actualité. Dès que je me suis mis à relire sur ce concept de totalitarisme, je suis tombé sur des politologues comme Benjamin Barber qui disent : attention, le totalitarisme est un mot grave qu’on doit réserver pour des moments historiques très précis. Ce n’est pas un mot qu’on peut utiliser à toutes les sauces, qu’on peut galvauder, le totalitarisme convient à nommer des régimes spécifiques comme le stalinisme, l’hitlérisme et ainsi de suite. Je m’inscris en faux contre cette idée qu’un tel mot devrait seulement être apposé sur une seule situation historique. Mais je conviens il va sans dire qu’on ne peut pas tout confondre, alors il m’a semblé requis de l’adjectiver. Pour le stalinisme, l’hitlérisme, le régime de Mussolini, de Franco, ces régimes avec des chefs autoritaristes, je me suis permis de parler d’un totalitarisme psychotique, en me référant au vocabulaire psychanalytique pour évoquer un totalitarisme qui renvoie à une source très identifiable du pouvoir, en tout cas dans sa représentation. Avec le totalitarisme oligo-polistique des grandes firmes multinationales dont Total se réclame jusque dans son nom, on est plutôt passé à un totalitarisme pervers qui vise à faire en sorte que l’exercice du pouvoir passe au niveau de son administration objective. Que l’exercice du pouvoir soit dans des règles, passe dans des modalités opérationnelles qui s’inscrivent même dans l’air du temps de façon à ce qu’un chef d’entreprise dise : « C’est la loi, c’est comme ça que ça fonctionne, je n’y suis pour rien. Si je suis coupable de quelque chose, ou si je suis responsable de quelque chose, vous n’avez qu’à me poursuivre, il y a les lois qui existent, ce qu’on fait est légal… »

Nous avons dissocié la technicité de la loi de la morale élémentaire, ainsi ce n’est pas parce que quelque chose est nettement immoral aux yeux de tous que cela est illégal. Une activité industrielle ou commerciale peut encore très bien relever de la légalité, même si elles choquent tout le monde : on peut corrompre, on peut massivement polluer, on peut faire travailler des enfants, on peut contrôler les marchés, on peut détourner les autorités fiscales, on peut truquer des élections, on peut financer des guerres… C’est légal ! Parce que ce n’est pas interdit dans tel pays, parce qu’il y a un vide juridique, parce qu’il y un État complice qui nous couvre plutôt que de nous sanctionner, parce qu’il y a une distinction entre les maisons mères et les filiales, parce que, parce que, parce que… 

Et donc, cet état de fait, permet à des chefs d’entreprise de se présenter comme étant sujets à un ordre qu’ils ont élaboré, qui fonctionne un peu de lui-même et le chef, le président, le directeur général de la firme pourra mourir sur la piste de décollage d’un aéroport à Moscou, ça ne changera rien(2). Le régime continuera de tourner et on ne sera pas capable de l’arrêter.

Total ne tient pas sans paradis fiscaux, mais également sans notre médiocre dépendance au pétrole, vous êtes d’accord ?

Effectivement ce sont deux chantiers que j’ai pu explorer dans d’autres contextes. En fait ce qui m’intéresse, au-delà des paradis fiscaux, ce sont les législations de complaisance, c’est-à-dire cette catégorie générique qui comprend autant les paradis fiscaux que les zones franches dans le domaine du travail, que les ports francs dans le domaine du transport maritime, que les paradis réglementaires dans le domaine de la finance, de l’assurance, de la spéculation boursière ou dans ceux d’autres secteurs : les mines par exemple, les brevets ou les plateformes d’exploitation en mer. Ce qui est intéressant, c’est de voir aujourd’hui, s’il y a 80–90 législations de complaisance dans le monde, de paradis fiscaux, de paradis règlementaires, les zones franches, les ports francs… C’est que chaque zone de complaisance est comme une boutique dans un centre commercial ou sur une rue commerçante. C’est-à-dire que chaque législation de complaisance a sa compétence propre pour permettre à des acteurs qui sont contraints quelque part dans le monde de créer une filiale dans ce pays où tout devient possible. 

Le problème aujourd’hui avec la mondialisation, c’est qu’un administrateur d’une grande entreprise ne se demande pas si ce qu’il a en tête est légal ou illégal, il se demande où il peut inscrire son opération pour qu’elle devienne légale. Et donc les législations de complaisance sont devenues comme une vaste supercherie, un vaste processus visant à légaliser ce qui passerait chez soi, où on est actif, comme un méfait. La loi, le droit, la frontière, la souveraineté de l’État ne valent pour rien ou ne pèsent plus que sur la classe moyenne et sur les prolétaires, ce qui revient un peu près au même, la classe moyenne étant constituée de prolétaires avec de l’argent.

Quand on s’était rencontré la dernière fois(3), vous me disiez : « Quand on se met à écrire des livres c’est que la solution est différée et qu’on pense qu’en écrivant on en vient à un moment donné à quelque chose qui peut remplir une partie de la solution… » Notre envie d’écrire est aussi un peu un aveu d’impuissance ? Et quand on lit l’ouvrage sur Total c’est aussi un peu ça, on se dit : « Mais que peut-on faire à part écrire ou aller se faire péter au siège, mais encore ça ne servirait à rien »… 

Je ne préconise pas encore le suicide collectif. Il y a des actes, des gestes, pas seulement écrire, mais militer, désobéir, s’interposer… qui renvoient à une position qui est à la fois désespérée et pleine d’espoir. On s’engage politiquement le jour où on est face à un problème dont on ne trouve pas la solution. S’il y a une solution, on l’applique et il n’y a plus de problème, on passe à la question suivante. Il y a de la politique du moment où ça résiste, du moment où ça nous dépasse, du moment où c’est décourageant. Et c’est quand c’est décourageant qu’il faut faire preuve de courage, on ne fait pas preuve de courage quand une situation apparaît facile. C’est parce qu’il n’y a pas toujours immédiatement de solution toute faite qu’on écrit, qu’on pense, qu’on se rassemble, qu’on réfléchit, qu’on se bouge et qu’on s’essaie à diverses choses. En sachant que même s’il n’y a pas immédiatement la solution, il y a néanmoins par médiation au-delà de ce que notre imagination est capable de concevoir, des enchaînements, des conjonctures, des surprises, des aléas qui font qu’un jour on approchera de quelque chose qui est de l’ordre de la solution telle qu’on n’aurait même pas pu l’imaginer au départ. Et c’est à force de positionnements intermédiaires, de médiations, d’actes de foi, de professions de foi, de tentatives, de jeux d’essais et d’erreurs qu’on avance et, comme le disait quelqu’un qui a été un maître pour moi, François-Xavier Verschave, c’est au cumul des échecs, des tracts qui finissent dans les caniveaux, des livres qui passent au pilon, des manifestations qui finissent sous les matraques, des grèves qui tournent à vide, des canards qui ne sont lus par personne, c’est à force de bouger et d’échouer qu’on arrive à un certain nombre de victoires parce que le pouvoir accuse l’impact de toutes ces avancées et tout d’un coup ça sera l’assurance maladie universelle, les congés payés, un certain nombre de droits par rapport à la sécurité au travail, par rapport aux minorités sexuelles. Ce n’est jamais le grand soir, ce n’est jamais fini, mais c’est à coup de tentatives qu’on tend vers nos fins et arrive à certaines d’entre elles. 

Propos d’Alain Deneault recueillis par Alexandre Penasse, en débat public à la librairie Filigranes, le 23 mars 2017. Retranscription enregistrement : Sébastien Gillard. 

Notes et références
  1. « De Quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit ». Rue de l’échiquier & Écosociété, 2017, 511 pages.
  2. Christophe de Margerie, ancien PDG de TOTAL, est mort dans un accident d’avion à Moscou en 2014.
  3. « La production moderne de la médiocrité », Kairos avril-mai 2017.

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