Kairos n°17

Février 2015

TOUS UNIS ?

«Que font ici cependant les hommes qui ont pour profession de parler au nom de l’Intelligence et de l’Esprit. Que font ici les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ? Ils gardent encore leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés ? L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas. L’écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne fut jamais. Et ils ne bougent point. Ils restent du même côté de la barrière. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire ».

(Paul Nizan, Les chiens de garde, Éditions Agone, p.138.)

La lassitude ne gagne pas, mais elle se fait parfois sentir; le pourquoi de cette lutte nous met parfois un genou à terre. Comment en effet gagner face à l’immensité du pouvoir devant nous, ses moyens de communication, ses postes de télé qui propagent la pensée unique chaque jour dans les foyers et dans nos esprits. Steve Biko, combattant de l’apartheid, disait à ce sujet « l’arme la plus puissante de l’oppresseur se trouve dans l’esprit de l’opprimé ». Cela reste vrai, ce pourquoi nous savons que le combat d’idées est essentiel et qu’il faudra propager celles-ci, que nous pensons justes.

Mais comment, avec le temps dont nous disposons, concilier le combat pour faire de ce monde quelque chose de décent tout en trouvant le temps de jouir de ce que cette terre et les Hommes nous offrent encore ? La réponse est complexe. Faire vivre une presse libre comme nous considérons que l’est Kairos, qui n’a pas besoin de crier sa liberté d’expression comme un argument de vente mais choisit de parler de ce que tous les «libres d’expression»(1) ne disent pas, est une lutte de tous les jours. Ni les institutions publiques, ni le secteur privé de surcroît, n’aspirent à voir un journal comme le nôtre gagner du terrain. Un changement concret dans les mentalités et les pratiques sonnerait ainsi pour eux comme un début de fin de récré qu’ils ne veulent pas voir venir. Comment pourrait-il envisager, pour l’un, la fin de la politique professionnelle, des jeux de chaise musicale privé-public(2) , de l’aura médiatique qu’ils ont et des salaires indécents que leur statut politique leur confère ? Pour les autres, peuvent-ils même penser à l’instauration d’un salaire maximum, à la réduction drastique des avantages pécuniaires du patron, la fin du libre marché, la taxation des dividendes, etc.

Certaines idées subversives sont – encore – libres d’être exprimées, certes. Mais les canaux de diffusion qui leur sont offerts ne sont pas ceux qu’emprunte la presse de marketing. Ils nous laissent donc parler, selon la célèbre boutade sur la démocratie qui serait qu’elle nous autoriserait à causer tant qu’on ne dérange pas trop le cours des choses. «On dit ce qu’on veut », nous resservent les journalistes sans cesse, mais force est de constater que malgré cette bonne volonté affichée, il demeure de nombreuses choses qu’ils ne veulent pas dire. L’opinion que les journaux sont censés en toute neutralité refléter n’est que le reflet de ce qu’ils veulent voir. Les puissants font le menu et les journalistes sont en cuisine. Quant aux contenus subversifs que quelques journalistes auraient aimés exprimer, mieux vaut, dans un souci d’équilibre professionnel et psychique, énoncer qu’ils ne le «voulaient pas », plutôt que de dire qu’ils ne le «pouvaient pas». C’est là un enseignement de la psychologie sociale : la dissonance cognitive, «état de tension intérieure dû au fait que l’on est partagé entre deux ou plusieurs idées contradictoires », peut se résoudre de diverses façons: soit en rejetant l’information reçue («on ne me censure sur aucun contenu dans mon travail de journaliste»(3) ), ou en en minimisant l’importance («oui, il y a parfois des demandes, mais ce sont des recommandations qui n’entachent pas notre indépendance de journaliste»). Ces deux tentatives de réduction de la tension semblent inefficaces à long terme, et devant cette «imperfection» de la stratégie, le sujet peut recourir à une solution plus radicale : quitter son emploi. Il semble que dans la configuration actuelle du journalisme de masse, ce soit la solution qui assure une cohésion interne pour le sujet(4). Pour les autres, et ce sont les pires, qui sont persuadés de la salubrité de ce qu’ils écrivent dans la presse mainstream, de leur totale indépendance et de leur rôle de simple témoin de l’état du monde dont les écrits ne participeraient nullement de celui-ci, point de tensions. Il n’y a, disons-le, rien à faire de ces « chiens de garde».

Quoi qu’il en soit, certains retours de lecteurs nous confortent dans l’idée que l’écrit peut être salutaire, «faire du bien» comme cela est souvent revenu. C’est une première chose, un premier pas, indispensable : briser le consensus, ressentir que l’on n’est pas seul. Car il n’y aurait rien de pire, comme le décrivait Orwell, que d’être opposé mais de l’être seul: «les souffrances d’un enfant inadapté dans un internat sont peut-être le seul équivalent qu’on puisse trouver en Angleterre de l’isolement qu’éprouve un individu dissident dans une société totalitaire »(5). Le parallèle qu’établit Orwell est intéressant, car la contestation sans autre pour nous rejoindre nous fait étrangement régresser à cet état propre aux premières expériences de «solitude fondamentale».

Penser c’est donc relier les uns aux autres, non avec des injonctions politiquement correctes et totalement lénifiantes, mais offrir un contenu qui s’approche le plus possible de la vérité.

Il faudra s’unir, certes. Mais ne soyons pas dupes, avec ceux qui sont «du même côté de la barrière ». Ou ont compris qu’il fallait la franchir…

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Les «libres censeurs» aimerions-nous souvent dire.
  2. Ce qui fait que cette distinction entre l’un et l’autre sert surtout ici le style plus qu’elle exprime un véritable schisme entre les deux «communautés».
  3. Bernard Marchant, administrateur du groupe Rossel, qui édite le Soir, en disait tout autant au sujet de l’annonceur: «l’annonceur vient dans la presse écrite pour la crédibilité de ce support. Je n’ai jamais eu la moindre pression d’un annonceur. Jamais un annonceur n’a menacé de quitter un support. De mon expérience, cela n’existe pas ou plus. Ils n’oseraient pas le faire, ce serait leur réputation qui serait ternie». Ouf!
  4. Cela n’empêche nullement que nous reconnaissions la précarité professionnelle de nombreux journalistes.
  5. T.R. Fyvel, Georges Orwell: A Personal Memoir, Londres, 1982, cité dans «Orwell ou l’horreur de la politique», Simon Leys, Éditions Plon, 1984/2006.

Espace membre