Quand la censure devient l’arme des conflits éternels

Serge Van Cutsem (illustration Isabelle Biquet)

“Du proxy ukrainien à l’impunité d’Israël vers le piège global”

Depuis octobre 2023, Gaza est devenu le théâtre emblématique d’une impunité totale. C’est un laboratoire de guerre totale menée sous le couvert de la « légitimité » : Des bombardements aveugles, des hôpitaux rasés, des ambulances ciblées, des journalistes tués et des enfants amputés : tout cela au nom du « droit à l’autodéfense ». Et pendant ce temps, les médias mainstream occidentaux injectent leur anesthésique verbal à coup d’euphémismes bien rodés : des frappes ciblées, les cibles terroristes et les ripostes défensives.

Mais, pour comprendre ce qui se joue réellement, il faut embarquer dans le drone de la compréhension et prendre de la hauteur afin de sortir de ce cadre trop restreint. Car Gaza n’est qu’un théâtre parmi d’autres. Depuis des années — voire des décennies — les États-Unis mènent une stratégie globale : une tentative désespérée de maintenir leur hégémonie mondiale par l’instabilité contrôlée et cette stratégie repose sur un schéma désormais limpide : provoquer, envenimer, manipuler… puis apparaître en pompier pyromane, en sauveur providentiel, pour imposer une domination qu’ils espèrent éternelle.

L’Ukraine, n’est que le premier étage du narratif et tout commence, ou plutôt tout s’accélère, en 2014. L’Ukraine bascule après un coup d’État soutenu par Washington. Le pouvoir élu est renversé, un régime pro-occidental est installé à Kiev, ceci avec l’aide directe et incontestable de figures américaines comme Victoria Nuland. L’objectif est clair et défini, il faut détacher l’Ukraine de la sphère d’influence russe pour ensuite l’intégrer progressivement à l’OTAN  et faire de ce pays un avant-poste stratégique contre Moscou.

La réaction russe, en 2014, est déjà contenue, trop disent certains. Moscou annexe la Crimée, mais sans pousser plus loin. Les accords de Minsk sont signés mais l’Occident ne les respecte pas, simplement car il n’en a jamais eu l’intention [1]. Il fait ce qui a été prévu et il arme progressivement l’armée ukrainienne tout en multipliant les provocations (bases de l’OTAN, manœuvres à la frontière, financement d’unités néo-nationalistes).

En 2022, le piège se referme car les dernières informations inquiètent et réveille Moscou qui intervient. L’Opération Militaire Spéciale menée dans le Donbass est présentée comme « non provoquée », effaçant une décennie de provocation continue. Washington se frotte les mains : enfin un grand ennemi, et l’Europe est sommée de suivre. On coupe les ponts avec la Russie, on impose les sanctions. Et surtout : on relance l’économie de guerre [2].

Mais quelque chose cloche, l’effet domino espéré ne se produit pas, et cela car contrairement à ce qu’on pouvait croire, les géo-stratèges occidentaux ne sont pas aussi intelligents qu’ils le pensent. La conséquence est que l’armée russe ne s’effondre pas et l’économie russe non seulement résiste mais sa croissance augmente, tout comme son autarcie. L’UE s’est tiré une rafale dans les pieds et les sanctions la frappent bien plus que la Russie.

Et surtout : Poutine ne perd pas son sang-froid, c’est un joueur d’échec hors-pair, il ne frappe pas les pays baltes, il ne ferme pas les robinets du gaz et il ne provoque pas l’embrasement global attendu.

Après deux ans de guerre, les Américains réalisent que l’effet maximal a été atteint. Zelensky est usé. Les opinions publiques sont lassées, les livraisons d’armes deviennent impopulaires, l’économie européenne s’effondre et le monde non occidental — le fameux « Sud global » ou BRICS — refuse de suivre et se range plutôt nettement du côté des Russes.

C’est alors que les stratèges de Washington changent de plan. Si la Russie ne déclenche pas le chaos tant espéré, peut-être que le Moyen-Orient sera un bon plan “B”. On revient donc au manuel classique ressorti des tiroirs : provoquer une escalade en Iran, allumer le front libanais, instrumentaliser Israël pour générer un embrasement régional. Avec un même espoir : créer une situation hors de contrôle… pour ensuite « la contrôler ». Toujours le même principe : Générer le problème pour ensuite imposer la solution.

Le 7 octobre 2023 restera gravé dans l’histoire comme un traumatisme national israélien — mais aussi comme une anomalie stratégique difficilement explicable. Comment un pays qui surveille au millimètre le moindre mouvement à Gaza a‑t-il pu être surpris par une attaque terrestre, aérienne et maritime coordonnée, menée par des centaines de combattants ? Plusieurs enquêtes ont depuis montré que le renseignement israélien avait été informé de signaux clairs. Des services étrangers (égyptiens notamment) avaient alerté. Et pourtant, Tsahal n’a pas bougé, pas de déploiement préventif, pas de réactivité immédiate.

Faut-il y voir une “faille” ? Ou plutôt une “fenêtre d’Overton” volontaire ? Une manœuvre de laisser-faire tactique, destinée à créer l’effet de choc nécessaire à une guerre totale ? Ce ne serait pas une première dans l’histoire militaire contemporaine, et au vu de la violence de la riposte qui s’en est suivie, on peut légitimement poser la question : Le 7 octobre a‑t-il été autorisé pour que le 8 octobre, et la suite, soient justifiés ?

A partir de ce moment, Tsahal rase des quartiers entiers de Gaza et  les pertes civiles sont astronomiques. Pourtant, aucune pression internationale n’est exercée sur Israël. Pourquoi ? Parce que la stratégie américaine a besoin de cette tension. À mesure que l’Ukraine s’enlise, Israël devient le nouveau levier. On autorise toutes les exactions, car elles poussent les ennemis régionaux (Hezbollah, Syrie, Iran) à réagir. Chaque riposte potentielle est une occasion rêvée d’élargir le conflit.

Des frappes israéliennes ont lieu sur des sites en Syrie, au Liban, et même… en Iran. En mars et mai 2025, plusieurs attaques ciblées israéliennes sont menées sur des infrastructures militaires et scientifiques iraniennes. Washington nie toute implication, ce qui est probablement aussi faux qu’un billet de 32 dollars, tout est bien entendu coordonné. L’objectif est clair : provoquer l’Iran, l’obliger à répondre.

L’Iran est en effet l’autre rêve américain : une puissance non-alignée, islamique, alliée de Moscou et Pékin, appuyée par des réseaux transnationaux chiites. En cas de guerre contre Téhéran, Washington peut mobiliser ses alliés, justifier ses bases dans le Golfe, relancer l’industrie d’armement, et surtout : tenter de casser les BRICS de l’intérieur, ce qui reste un objectif majeur.

Mais comme Poutine, les Iraniens ne tombent pas dans le panneau et ils répondent avec sang-froid. Une réponse oui … Mais pas d’escalade majeure immédiate. Jusqu’au 14 juin 2025. Ce jour-là, l’Iran lance une attaque massive mais encadrée : missiles sur Tel Aviv, drones sur Haïfa, sans toucher les cibles civiles de masse. Le message est politique, non apocalyptique, du moins pas encore…

Et là encore, le piège ne se referme pas. L’Armageddon espéré par les stratèges américains n’a pas lieu. Téhéran ne coupe pas le détroit d’Ormuz, la Russie ne s’active pas et la Chine appelle au calme. A l’exception des véritables “normies” indécrottables, l’opinion mondiale — y compris en Europe — commence à sérieusement douter du récit imposé.

Derrière le chaos apparent, une logique froide apparaît. Les États-Unis veulent créer des foyers de tension permanents pour éviter leur propre déclin. Ils déplacent le théâtre de la guerre : Ukraine, Gaza, Iran… demain Taïwan ? Chaque crise est un levier pour affaiblir leurs adversaires, relancer leur économie militaire, ou justifier l’emprise sur l’Europe.

Et toujours, la même structure :

  • Une victime autoproclamée (Ukraine, Israël)
  • Un ennemi diabolisé (Russie, Iran)
  • Un narratif martelé (liberté, démocratie, défense)
  • Une censure généralisée
  • Et au bout du chemin, des profits colossaux pour l’appareil militaro-industriel américain.

L’Europe reste un complice passif et un paillasson diplomatique, et l’Union européenne se couche comme d’habitude. Macron multiplie les ambivalences, son éternel “en même temps”, quant à l’Allemagne, soit elle se tait ou alors elle fait pire en prétendant que Israël fait le sale boulot à la place de l’Europe. L’UE finance la reconstruction avec l’argent qu’elle n’a pas tout en fermant les yeux sur les destructions et aucune voix ne s’élève pour dire : « Trop, c’est trop ». Ceux qui osent — comme des intellectuels, journalistes ou diplomates — sont censurés, marginalisés, accusés d’antisémitisme ou de conspirationnisme. Une vague de suicides étranges semble submerger la DGSI et ceux qui traitent en public les sujets qui fâchent [3]

Ce qui est en jeu, c’est notre capacité à dire NON.

Ce qui précède n’est pas une théorie ni un fantasme de complotiste, c’est une lecture globale des faits. Les États-Unis déclinent et ils cherchent par tous les moyens à maintenir leur domination. Ils provoquent, manipulent, censurent, et instrumentalisent les conflits régionaux. Israël est leur levier, Gaza est leur carburant, L’Iran est leur cible … Laquelle sera la prochaine ? Mais au-delà de ces considérations, est-ce que ce sont bien les Etats-Unis qui dirigent Israël ? “Israël ne contrôle pas l’Amérique, mais contrôle ce qui contrôle l’Amérique”, Le chien tient la laisse, mais c’est la queue qui décide de la direction [4]

Le degré de mensonge actuel dépasse celui de la fiole agitée par Colin Powell à l’ONU en 2003. À l’époque, le monde avait encore l’excuse de l’ignorance mais aujourd’hui, les faits sont connus : même les conseillers de Donald Trump ont confirmé que l’Iran ne cherche pas à obtenir l’arme nucléaire, contrairement à ce que prétend le récit occidental. Le cynisme est tel qu’on impose des ultimatums à un pays qui vient d’être attaqué, en inversant totalement la logique du droit international. L’absurde atteint un sommet : on nous impose de croire qu’il fait nuit en plein jour.

Et nous, Européens, sommes devenus les spectateurs et scribes occasionnels de ce théâtre de marionnettes.

Tant que la parole libre existe, ce schéma peut être brisé. Mais si nous continuons à nous taire, à avoir peur des mots, à justifier l’injustifiable, alors nous deviendrons complices, pas dupes, complices.

Il ne s’agit pas de prendre position, de faire de la propagande ni même de défendre un camp, il s’agit simplement de défendre la lucidité et restaurer ce qu’on appelait autrefois la dignité du jugement libre.


[1] À la fin de l’année 2022, Angela Merkel (dans une interview au Zeit) et François Hollande (dans un entretien au Kyiv Independent) ont tous deux reconnu publiquement que les accords de Minsk n’avaient jamais eu vocation à être respectés. Leur objectif, selon leurs propres mots, était de gagner du temps pour armer l’Ukraine. Ces aveux, passés sous silence par la majorité des médias occidentaux, confirment que la Russie n’a pas “rompu un accord”, mais compris qu’il n’avait jamais été sincèrement proposé

[2] L’expression « relancer l’économie de guerre » ne relève pas d’une formule rhétorique. Elle correspond à une réalité économique et stratégique observable, notamment en Allemagne. Le groupe Rheinmetall, principal fournisseur d’armement allemand, a vu sa capitalisation boursière tripler entre 2022 et 2024, portée par les livraisons à l’Ukraine et la remilitarisation accélérée du pays. Ce phénomène rappelle tragiquement le modèle de relance économique des années 1930, où l’Allemagne avait, sous prétexte de menaces extérieures, reconstruit sa puissance industrielle sur une logique de réarmement, ciblant déjà à l’époque… la Russie.

L’histoire ne bégaie pas. Elle reprend exactement le même schéma, avec les mêmes acteurs et les mêmes prétextes — mais dans un monde mieux surveillé, et pourtant plus aveugle.

[3] En 2025, plusieurs agents de la DGSI et anciens officiers du renseignement français sont décédés dans des circonstances troubles, officiellement qualifiées de “suicides” — mais entourées d’un silence lourd. Parmi eux : un premier cadre retrouvé dans un parking, puis un second officier quelques semaines plus tard, et plus récemment Éric Denécé, ancien du renseignement militaire et directeur du CF2R, dont la mort a soulevé des doutes sérieux selon ses proches . Parallèlement, toute parole critique sur Israël ou les alliances occidentales est de plus en plus rapidement qualifiée d’“antisémitisme” ou de “complotisme”, contribuant à instaurer un climat de censure préventive et d’intimidation intellectuelle.

[4] L’aide militaire américaine à Israël est massive (3,8 milliards de dollars annuels) mais… elle revient en grande partie aux industriels américains. Pourtant, Israël obtient systématiquement ce qu’il veut, même quand cela nuit à l’image ou aux intérêts des États-Unis dans le monde. L’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee), lobby pro-israélien, est considéré comme l’un des plus puissants de Washington, capable de faire ou de défaire une carrière politique. Il ne s’agit pas d’une simple influence : c’est une structure de contrôle idéologique et politique extrêmement efficace

Le Congrès américain est largement aligné avec les desiderata d’Israël, au point que certaines résolutions sont proposées par les représentants américains avant même qu’elles ne soient exprimées officiellement à Jérusalem.

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