ÉTUDE DES CENSEURS MÉDIATIQUES AU TRAVERS DU CAS LIBRE/FINANCITÉ

Ce ne sont pas les fourmis qui portent à la reine les denrées qu’elles ont trouvées sur leur chemin qui seront les plus propices à le rebrousser et décider de faire autre chose que de nourrir le chef. 

Il en est de même parmi la gent humaine : la plupart étant enchaînés à ce qu’ils ont fini souvent par considérer comme leurs responsabilités, ils ne sont pas prêts à reconnaître que leur chemin est continuellement balisé et qu’il serait temps d’emprunter les voies hors des sentiers battus. En disant « choisir » de ne pas faire autrement, alors qu’un long travail d’aliénation se dissimule derrière leur choix, ils entérinent leur servitude volontaire. 

C’est le panoptique de Bentham : persuadés d’être regardés en permanence par les gardiens (les chefs), les prisonniers en viennent à intégrer ce regard et à anticiper les réponses à donner : ils s’auto-surveillent. Et pour ne pas rendre cette situation mentalement intenable, les plus malléables en viennent à se persuader que cette surveillance de soi-même est tout à fait volontaire et constitutive de leur personne, « oubliant » le contrôle externe et se croyant désormais libre. Les autres, par contre, ceux qui ne sont pas encore — totalement — embrigadés (dont nous faisons à différents niveaux partie), quand ils sont au contact des fourmis dressées, risquent toujours de commettre des « erreurs », c’est-à-dire de ne pas répondre aux besoins et désirs du chef que les fourmis domestiquées connaissent implicitement et ont fait leur. Encore animés par une envie de liberté, certains prennent le dessus sur les intérêts et refusent la vile servitude. 

Les « accrochages » entre la pensée embrigadée et sa police et des bribes de pensée libre, se passent dans les fourmilières : les huis-clos des rédactions, les bureaux de direction, les brimades et mortifications quotidiennes. À de rares occasions toutefois, elles sortent du silence qui protège ceux qui ont intérêt à ce que le spectacle de la liberté d’expression et de la démocratie se maintienne : quand certains décident de quitter la fourmilière et de dénoncer ce qu’il s’y passait(1), quand une fourmi fait une erreur, dit ce qu’il ne faut pas dire(2) ou quand l’interviewé n’offre pas la réponse que le journaliste attendait(3), par exemple. 

Cette occasion rare, nous avons eu la chance de la connaître, de bénéficier de toute la trame de l’intervention de la police de la pensée. Des premiers avertissements de certains serviteurs zélés du patronat belge qu’on trouve dans le quotidien La Libre, à la rupture de la collaboration avec le magazine Financité dont nous avons longuement interviewé le rédacteur en chef. Car si l’enrichissement des grandes fortunes n’a pas de limite, la liberté d’exprimer son écœurement face à cette indécence et la volonté d’incarner ceux qui en Belgique sont les bénéficiaires de l’accaparement des biens communs, sont des crimes de lèse-majesté qui imposent, eux, des limites : oser dénoncer un personnage dont l’institution participe au financement des armes nucléaires, mais « malheureusement », fait aussi partie du conseil d’administration du journal, tout cela dépasse l’entendement… actionnarial. C’est le système Libre, dont nous détaillons dans ce dossier les rouages. 

Certes, ces occasions nous aident à situer plus précisément le talon d’Achille des puissants : ils craignent que des informations puissent nourrir la colère du peuple ; ils ont peur qu’on identifie ceux qui l’étouffent et sont les architectes de la pauvreté, informations qui pourraient, on ne sait jamais, instiller l’esprit révolutionnaire. 

Ce dossier ne sera pas là pour vous convaincre que la presse de masse est inutile à la propagande industrielle et financière, au contraire. Alors, faudrait-il se replier sur la chaîne publique ? Oui, mais quand son conseil d’administration laissera la place aux citoyens, éradiquera les intérêts partisans et ceux qui les portent, et mettra à la porte ces managers comme Jean-Claude Phillipot, copain du pouvoir et des patrons lequel s’il devait encore lui arriver de douter du bien-fondé de ses agissements et vivre ce conflit interne propre à la dissonance cognitive(4), sera apaisé en se rappelant son cachet annuel de 350.000€.

Dossier réalisé par Alexandre Penasse 

Notes et références
  1. Voir Journalistes précaires, journalistes au quotidien, d’Alain Accardo (Éditions Agone, 2007) et notamment, plus récemment, le témoignage d’Aude Lancelin, Le Monde Libre, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2016.
  2. La veille du lancement du Mondial 2018, Anne-Sophie Lapix déclare au JT de 20h France 2 : « La Coupe du monde débute demain et
    on va pouvoir regarder des millionnaires courir après un ballon. En cinq ans, l’enveloppe du Mercato a triplé (…) ». Cela déclenchera
    un tollé, une vague d’indignation médiatiquement orchestrée, qui en dit long sur la possibilité de dire des vérités dans les médias, surtout dans ce domaine qui touche au spectacle des inégalités.
  3. Voir la réponse de Xavier Mathieu, délégué syndical CGT, à David Pujadas, dans le Kairos de février-mars 2016.
  4. Voir Dossier « Le journalisme existe », Kairos novembre-décembre 2016.

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