« Une frange de la rédaction [du Monde] prend ouvertement le parti des Palestiniens. Ce qui n’est pas nouveau dans un journal pro-palestinien depuis toujours. Ce qui est plus problématique est l’indulgence manifestée envers les bourreaux du Hamas et la haine affichée de l’État hébreu. Au cœur de ces bureaux aseptisés de verre et d’acier, dans le service société du journal un mur entier surmonté d’un autocollant “stop génocide” est consacré à Gaza. Ceux qui ont fabriqué ce patchwork ont mêlé coupures de presse sur le massacre en cours, photos d’enfants mutilés, une chronologie titrée “ne laissez personne vous dire que ça a commencé le 7 octobre 2023”, avec la litanie des crimes imputés à Israël. Des caricatures affichées frisent l’antisémitisme ou le complotisme : une femme pleurant son enfant mort dans ses bras devant une forêt de micros avec cette légende “Mais condamnez-vous le Hamas ?” suggérant un unanimisme médiatique imposé, une statue de liberté vêtue d’un drapeau israélien taché de sang tenant à bout de bras un enfant palestinien mort, une autre caricature représentant une main tenant un produit avec l’étiquette “Nettoyage ethnique” vaporisant du sang sur une carte de la Palestine avec cette mention “ça n’a jamais été un conflit, ça toujours été un génocide” ». Eugénie Bastié, in Le Figaro, 17 décembre 2024.
Le Monde, le « journal de tous les pouvoirs », renvoyé à « l’antisémitisme » ou au « complotisme ». Fichtre ! Pro-Otan, pro-UE, pro-injection génique expérimentale… au contraire d’assurer une véritable fonction de contre-pouvoir, doublé de ses « fact-checkers », la ligne du quotidien s’est muée depuis longtemps en phare de la police de la pensée. Le (vrai) journaliste Pierre Péan avait depuis longtemps décrit le glissement du « quotidien de référence », vivant sur son passé prestigieux, en machine à « surveiller, interdire, punir »(1). Ce n’est donc pas nous qui allons défendre ici le journal propriété des affairistes milliardaires MM. Niel, Pigasse et Kretinsky. Comme Le Figaro, il représente le premier problème : celui de notre société médiacratique qui formate l’opinion pour servir les intérêts de ses propriétaires. D’autant que La Pravda du système, comme nous le surnommons, sait se défendre de façon tout aussi outrancière ; Télérama, propriété du Groupe Le Monde, titrait avec subtilité : « Avec Eugénie Bastié et Pascal Bruckner, CNews réhabilite le sexisme et l’hitlérisme » (16 février 2022). Un point Godwin.
Reste la Palestine. Elle crée un véritable bug dans la matrice. L’État Israélien est pourtant au cœur du camp des gentils, mais c’est dur de masquer qu’il ne l’est pas vraiment. Chose rare, le confrère du Monde, le quotidien du groupe d’armement Dassault, a donc envoyé un petit soldat pour faire rentrer tout ce petit monde dans le rang. Le Figaro et le groupe Bolloré en ont chargé leur jeune journaliste vedette. Au milieu d’une concurrence pourtant féroce, Eugénie Bastié se fait remarquer par ses positions que même certains sionistes n’oseraient pas formuler : « Non, Israël n’est pas un état colonial » (X, 20 mars 2024). Qu’en pensent les centaines de milliers de colons revendiqués, soutenus par leur État, en Cisjordanie ? Pour quelqu’un qui fait profession de dénoncer une gauche qui nie le réel, il faut oser. De la même manière, la voilà employant le vocabulaire gauchiste : ceux qui ne pensent pas comme « moi » emploient un discours « problématique » où le gouvernement mené par l’ultra-droite religieuse ne commet pas en Palestine un génocide, sauf à jouer d’« ambigüité sur l’antisémitisme » (Europe 1, 7 juin 2024). Ou comment instrumentaliser à des fins partisanes les victimes d’un génocide passé pour légitimer un génocide présent. Tel l’homme de droite jouant le pondéré et le réaliste, la journaliste est une championne de la posture ; celle de la professionnelle, distanciée et rigoureuse, pleine de recul sur ses biais et ses partis-pris. Face à son confrère, à 33 ans, elle peut donc poser en donneuse de leçons de déontologie journalistique, dénonçant sa « couverture partiale » ou le refus des « émotions » devant le génocide à Gaza. La triste blague. Faudrait-il, par professionnalisme, rester froid comme un glaçon devant l’horreur ? Mais alors, pourquoi ne pas enjoindre le même regard froid du tortionnaire devant le massacre du 7 octobre ?
Mme Bastié est une grande admiratrice de l’ultra-sioniste Philippe de Villiers : « C’est une guerre à mort pour la survie d’Israël. Alors après, une fois que le Hamas sera détruit, il restera un problème à résoudre, c’est le problème des Palestiniens, qui sont des victimes du Hamas, et qui pourront survivre. » Merci pour eux (Face à Philippe de Villiers, CNews, 27 octobre 2023). Aveuglé par sa guerre des civilisations, M. de Villiers est allé jusq’à s’insurger que la France n’ait pas envoyé des soldats aux côtés de l’armée israélienne et des « 4.000 Franco-Israéliens qui sont partis pour une ratonnade à Gaza », selon les termes de Rony Brauman (2). Nous pourrions renvoyer ces chrétiens affichés au sort de leurs coreligionnaires palestiniens. Mais ici, « on n’arrive pas à concevoir qu’un homme vaut un homme, qu’un humain vaut un humain. Et que la peine, la douleur, d’une famille palestinienne, elle est identique à la peine et à la douleur d’une famille israélienne. » (Bertrand Badie, professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Paris, le 7 octobre 2023, LCI). De fait, leur racisme est tellement atavique et maladif qu’ils sont prêts à faire passer les chrétiens palestiniens par perte et profit. Ils suintent tellement la croisade contre le sarrazin qu’ils en viennent paradoxalement à rendre impossible toute discussion sérieuse sur les conséquences de l’immigration de masse.
Nous avons vu apparaître Eugénie Bastié en 2015 lors de la création du journal Limite. Elle y était rédactrice en chef associée de la revue des jeunes « cathos-décroissants ». Toutefois, quand « on rêve d’en être » comme elle le revendiquait à ses débuts, la presse d’opinion a ses limites. « Je suis jeune, je suis une fille, je sais que je suis “bankable” », avait-elle reconnu honnêtement à l’époque (3). Cela avait le mérite de la lucidité et de la franchise. De fait, ce type de profil ne pouvait qu’intéresser nos oligarques à la recherche d’agents pour leurs médias. Eugénie Bastié s’est donc écartée progressivement de Limite pour privilégier sa carrière au Figaro puis à Europe 1 et CNews. « Les écolos se sont trompés sur le nucléaire et refusent de l’admettre » (Europe 1, 7 juin 2024), pro-atome, plus vraiment pour la décroissance… Après ses errements idéalistes de jeunesse, Mme Bastié est rentrée au bercail. Elle est désormais une personnalité du théâtre de marionnettes que sont les mass médias. Son rôle : la jeune réac de la presse de droite libérale en lutte contre la cabale de ses collègues de gauche des médias de gauche. Mais la journaliste droitarde et le commentateur gauchiste sont les deux faces d’une même pièce, celle du capital. M. Bastié déroule au Figaro, à CNews ou à Europe 1 le tapis rouge à tout ce que le pays compte d’agents néo-conservateurs : Pascal Bruckner, Luc Ferry, Elisabeth Lévy, Michel Onfray, Raphaël Enthoven… Elle nous y régale régulièrement du scoop exclusif de la trois millionième interview d’Alain Finkelkraut. « La conviction que les médias font l’opinion recoupe le point de vue hyper-constructiviste d’une certaine sociologie qui pense que tout est construction sociale, et que la bataille des idées n’est qu’une bataille de discours n’ayant aucune accroche avec le réel qui n’existe que s’il est de gauche. Cette vision suppose une conception infantilisante du citoyen-téléspectateur […] On ne conduit plus aujourd’hui ni les électeurs, ni les lecteurs. […] [Le vote non au Traité constitutionnel européen en 2005] signe que le contrôle médiatique n’avait plus d’emprise. » pipotait-elle, sans rire (Le Figaro, 9 février 2022). Y croit-elle vraiment ? Elle sait parfaitement que « l’opinion, ça se travaille » et que son journal reprend en cœur toute la propagande de la CIA & affiliés. Un seul exemple : le traitement de la chute de Bachar el-Assad. Tout y a passé, y compris sa terrible femme : « Asma el-Assad : le double visage glaçant d’une épouse de dictateur » (Le Figaro, 9 décembre 2024).
Bref… Reconnaissons-lui une réussite : elle a atteint son objectif, « en être ».
Vincent Cheynet, ex-rédacteur en chef de La décroissance.
- La Face cachée du Monde, Mille et Une Nuits, 2003.
- France info, 22 novembre 2024.
- Dominique Perrin, « Dans la cash machine des néo-réacs », GQ Magazine, 6 juillet 2016.