Informatique, écoles et égalité des chances

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La crise sanitaire qui nous occupe a favorisé l’enseignement à distance. Le numérique y a pris une place importante. L’informatique fait dorénavant partie du quotidien des écoles. Apporte-t-elle une certaine émancipation ? Rien n’est moins sûr.

LES ÉCOLES

Loin d’être toutes équipées de la même manière, les écoles sont aussi mises en concurrence et inégales par rapport à l’informatique. Un peu plus d’un an avant la crise du Covid, mes autorités académiques sont venues me dire, dans une opération de communication plutôt rare, que la fracture numérique n’existait plus, que tout le monde était à présent connecté. J’ai failli en tomber de ma chaise ! Il y avait dans mon établissement des élèves qui ne possédaient que leur smartphone pour travailler(1) et des collègues qui se débrouillaient encore fort maladroitement. On me demandait de faire payer les impressions papier. Seules quelques classes étaient équipées d’ordinateurs, pas toujours mises à disposition des élèves et la salle des professeurs ne comportait que deux postes de travail… Le confinement de mars 2020 a dévoilé la réalité de la situation !

LES ÉLÈVES, LES COURS, LES COMPÉTENCES

Au moment de l’explosion internet, une idée folle a germé dans le monde de l’enseignement : puisque tous les savoirs se trouvent maintenant à portée de clic, va-t-on encore les enseigner à l’école ? N’est-il pas plus pertinent de développer les compétences des élèves et de leur apprendre à apprendre par euxmêmes ? Si cette idée peut sembler séduisante, elle comporte néanmoins une face cachée. En effet, cette approche par compétences était essentiellement soumise aux attentes du monde du travail, il s’agissait avant tout de former les élèves à un marché de plus en plus flexible et instable. De plus, les enseignants se raréfiaient dans certaines matières, et les remplacer par de simples coaches qui accompagneraient des « méthodes numériques » pourrait séduire… Or, le rôle des enseignants ne se limite pas à déverser des savoirs dans les têtes de leurs élèves. Ce qui passionne les élèves est variable et ne correspond pas spécialement aux savoirs nécessaires pour comprendre le monde et y porter un regard critique. Enfin, une grande partie des savoirs appris à l’école n’est pas immédiatement utile, le rôle de l’enseignement étant surtout de structurer les savoirs et de veiller à leur acquisition. Les profs passent une grande partie de leurs cours à motiver les enfants et les jeunes, à éveiller leur intérêt pour des matières qui peuvent leur sembler rébarbatives(2).

Enfin, l’expertise nécessaire pour trouver un travail ou devenir un citoyen critique ne repose pas sur des savoirs superficiels qu’on pourrait trouver en ligne, mais nécessite de disposer en mémoire d’une grande quantité de savoirs organisés et de faire des liens entre ces connaissances. Croire qu’il suffirait d’apprendre à apprendre est une illusion. Le numérique est, en réalité, à la fois un outil pour l’apprentissage et une nouvelle matière à apprendre. Mais il semble que la promotion de l’usage du numérique, à l’école comme ailleurs, serve avant tout les intérêts de l’industrie du matériel informatique, des logiciels et des services en ligne. Le numérique est un outil parmi d’autres et doit le rester. Il serait préjudiciable d’oublier la craie et le stylo.

PANDÉMIE ET NUMÉRIQUE À TOUT PRIX !

L’actualité récente et la crise sanitaire ont montré à quel point l’enseignant dans sa classe et le travail collectif étaient indispensables pour un enseignement de qualité. La nécessité de garder le contact avec les élèves durant les derniers épisodes de « classe à distance » révèle aussi un autre visage de l’usage de l’informatique : le contrôle des enseignants. Dans certaines écoles, on a vu la direction comptabiliser le nombre d’heures passées sur la plateforme, le nombre de vidéo-conférences données, le nombre de mails échangés avec les élèves… Une pression supplémentaire qui exclut l’usage de dossiers papier ou de manuels afin de poursuivre les apprentissages. Ainsi, un enseignant qui aurait choisi de donner des lectures, des photocopies à étudier afin d’en faire une synthèse qu’on aurait pu ensuite corriger et commenter se voyait contraint d’utiliser le numérique à tout prix.

Lors de la mise en place de cet enseignement hybride (et déjà avant), les réactions du monde politique, des différents pouvoirs organisateurs et directions vont dans le sens de l’équipement numérique de tous les élèves. Il s’agit à présent de fournir un ordinateur en prêt à tous les élèves, moyennant un étalement des frais pour les parents. Il est prévu une aide pour les familles défavorisées. En passant par une petite dose d’humiliation pour les jeunes qui se voient aidés « charitablement ». En attendant, pour faciliter l’enseignement à distance, les écoles devaient s’équiper d’ordinateurs à prêter aux élèves(3). Mais le chaos règne : en effet, dans les écoles à indice socio-économique faible(4), le nombre d’ordinateurs est insuffisant et la «publicité» reste confidentielle. Certains parents, ignorant leur droit à un prêt de matériel, se sont engagés dans un crédit. La gratuité scolaire (déjà très relative) est gravement compromise par le tout-numérique. Si, officiellement, les frais demandés par les écoles sont limités, le recours au numérique, l’incitation à rendre des dossiers imprimés, à rechercher sur internet à la maison induisent des dépenses difficilement supportables pour certaines familles. Équiper tout le monde ne résoudra pas les inégalités. Le problème de la compréhension du numérique se pose : que faire si mon ordinateur se plante ? Comment télécharger et installer un programme ? Comment utiliser le matériel ? Peut-on laisser sans explication, du jour au lendemain, un jeune de 15 ans seul devant un écran qui expose aussi pornographie et violence ? Vouloir équiper chaque enfant est une solution peu écologique, ultra commerciale et qui participe d’un individualisme accentué. L’école ayant aussi pour objectif de « faire société », cela implique de choisir des solutions davantage collectives et durables.

UNE SOLUTION

À la veille du confinement, mon établissement déclarait dans son plan de pilotage avoir des salles informatiques à disposition des élèves. Ce n’était pas tout à fait vrai. Lorsqu’il n’y avait pas de professeurs qui y travaillaient, ces salles étaient fermées à clé. Impossible d’y accéder en dehors des horaires de cours. Comment apprendre dans de telles conditions ? On souhaiterait pourtant rendre les écoles et universités ouvertes à l’ensemble de la société, rendant le savoir et la recherche davantage communs. Au lieu d’équiper tous les élèves, ne faudrait-il pas équiper davantage les écoles et les ouvrir après les cours, le samedi ? Créer de nouvelles « études » encadrées ? On pourrait ainsi proposer une solution plus collective : une sorte de « bibliothèque » accessible à tous, aux autres oubliés du numérique (personnes âgées du quartier, parents, familles précaires…), des écoles qui deviendraient des lieux où tout citoyen peut trouver de l’aide, des écoles conviviales pour tous.

Michèle Janss

Notes et références
  1. Depuis l’arrivée des smartphones sur le marché, les plus précaires de mes élèves n’ont plus d’ordinateur. Mon établissement est une école technique et professionnelle du croissant pauvre de Bruxelles.
  2. Benoit Galand, « Le numérique va-t-il révolutionner l’éducation ? », in Cahier du Girsef, n°120, mars 2020. Consultable en suivant le lien suivant : https://bit. ly/39wDre4
  3. La mesure vise à permettre aux écoles d’acquérir un stock d’ordinateurs corres- pondant à au moins 5% de leur population scolaire.
  4. Rappelons que nous avons, en Belgique, un des enseignements les plus inégalitaires d’Europe. Pour comprendre : https://skolo.org/2017/06/22/reseaux-inscriptions-filieres-financement-mecanismes-de-linegalite-scolaire

 

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