Buenos Aires a tout d’une mégapole, pleine de voitures, de gens pressés, de publicités, de magasins. Pourtant, derrière certains bâtiments et derrière les murs colorés de maisons récupérées, de nombreux citoyens tentent un sentier différent, guidés par les principes de la permaculture.
À deux pas de la faculté d’architecture de Buenos Aires, à 500m du stade de River, un petit chemin s’enfonce dans la végétation récente. Un lampadaire se confond avec les arbres qui ont poussé. Un peu plus loin, un drôle de village dispute le béton aux mauvaises herbes…
L’ «éco-hameau» de Velatropa se définit comme un « centre expérimental interdisciplinaire d’éducation environnementale». En 2004, un petit groupe de personnes décide de récupérer l’espace des fondations abandonnées du projet de pavillon 5 de l’université pour créer une zone-tampon qui protégerait les marais voisins, déclarés réserve naturelle. Très vite, l’occupation acquiert une dimension éducative. «L’idée était d’en faire un campus expérimental et éducatif, complémentaire à l’université », explique Marco, présent à Velatropa depuis le début. Aujourd’hui, il ne vit plus sur place, mais vient participer à l’espace tous les week-ends. Yasmine, elle, va et vient. «Pour moi, c’est un lieu où expérimenter un mode de vie qui s’adapte au lieu où on est, et pas le contraire. Ça consiste à observer, et utiliser les choses qu’on a sous la main pour fonctionner. Et en plus, on vit ensemble. Il y a donc tout l’aspect concret de construire avec des méthodes naturelles, de faire le potager, mais aussi tout l’autre côte du vivre ensemble et de connaissance de soi-même…et du reste ! ». Sur 1 km², on trouve de nombreux potagers, plusieurs constructions en boue ou géodésiques, des cabanes et des nids dans les arbres, des tentes aussi. Au centre du hameau, la cuisine couverte et le «cercle des repas», fait de chaises dépareillées et de bouts de troncs.
De l’autre côté de la ville, la Huerta de Saavedra construit aussi son coin de paradis. Les habitants du quartier n’ont pas semé sur le béton de fondations laissées en plan. En 2001, ils ont plutôt sauté par-dessus les braises fumantes de l’économie argentine en crise pour créer un espace différent. Les voisins de l’assemblée de Saavedra ont commencé par récupérer un terrain abandonné et plein d’ordures et à y semer quelques plantes. Le but était aussi de générer peu à peu une autre forme d’alimentation, plus durable, vu les graves problèmes d’alimentation que posait la crise.
Douze ans plus tard, le lieu a fleuri et est devenu l’espace Cucoco, culturel, coopératif et communautaire. Le potager a grandi, le projet collectif aussi. Aujourd’hui, entre les deux bouts de potager s’élève un centre culturel autogéré par une quinzaine de personnes. Parmi eux, Grisella, 19 ans. Pour elle, il s’agit de générer un changement à partir de la culture, en montrant d’autres choses aux gens. «On propose des ateliers “au chapeau” comme du yoga, de l’acrobatie, du recyclage, de l’écriture et plein d’autres. On organise aussi des projections, des débats, des spectacles, des événements… Le potager est central parce que c’est par là que ça a commencé. Mais aussi parce que, nous, on va au supermarché tous les jours, on prend des aliments sans même savoir d’où ils viennent ni ce qu’ils contiennent». Marta, 61 ans, complète: «Notre objectif, c’est avant tout d’être un lieu de rencontre où partager des savoirs sur la terre, l’alimentation… Dans ce sens, notre proposition consiste à proposer aux gens d’autres formes de s’alimenter, de fonctionner, dans la mesure de leurs possibilités. Et qu’ils voient comment ce système est en train de détruire toute notre vie, notre quotidien». Dans la cuisine de la Huerta, on trouve des plantes séchées au plafond et des affiches militantes sur les murs. Et sur un grand tableau, un horaire des ateliers bien rempli.
de la permaCulture… dans la ville?
Les deux espaces s’inspirent des idées de la permaculture. À la Huerta de Saavedra, elle déborde volontiers du potager, limité, lui, par les murs qui l’entourent. «On a un focus permaculture au-delà du potager même. Avec les constructions naturelles par exemple, comme la grande salle qu’on a construite nous-mêmes avec des murs d’argile. On est donc orientés vers la permaculture en tant que recherche d’alternatives qui ne soient pas contaminantes, comme le fait d’utiliser et réutiliser ce qu’on a, sans devoir nécessairement tout acheter». Les membres de l’espace ont intégré les principes de la permaculture dans leur manière de résoudre chaque problème qui se présente. «Le dernier en date? On avait récupéré une série de fauteuils en osier pour la grande salle. Mais sans coussins, au bout d’assemblées de trois, quatre heures, c’était un peu dur. On en a discuté en assemblée, en excluant presque malgré nous l’idée d’en acheter. On cherchait une solution qui s’appuierait sur les ressources qu’on a à disposition», raconte Frank, qui fait partie de l’espace depuis 5 ans. Deux semaines plus tard, des bouts de matelas entourés de housses de sachets de lait en plastique cousus entre eux remplissaient leur nouvelle fonction.
À Velatropa, un peu plus éloignée du ciment, la permaculture se voit un peu partout: dans les plantes et légumes qui poussent de tous côtés, dans les bio-constructions en argile, dans les mille objets réutilisés…et même dans les réunions entre les habitants de l’éco-hameau, qui ont toujours lieu les jours de pleine lune et de nouvelle lune.
En général, tout est question de récupérer, de recycler, de penser et faire autrement les gestes quotidiens. À Velatropa comme à la Huerta, on lave les mains et les plats avec des cendres. Ce qui peut être composté l’est, le reste des petits déchets sont comprimés dans des bouteilles en plastique et servent de briques dans la bio-construction. On trouve des bouteilles en verre dans les murs en boue, pour délimiter les potagers, parmi la décoration.
Mais dans la ville, l’harmonie avec la permaculture – vivre à tous points de vue en cohérence avec l’environnement – n’est pas une mince affaire. Même pour Velatropa, la dépendance est inévitable. Les membres de l’espace récupèrent une bonne partie de leurs aliments dans les magasins de la ville, les visites et les interactions sont constantes… Sans que ces liens encore forts soient nécessairement négatifs. Marco explique le paradoxe de Velatropa. «Ici, on est dans le veines de la capitale. Juste là-derrière, on a toutes les artères et les avenues qui sortent de la ville. Pour moi, c’est l’aspect le plus intéressant du projet. Si on parle en termes de permaculture, peut-être qu’il y a des faiblesses. Mais si on considère que c’est un projet permaculturel en plein milieu de la capitale, avec tout le mouvement et la synergie qui vont dans l’autre sens, je trouve que c’est spectaculaire. La polarité qui se produit quand tu rentres ici est impressionnante. Au début, c’est étrange puis tu t’habitues, et finalement quand tu retournes en ville, tout te semble très bizarre. Ça permet de mettre en évidence toutes les habitudes qu ́on a et de les repenser». Comme lieu de transition, entre la ville et un milieu plus naturel, Velatropa permet à beaucoup de découvrir tout un univers inconnu. C’est un espace de construction proche de la capitale, où chacun peut venir expérimenter, apporter ses interrogations, et puis transporter ailleurs ce qu’il a appris. Yasmine, qui vient de la ville comme la majorité des «velatropiens», le résume ainsi : « Nous, on expérimente la permaculture, mais il y a des choses pour lesquelles on dépend toujours de la ville. Mais ce n’est pas non plus comme si on était dans un appartement. C’est un espace intermédiaire. De manière physique, c’est ça aussi, on est entre la grande ville et une réserve naturelle. On est dans la transition, dans le processus».
À la Huerta de Saaverda, plus enfoncée encore dans la capitale argentine, Marta soutient la même idée. «Dans la ville, c’est parfois un peu impossible d’atteindre un objectif permaculturel total, qui pourrait être atteint en allant vivre par exemple dans la campagne. Mais je pense qu’à partir de cette pensée permaculturelle, c’est possible de changer une partie de la ville. Vivre d’une autre manière en ville. Tout le monde n’est pas prêt à aller vivre en pleine campagne et à y cultiver son lopin de terre ». Cristobal s’occupe des visites scolaires aux potagers de la Huerta. Pour lui, le sens d’un espace de permaculture en ville devient très concret si on se penche sur l’empreinte écologique de chacun. «La permaculture sert aussi à penser comment s’approvisionner auprès de la production locale, et avec ce qui est disponible à moins de 70 km de distance. Il y a une transformation permanente à travers ces questions. Et d’autant plus quand viennent des écoles et que les enfants voient que les légumes viennent de la terre et pas des supermarchés. Déjà là, il y a des changements sociaux dans la manière de penser comment se travaille la terre et s’obtiennent les aliments que chacun consume».
des manières
de Changer les Choses
Comme le dit son nom, le Transformateur de Haedo est un espace qui vise à transformer, tant les personnes elles-mêmes que la société. Leur instrument? La culture, et un espace d’accueil pour tous ceux qui veulent. Leur repère, installé dans la périphérie de Buenos Aires, est l’ancienne demeure d’un gouverneur, moitié maison, moitié château. Dans la maison récupérée, les jeunes du Transformateur proposent des ateliers en tous genres, un centre de jour pour les jeunes de la rue, une bibliothèque populaire. Depuis peu, ils aimeraient se rapprocher plus de la permaculture. En commençant un potager, mais aussi en changeant leurs habitudes dans la maison. Guille déroule leur réflexion: « Jusqu’à présent, on a toujours été fort tournés vers l’extérieur, en organisant des spectacles, des événements. Mais on se rend compte qu’il faudrait aussi penser la transformation et le changement à partir de la maison même. Réfléchir sur comment on travaille, comment on utilise les ressources qu’on a… Commencer par transformer notre espace et nous-mêmes avant de transformer la société». Ilona, prof de l’atelier de swing, le complète : « Et ça créerait une possibilité de changement au-delà de ces murs aussi, via les relations qu’on a chacun hors du Transformateur avec d’autres gens. C’est changer peu à peu les relations, en commençant entre nous».
Pour Frank, de la Huerta, ils travaillent tout autant la permaculture dans les relations humaines. Il s’agit de coopérer, d’essayer de réaliser les choses en groupe de la meilleure manière possible, et de manière horizontale. «Ce qu’il y a, c’est que la permaculture, c’est tout! Ce n’est pas seulement faire un potager et construire une maison en boue, tout ce qui serait des alternatives de mode de vie. Parce qu’il y a des gens qui font ça mais qui ne vivent pas la permaculture. La permaculture, c’est une manière de penser, de vivre, de se mettre en relation les uns avec les autres», explique Marta.
À la Huerta comme à Velatropa, et comme dans des dizaines d’autres lieux alternatifs de Buenos Aires, le changement dans les relations est essentiel. Pour les milliers de personnes qui participent à ces espaces, les relations horizontales et égalitaires sont la base de tout changement de plus grande ampleur. Grisella explique leur fonctionnement. «Nous, on fait des assemblées tous les dix jours environ, selon les nécessités ou l’urgence qu’il y a à résoudre certaines questions. Toutes les décisions, on les prend de manière consensuelle». Cristobal, géant barbu, sa petite fille d’un an dans les bras, continue: «L’assemblée est aussi une manière d’apprendre. Apprendre à parler entre camarades, apprendre comment on prend les décisions concernant les choses qu’on fait. Et ce sont des moments très riches car on réapprend chacun à écouter, à comprendre l’autre et à repenser notre bagage culturel ».
Paola est espagnole, elle vit à Velatropa depuis quatre mois. «Moi, je suis plus venue ici dans l’idée de faire des onguents et des lotions à base de plantes. Mais c’est la question des personnes et des relations humaines qui m’a accrochée le plus». Pour elle, la permaculture qu’ils pratiquent à Velatropa a trois bases: l’alimentation et la production d’aliments, la construction naturelle et la construction d’une société. Cette société, elle passe par les cercles des repas, c’est-à-dire les multiples discussions qu’ils ont chaque jour pendant les repas communs, où ils discutent des éventuels problèmes. Elle passe aussi par le consensus, par l’attention à chacun et l’encouragement à ce que chacun s’exprime, par une « conscience collective envers l’environnement et envers les personnes », résume Paola.
Qu’ils contribuent à transformer la société, Cristobal en est convaincu. «D’une certaine manière, oui, on transforme la société, parce qu’on propose une autre manière de consommer, une autre utilisation des ressources. Ici, c’est un lieu où la permaculture virevolte sans cesse. Et la permaculture a à voir avec une idéologie de changement de la forme de consommer dans le système où on vit. À travers le recyclage et la réutilisation, à travers le fait de transformer des déchets en choses utiles, on essaie de transformer la société à partir d’une connaissance autre, partagée, collective ».
Pour tous ces espaces, la permaculture apparaît comme un outil pour pouvoir mener à bien ces changements. Quels que soient leurs objectifs concrets, centres culturels, d’expérimentation ou potagers communautaires, ce sont tous des espaces et des personnes qui croient en d’autres manières de fonctionner. Et qui mettent les mains à la terre pour commencer à les construire.
Edith Wustefeld et Johan Verhoeven