LE CONFLIT MENTAL « INDÉPASSABLE » DES JOURNALISTES

Certain Renard Gascon, d’autres disent Normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille
Des Raisins mûrs apparemment,
Et couverts d’une peau vermeille. 

Le galand en eût fait volontiers un repas ;
Mais comme il n’y pouvait atteindre :
« Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »

Fit-il pas mieux que de se plaindre ? 

Le Renard et les Raisins, Livre III, 11
Jean de La Fontaine 

L’aliénation contient en elle-même l’impossibilité de dire publiquement qu’on est aliéné, du fait même qu’être aliéné ce n’est pas savoir qu’on l’est, ou tout faire pour l’oublier(1). Certaines attitudes et comportements, déterminés par des années de pratiques professionnelles, façonnées par un milieu, qui justifient également des conditions matérielles d’existence – l’« ouvrir » c’est à coup sûr être viré – ne peuvent être modifiés; ceci impliquerait en effet une restructuration complète de sa vie, de son travail, de ses relations, de son être-au-monde. Tenter de faire dire aux journalistes bien-pensants ce qu’ils ne «peuvent» pas dire n’est-il donc pas d’emblée voué à l’échec? Comme l’énonçait Herbert Marcuse, «le concept d’aliénation devient problématique quand les individus s’identifient avec l’existence qui leur est imposée et qu’ils y trouvent réalisation et satisfaction. Cette identification n’est pas une illusion mais une réalité. Pourtant cette réalité n’est elle-même qu’un stade plus avancé de l’aliénation; elle est devenue tout à fait objective; le sujet aliéné est absorbé par son existence aliénée. Il n’y a plus qu’une dimension, elle est partout et sous toutes les formes»(2)

Ce stade de l’aliénation est toutefois le dernier stade, celui où le doute n’existe plus, ou presque, et il faut penser que les journalistes bien placés des chefferies rédactionnelles sont passés par diverses étapes avant; si penser comme ils pensent assure maintenant la conservation de leur statut, ce fut parfois au prix d’un certain déséquilibre mental et d’une tension psychique. Ils ont expérimenté – et l’expérimentent certainement encore à certaines occasions, mais progressivement l’occurrence en diminue – ce que le célèbre psychologue social, Léon Festinger, a découvert et théorisé dans les années 50: la dissonance cognitive. 

LES JOURNALISTES ET LA DISSONANCE COGNITIVE 

En 1957, Léon Festinger s’intéresse à une question particulière: si l’optimum psychologique s’atteint lorsque les cognitions(3) sont cohérentes entre elles, que se passe-t-il lorsqu’elles ne le sont pas? Le chercheur parle dans ce dernier cas de dissonance cognitive, qui surviendrait « lorsqu’une cognition nouvelle est en contradiction avec des cognitions déjà ancrées dans l’univers mental du sujet»(4) . Autrement dit, il y a « dissonance cognitive » lorsque plusieurs des attitudes du sujet sont incohérentes entre elles ou quand un de ses comportements ne colle pas avec une attitude. L’exemple typique est le cas du tabagisme dans lequel l’individu vit à la fois des cognitions qui soutiennent ce comportement et d’autres qui le désavouent. La dissonance cognitive a pour effet de générer un état de tension que le sujet affecté cherchera à réduire, un peu comme un être qui a soif cherche à boire. 

Dans la grande partie des cas, les recherches sur la dissonance cognitive ont été réalisées dans le «paradigme de la soumission forcée»: «dans celui-ci, l’expérimentateur amène un individu à se soumettre à une demande contre-attitudinelle ou contre-motivationnelle (l’individu réalise librement un acte allant à l’encontre de ses attitudes ou de ses motivations)». Ce qui est particulièrement intéressant dans ce cas, c’est que le sujet fait «librement» quelque chose qu’il ne veut pas faire. 

Dans une de leurs célèbres expériences (Festinger et Carlsmith, 1959), des étudiants devaient réaliser une tâche des plus ennuyeuses et sans aucun sens, pendant une heure (comme tourner des chevilles d’un quart de tour, sans discontinuer). Par après, prétextant l’absence d’un collaborateur, on demandait, contre rémunération, au sujet qui venait de réaliser la tâche, de la présenter de façon extrêmement positive et de vanter l’intérêt et les mérites de celle-ci chez un autre étudiant. Ces sujets, à qui on demandait en fait de mentir, étaient répartis en trois groupes: l’un recevant une rémunération importante pour le faire (20 dollars), l’autre une rémunération dérisoire (1 dollar) et le dernier groupe qui ne devait pas passer par cette étape consistant à vanter l’expérience à un autre étudiant. Suite à cela, les sujets devaient répondre seuls à un questionnaire évaluant leur attitude réelle par rapport à la première tâche ennuyeuse effectuée. 

Les résultats montrent que les étudiants les moins bien payés (qui « trouvent donc le moins de justification à leur discours présentant l’expérience comme attrayante»,) sont ceux qui vont modifier le plus leur attitude vis-à-vis de la tâche ennuyeuse: «en trouvant finalement que la tâche est plutôt intéressante, ils ont simplement aligné leur attitude sur leur comportement». On peut résumer cela ainsi: 

- cognition génératrice ©
= «Je dis que la tâche est intéressante» 

- cognition inconsistante (A)
= «Je sais que la tâche est fastidieuse et ennuyeuse » 

- C implique non A, d’où production de dissonance 

- Réduction = «Je trouve que la tâche est intéressante » 

Lorsque les sujets sont bien payés (20 euros), les cognitions incompatibles («j’ai trouvé cette tâche très ennuyante»/«j’ai dû expliquer à quelqu’un que la tâche était très amusante») créent moins de dissonance car les sujets trouvent une justification externe à leur comportement (la somme d’argent, relativement importante), puisque la rémunération justifie en quelque sorte leur discours. Alors que quand ils sont payés 1 dollar, ils ressentaient une forme d’obligation à être en accord avec ce qu’ils avaient dit aux autres étudiants, rien ne justifiant en effet qu’ils disent le contraire de ce qu’ils pensent. 

Ces résultats sont fantastiques pour expliquer comment nous sommes capables de changer nos idées. Mais quel point commun avec le journalisme de masse? C’est qu’un journaliste convaincu au départ de l’importance de son métier, de la recherche  de la vérité (attitudes) et qui va quotidiennement être amené à avoir des comportements (privilégier le scoop à l’analyse de fond, le sensationnalisme et l’émotion au décryptage; occulter des informations importantes, poser des questions inintéressantes, etc.) qui entrent en contradiction avec ses attitudes, va(5) vivre un état de tension propre à la dissonance cognitive. Comme l’explique une journaliste licenciée pour avoir tenté de faire son travail: «Le travail d’usinage idéologique nécessaire pour dissimuler l’ampleur de la forfaiture était de plus en plus malaisé, demandant des individus puissamment clivés, dotés d’un système nerveux très particulier»(6).

« Lorsqu’un système atteint un tel degré d’imposture, les points de tension deviennent extrêmes au sein du personnel chargé d’assurer sa maintenance quotidienne. Certains craquent, se referment dans le silence ou la honte. D’autres tiennent le coup. Ce sont généralement les plus vides, les plus faux, ceux qu’une névrose personnelle a mis à l’unisson d’un régime de mystification généralisé ». 

Aude Lancelin, p. 113 

S’offre alors à celui qui subit cette forme de violence symbolique, trois possibilités: ou bien il part (et le plus vite serait le mieux), privilégiant ses attitudes aux comportements qu’on lui impose, mais le choix de refuser un salaire est difficile, d’autant plus dans le contexte actuel; ou bien il est dans un état de tension permanente, génératrice de stress, dépression, souffrance, allant parfois jusqu’au suicide. Ou bien, dernière possibilité, il modifie ses attitudes, n’accorde plus vraiment d’importance à cette recherche de la vérité, refuse de voir qu’il est instrumentalisé et, en dernier ressort, accepte (s’il ne l’avait pas déjà accepté avant), le monde tel qu’il est, et le perçoit, comme lui-même, incapable de changement. Cette dernière stratégie peut se faire au moins de deux façons (voir points 2 et 3 ci-dessous). 

La «vraie vie», c’est alors les groupes de presse que l’on ne questionne pas, dont on n’étudie pas l’influence sur les rédactions. Le journalisme qui a passé toutes ces étapes de soumission acceptée se croit maintenant, tel un électron, libre et jamais empêché de dire tout ce qu’il veut: mais c’est qu’il oublie que pendant ce processus de déconscientisation, il a jugé ce qu’il était bon ou non de dire pour conserver son statut et sa place; il a intériorisé les interdits, les choses acceptables et les limites à ne pas dépasser et il ne vit pas du tout cela comme une censure. 

« La police intellectuelle est un logiciel greffé dans la tête ». 

Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, p.70 

Le fait de travailler pour un média dont le propriétaire est multimillionnaire ne leur pose pas de problème. Ils ne sont même plus dans la dissonance, ils la refusent et y parviennent sans doute, à l’instar des concessionnaires au salon de l’auto qui admettent que les voitures rejettent du CO2 dans l’atmosphère – et donc polluent – mais refusent de dire qu’elles polluent.(7) On se demande ainsi «comment le professionnel de l’information a‑t-il imaginé qu’un industriel allait acheter un moyen d’influence tout en s’interdisant de peser sur son orientation ? ».(8) Abnégation du nanti? On aura du mal à y croire… 

L’individu qui réduit la dissonance par un acte de rationalisation cognitive justifie ainsi sa conduite de soumission, en vient à voir dans celle-ci un acte de liberté. C’est là un mécanisme psychologique normal, une sorte de nécessité pour maintenir l’équilibre. Mais dans le cas du journalisme de masse, «qui cela sert-il?» c’est la question qu’il faut poser. 

LES DISSIDENTS 

Alors que les témoignages de journalistes dégoûtés par les pratiques de leur rédaction se multiplient, que les dessous des cartes se font voir, illustrant les desseins réels des médias dominants, la plupart des journalistes des QG rédactionnels encore en poste continuent à se justifier, à voir dans ce qui est pour nous la substance du journalisme mainstream uniquement des dérives, des accidents, qui n’entachent en rien l’ensemble. 

« Une véritable liberté de choix implique notamment la possibilité de choisir parmi des options qui ne soient pas exclusivement proposées par une oligarchie dont l’objectif premier est de vendre des téléspectateurs à des publicitaires ». 

N. Chomsky et H. Edwards, p.37 

Certains journalistes toutefois, qui sont partis ou ont été virés, témoignent de ce qui se passe dans les coulisses. C’est le cas de Vinciane Jacquet, correspondante au Caire du journal Le Soir, qui refusa de traiter l’affaire de la disparition de l’avion Egyptair entre Paris et Le Caire comme la rédaction lui demandait, à savoir «d’insister sur la « tristesse des familles » et de parler (remettre en cause) la sécurité de la compagnie aérienne égyptienne », et qui fut remerciée, n’étant plus «opérationnelle»

«Dans ce temps où les gens accusent les journalistes de mentir, d’amplifier, de maquiller, de couvrir les responsables, bref, ne leur font pas confiance, j’ai décidé de dire non, et de ne pas céder au journalisme de sensation au mépris du journalisme d’information et de son éthique. Et tout ça, si j’ose le dire, pour un salaire dérisoire. Je ne le regrette pas, j’en suis même fière. Ce genre de demande de leur part, insister sur « l’excitation » plutôt que sur les faits, n’était pas une première, mais concernait des sujets moins graves et où j’ai donc « laissé couler ». Il est primordial que nous, journalistes, freelance ou pas, sachions dire non et nous souvenions que nos mots, nos angles, peuvent avoir des conséquences dévastatrices sur les individus. Il est primordial que nous soyons ceux qui restaurions la confiance perdue des lecteurs. Les rédactions ne le feront apparemment pas, ou peu. Longue vie au journalisme d’information. » 

Plus récemment, une autre «remerciée», Aude Lancelin, cette fois en France et par L’Obs, se demande quand le journal dont elle était la directrice adjointe, a «décidé de se suicider en cessant de rendre compte du réel?»(9)

Le soir du refus wallon au CETA, un journaliste de la chaîne luxembourgeoise RTL-TVI annonce, sans même en prendre conscience, qu’il ne fait au fond pas son boulot: «En réalité, personne ne maîtrise vraiment les détails de cet accord. Les avis se basent surtout sur des inquiétudes liées aux conséquences supposées, de la mondialisation» (RTL-TVI, 24 octobre). Si le journaliste veut faire passer le doute populaire pour de l’ignorance, mépris habituel des médias pour le peuple, il énonce surtout au fond que les journalistes ne l’ont pas aidé à vraiment comprendre «les détails de cet accord». 

QUELLE IMPLICATION POUR LA PRESSE LIBRE ? 

Si nous voyons que parmi les stratégies de rationalisation cognitive (voir le point 3 dans l’encadré), un des moyens est de justifier son comportement/ cognition en y ajoutant d’autres comportement(s)/ cognition(s), on peut en déduire que la création d’un média alternatif peut être une tentative d’équilibrer ses comportements et ses attitudes. En effet, si je me sens trop contraint dans une presse capitaliste appartenant à de richissimes familles, je peux réduire cette tension en m’engageant dans un média indépendant. C’est un des moyens de réduction de la dissonance. 

Toutefois, travailler dans un média libre peut difficilement se conjuguer avec un emploi rémunéré dans un média capitaliste, car il faut, quand on est dans l’un, feindre l’inexistence de l’autre, et vice versa. Mais quand de l’autre dépend ses revenus, il est facile de deviner que c’est dans la rédaction du média dominant que nous devrons oublier nos luttes, alors qu’une fois réintégré notre combat pour une presse libre, nous devrons nous rappeler constamment qui nous nourrit… En fin de compte donc, nous ne pourrons plus faire un média libre puisque nous ne pourrons plus tout dire. Comme le dit Serge Halimi: «Aller dans les médias [de masse], c’est se taire sur les médias ou ne dire sur eux que ce qu’ils consentent à entendre», et si cette analyse marche pour celui qui vient parler dans le média, elle est d’autant plus pertinente pour celui qui y travaille. 

Le divertissement « tient le public à l’écart de la politique et génère dans ce domaine une apathie des plus utiles à la préservation du statu quo » 

Chomsky et Edwards, p.95 

La presse libre n’est donc pas «alternative», elle ne coexiste pas à côté de «l’autre», trouvant justement ses fondements dans l’indigence de cette dernière, dont elle doit inévitablement démonter le fonctionnement et expliquer ce qu’elle est.(10) Le sujet engagé dans une presse «alternative» tout en travaillant dans un média capitaliste, supportera cette situation passablement schizophrénique en se gardant bien de dénoncer la structure des médias de masse et tout ce qu’elle provoque sur son métier. C’est là le prix qui lui assure la conservation de son poste. Au détriment toujours de la vérité, parfois de la santé psychique du journaliste. 

La critique des médias de masse n’est-elle pas pourtant indispensable? Nous le pensons. Reste donc à s’engager aux côtés de ceux qui perçoivent plus d’avantages, en terme de liberté et d’authenticité, à dénoncer les pratiques abjectes des médias de masse, que de continuer à se soumettre, à instiller le doute chez les autres qui, une fois organisés collectivement, pourront initier un basculement. 

LE JOURNALISTE EN DISSONANCE COGNITIVE 

Attitude : « Je crois dans la liberté de l’information et je veux travailler en ce sens ». Comportement : « travailler dans un média que l’on sait soumis aux intérêts des puissants et en subir quotidiennement les conséquences dans son travail ». 

Types de stratégies de réduction de la dissonance : 

1. Changement du comportement/de la cognition et respect de l’attitude. Par exemple : quitter la rédaction dans laquelle on travaille. 

2. Justifier un comportement/une cognition en aménageant la cognition conflictuelle. Par exemple : « Je peux parfois écrire un article en toute « liberté » ». 

3. Justifier son comportement/sa cognition en ajoutant de nouvelles cognitions. Par exemple : « Je vais m’engager auprès de journalistes sans frontières ou créer un journal alternatif ». 

Notes et références
  1. Rappelons la signification du terme : « État de l’individu qui, par suite des conditions sociales (économiques, politiques, religieuses), est privé de son humanité et est asservi. Par extension, tout processus par lequel l’être humain est rendu comme étranger à lui-même» (Le Petit Robert).
  2. Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Éditions de Minuit, Paris, 1968, p. 39.
  3. Les cognitions se rapportent à ce qui constitue la connaissance dans un sens large (tels la mémoire, l’apprentissage, le langage, la perception, etc.). La cognition se rapporte à la façon dont nous nous construisons mentalement
    des représentations à partir de notre perception.
  4. Sylvain Delouvée, Psychologie Sociale, Éditions Dunod, 2013, p.82. Les citations qui suivent, si la source n’est pas mentionnée, sont tirées du même ouvrage.
  5. Notons que si le tri et le formatage ont déjà eu lieu sur les bancs des écoles de journalisme (et sur les bancs de l’école avant), certains ont réussi à garder leur intégrité pendant leur formation et sortent encore avec des illusions. Voir l’ouvrage Les petits soldats du journalisme, François Ruffin, Éditions des Arènes, 2003.
  6. Aude Lancelin, Le Monde Libre, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2016, p.47. C’est nous qui soulignons.
  7. http://www.koreus.com/video/voiture-pollution-quotidien-salon-auto.html
  8. Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Éditions Raisons d’Agir, p. 69.
  9. Aude Lancelin, Ibid., p. 75.
  10. Voir « Made in Alternatif », Kairos n°24.

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