RÉFLEXIONS SUR LA QUESTION DU PROGRÈS

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Ce texte constitue une réponse d’Alain Accardo, sociologue français, à Bernard Legros, à propos de l’article « La fin du marché libre et des lois de l’Histoire ? Remarques sur la dialectique » (Kairos 17, février/mars 2015). 

Pour faire court, je m’en tiendrai à ce qui, pour le moment, me paraît le plus clair: la question du progrès, que vous placez vous-même au cœur de votre problématique. 

Je n’ai pas eu trop de mal, ces dernières années, à me défaire d’une certaine idéologie du progrès, celle-là même que vous dénoncez (comme métaphysique, héritée du rationalisme classique puis du scientisme du XIXème, marxisant ou non, linéaire, mécaniste, productiviste, etc.) Cette idée-là du progrès a manifestement fait son temps. La poursuite d’un tel « progrès » ne peut plus qu’aggraver une régression toujours plus dommageable pour l’Humanité. Votre position est parfaitement claire là-dessus et j’y souscris. 

Ce qui me semble moins clair, d’une façon plus générale chez les objecteurs de croissance, c’est la réponse à la question de savoir si récuser la conception du « progrès » qui fut et est encore celle du monde industrialisé parce qu’elle fait corps avec le capitalisme, cela revient à récuser l’idée même de progrès. Ce mot (avec tout le vocabulaire apparenté) ne désigne-t-il pas aussi une sorte d’invariant structural, de dynamique poussant à aller de l’avant, à dépasser et se dépasser, intimement liée à la capacité de l’espèce humaine à apprendre et comprendre rationnellement et donc à corriger, améliorer (pas immanquablement, mais souvent) la pratique. Devenir meilleur(s), est-ce un souci désormais caduc? 

Il y a là, me semble-t-il, quelque chose comme une donnée anthropologique fondamentale, qui tient sans doute aux racines biologiques de la culture humaine (de l’« animal social »). Cette donnée anthropologique ne me paraît ni bonne ni mauvaise en soi. C’est une réalité objective qui fonde la perfectibilité relative de l’Homo sapiens. Elle n’est ni à condamner ni à encenser, mais à considérer comme un des ressorts de son histoire. La question de sa valeur est en réalité celle de l’usage que les groupes humains en font. La question du progrès n’est pas métaphysique: c’est celle de l’organisation concrète d’une société à un moment donné. C’est une question d’appropriation, de production, de répartition, etc., donc politique, économique et sociale, et corollairement une question de définition des besoins réels d’une population donnée à un certain stade de son développement. Nous pouvons être reconnaissants au marxisme de nous avoir sensibilisés à ces questions structurelles. Il est évidemment plus que regrettable, même si c’est explicable par le contexte historique, qu’une interprétation productiviste-industrialiste ait prévalu dans la vulgate du mouvement ouvrier international. Mais on ne peut l’imputer à la vision de Marx pour qui le sens de l’histoire, ce n’était pas l’instauration d’une société de consommation généralisée, mais d’une société sans propriété privée, sans travail salarié et sans classes, où chaque individu pourrait s’épanouir librement. Pourquoi un tel idéal serait-il périmé ? 

Pourquoi faudrait-il réduire le progrès à la course insensée à l’enrichissement coûte que coûte qu’il est devenu dans le cadre du marché capitaliste? Les enseignants comme nous (avec bien d’autres) ont fait l’expérience d’un progrès personnel qui, dans le meilleur des cas, leur a permis de sortir de la misère, de l’ignorance et de la superstition, de concevoir et d’aspirer à un mode de vie simple, sobre, convivial, équilibré, etc., et d’aider quelques autres à progresser dans le même sens. Si pour des raisons contingentes, certains n’ont pu aller pour leur part aussi loin dans la réalisation de leur idéal qu’ils l’auraient voulu, l’idéal de progression s’en trouve-t-il invalidé ? Pourquoi, dès lors qu’on a compris qu’il ne saurait y avoir de progrès matériel illimité dans un monde fini, faudrait-il renoncer à grandir, personnellement et collectivement, en savoir, sagesse, humanité? Le monde de l’esprit est-il lui aussi fini ? En quel sens ? Il me semble que le courant de la décroissance aurait intérêt à interroger la polysémie de la notion de progrès, trop systématiquement ramenée aujourd’hui, comme si cela allait de soi, à une accumulation quantifiable, mécanique et technologique, de biens matériels et de services payants comme l’entendent les capitalistes qui parlent de croissance et de développement. De quel progrès parle-t-on? Il y a encore beaucoup trop de flou sur cette question, qui facilite la caricature par les tenants de la croissance à tout prix. A quoi peut-on mesurer le progrès ? Est-ce que savoir lire et écrire est un progrès? Est-ce que le vaccin contre la rage ou le tétanos est un progrès? Est-ce que la Sécurité sociale et la pension de retraite des vieux sont un progrès ? Et si d’aventure un trader de Wall Street touché par la grâce se convertissait à l’objection de croissance, ne penserions-nous pas qu’il a fait un sérieux progrès? Mais par rapport à quoi ? Un progrès n’implique-t-il pas une augmentation de la valeur engagée dans ou visée par l’action considérée ? Et inversement, refuser de voir un progrès dans chacun des cas évoqués ne revient-il pas à tout mettre sur le même plan et à considérer que tout se vaut? 

[…] La question du progrès n’a cessé d’être posée, sous une forme ou une autre, au fil des siècles. Surtout à partir du moment où les humains ont compris qu’ils avaient la capacité d’agir sur les choses en améliorant la connaissance qu’ils en avaient. Certes, il est permis de partager le sentiment que confessait parfois Alfred Métraux, « que l’Humanité a peut-être eu tort d’aller au-delà du néolithique». Regret chimérique ! Depuis des siècles, la représentation du progrès (idée-intuition de changement positif) n’a cessé de hanter les meilleurs esprits. D’Epicure et Lucrèce à Max Weber, en passant par St Augustin, la Renaissance et les Lumières, et le XIXème de Comte, Hegel, Darwin, Marx, la question du perfectionnement de toute chose et de tout être humain, n’a cessé de hanter l’entendement. La réponse chrétienne a particulièrement pesé sur l’idée de progrès en Occident. Mais on ne peut pas plus se débarrasser du progrès en en faisant un fantasme eschatologique, qu’en en faisant une idéologie utile à la domination bourgeoise. 

J’ai bien conscience que nous sommes désormais sur le fil du rasoir, à cause de la bombe démographique, à cause des dégâts écologiques irréversibles déjà provoqués, etc. Le temps presse, c’est certain, peut-être même n’est-il plus temps… Mais cela entraîne-t-il l’abandon sur le plan théorique de l’idée régulatrice de progrès ? Je l’appelle « régulatrice » pour éviter toute réification. Même s’il n’y a de progrès que matérialisé dans une pratique sociale donnée à un moment donné, on ne peut le réduire à cette inscription empirique et provisoire dans les faits. Même dans des sociétés traditionnelles, statiques, des moins disposées au changement, il y a eu du progrès, des Solon, des Hammourabi, etc., dont le souci était d’améliorer les rapports sociaux, le vivre-ensemble comme on dit désormais dans le jargon à la mode, non de les désintégrer en transformant les moyens en fins. Dans l’esprit des Lumières, c’était également l’objectif. Les philosophes n’avaient malheureusement pas encore compris exactement ce qu’était le mode de production capitaliste. N’empêche qu’il en est sorti l’idéologie des Droits de l’Homme (est-ce un progrès?). Pour éviter que cette idéologie ne soit neutralisée, bafouée et pervertie comme elle l’a été d’emblée, le législateur aurait dû supprimer en même temps le droit de propriété qui, en créant de nouvelles classes d’exploiteurs et d’exploités, a ruiné le véritable progrès et transformé l’idéal en mensonge, l’esquisse en caricature. Mais le législateur s’est bien gardé de le faire, parce que c’était précisément une Assemblée de propriétaires… Ce qui veut bien dire que la question du progrès est inséparable de la question du pouvoir: qui l’exerce et à quelles fins? 

Encore une question pour finir: en nous faisant les colporteurs d’une vision critique de la société actuelle, n’essayons-nous pas de faire «progresser» celle-ci vers un monde «meilleur»? 

[.…] 

Alain Accardo 

Est notamment l’auteur de Journalistes précaires, journalistes au quotidien ; Le petit-bourgeois gentilhomme, sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes (Agone, 2007, 2009). Il tient également une chronique dans le journal français La Décroissance

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