Kairos n°36

Septembre 2018

Dans un monde où les États inscrivent leur devenir dans une perpétuelle course à la possession de l’ultime « innovation », il demeure peu de possibilités de moratoire sur le déploiement technologique. Attendre avant d’appliquer (et d’impliquer…) laisserait pourtant à nos cerveaux le temps nécessaire à l’examen raisonnable de l’impact de l’une ou l’autre de ces nouveautés sur l’humanité. Inscrivant notre « pensée » dans une unique dimension de comparaison vers le « haut », nous serions incapables d’envisager notre niveau de civilisation autrement qu’en terme de place, laquelle, définissant la position qu’on occupe dans cette hiérarchie arbitraire, nous situerait plus ou moins en avance sur l’axe du progrès. Walt Whitman Rostow, économiste américain, décrivait, dans un ouvrage devenu célèbre(1), cinq stades du développement économique : le premier, correspondant à ce qu’on définira plus tard comme le « sous-développement », caractérisait la société traditionnelle, alors que le dernier, le plus abouti, signait « l’âge de la consommation de masse ». 

60 ans plus tard, si cette approche peut sembler des plus cyniques, c’est pourtant ses fondements qui dictent encore, et peut-être plus que jamais, le fonctionnement de nos sociétés. Nous sommes sommés d’avancer, toujours, pressés d’échapper à la mort et persuadés d’être sur le bon chemin ; le pouvoir d’achat colonise tous les esprits, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Cette fuite en avant reporte pourtant toujours à plus tard le questionnement sur les critères qui définiraient notre « développement » : d’abord avancer, encore et encore, le perpétuel mouvement se substituant à la réflexion et, surtout, l’extinction de cette dernière assurant la pérennité de la mise « En marche ». Point de possibilités dès lors de penser dialectiquement le « retard » des autres dans un rapport avec notre « avance ». 

Regardant vers le haut pour constater ce que nous n’avons pas et que les autres possèdent, nous nous fixerons des délais purement arbitraires : « Tout le monde parle de la future 5G, mais l’Europe, et surtout la Belgique, seront-elles prêtes pour 2020 ? Selon le calendrier retenu, chaque pays de l’Union européenne devra disposer d’au moins une ville couverte par la 5G dès 2020. Il reste à peine un an et demi, et l’horloge tourne »(2). Tirés d’un article en ligne de la chaîne publique belge RTBF, ces propos expriment toute la puissance horaire (« il reste à peine », « l’horloge tourne ») d’une pensée conformiste dominante, véritable technocratie qui pousse, compresse, nous enjoint d’aller plus vite pour pouvoir accélérer, augmenter le débit et réduire le temps de connexion : rapidement déployer la technologie utile à la 5G pour plus vite se connecter, cercle infernal qui n’a pas de fin, sauf le basculement irréversible. 

Pourtant, faisant abstraction du critère technologique, qui peut dire qu’une ville dotée de la 5G est plus avancée qu’une autre, d’un point de vue sanitaire, social, écologique? Le déploiement de la 5G signifiera que les normes en termes d’émissions électromagnétiques devront être plus « souples » et que les smartphones devront être remplacés pour répondre à cette nouvelle technologie. Les normes s’adapteront donc à la nécessité technologique et productiviste. Pendant ce temps, dans une dimension tout à fait schizophrène, on vous demandera de trier et recycler ; les villes « zéro déchet » seront sponsorisées par la Commission européenne, alors que des centaines de millions de smartphones termineront dans les décharges d’Afrique, là où nos esclaves qui assurent notre mode de vie extrairont au prix de leur santé, de leur vie et de leur dignité, les matières premières pour produire… les nouveaux smart- phones compatibles avec la 5G. Et les politiciens renchériront : « Le train de la 5G est en marche… La Wallonie ne peut pas être à la traîne de la transformation numérique ». « L’horloge tourne », pourtant les (ir-)responsables politiques ne perçoivent pas le même cliquetis que nous. 

Ce monde est devenu fou, et il semblerait que plus rien ne puisse l’arrêter. Enfin, peut-être nous… 

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. The stages of economic growth, an non-communist manifesto, 1959, Third edition.
  2. « La Belgique sera-t-elle prête pour la 5G? », Jean-Claude Verset, 8 août 2018, www.rtbf.be

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