« L’éclairage électrique, en nous désapprenant à voir dans la pénombre, à y être chez nous, dérobe toutes les pensées et sentiments des choses qui auraient trouvé à y prendre forme, à s’y discerner bientôt ; à s’y nuancer et ramifier au dedans de nous en d’autres impressions et imaginations et souvenirs par jeu de correspondances, en phosphorescences si ténues que la lumière artificielle nous les rend invisibles et peut-être inexistantes ; juste en actionnant l’interrupteur. »
Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse
Ce texte m’a été inspiré par une réunion publique récente autour des éoliennes organisée à Aubusson, dans le département de la Creuse. Lors de cette soirée, une femme a posé cette question à laquelle les animateurs ont refusé de répondre : « Si nous sommes contre le nucléaire et contre les éoliennes industrielles, que proposons-nous ? ». Voici une tentative de réponse à cette interrogation qui me paraît essentielle …
LE NUCLÉAIRE N’EST PAS UNE ÉNERGIE PROPRE…
C’est une invention guerrière qui a causé la mort et la souffrance de millions de personnes. Dès son élaboration, aux États-Unis avec le projet Manhattan(1), des milliers d’Américains ont servi de cobayes avant d’être abandonnés dans l’indifférence. Puis, à la fin de celle-ci, les Japonais à Hiroshima et à Nagasaki en ont éprouvé les premières horreurs. La France, elle aussi, durant 50 années d’essais, a pris sa part en irradiant des populations, et leurs terres, qui n’avaient rien demandé. Elle poursuit au Niger, pour alimenter ses centrales, la contamination et la spoliation de l’Afrique, commencées avec le colonialisme. Aujourd’hui, nous ne savons toujours pas quoi faire des déchets radioactifs de toutes sortes, mais le pire est que nous ne savons pas ce qu’il adviendra des 58 réacteurs implantés sur le territoire qu’on ne sait pas démanteler(2) et dont un grand nombre, par leur vétusté, représentent une menace très grave. Par ailleurs, une ministre macroniste a avoué publiquement cet été que le gouvernement n’avait aucun horizon face à la sécheresse qui sévissait alors sur le territoire. Elle s’exprimait sur le niveau très bas des rivières en Loire-Atlantique qui menaçait sérieusement le fonctionnement de certains réacteurs. On était à quelques centimètres du seuil qui imposerait la fermeture et l’arrêt complet des sites sous peine d’avarie très grave. N’oublions pas, enfin, les malchanceux qui vivent à proximité d’un réacteur ou qui travaillent à l’intérieur. Ils sont les sacrifiés de la République(3).
LES ÉOLIENNES NE SONT PAS UNE ÉNERGIE RENOUVELABLE…
…elles sont, tout comme le nucléaire, le produit d’une société industrielle destructrice qui dévaste la Terre et les humains depuis près de 200 ans et dont on voit bien désormais, avec le dérèglement climatique et les injustices sociales démesurées, avec la perte drastique de la biodiversité et l’aliénation de tous aux écrans, qu’elle n’offre aucune perspective d’avenir. Pour fabriquer un engin de la taille d’une éolienne, il faut des machines énormes qui nécessitent une infrastructure adaptée que seul le capitalisme mondialisé et sauvage peut fournir. Il faut extraire des minerais, des métaux et des terres rares en saccageant les endroits qui en possèdent dans leurs sous-sols et anéantir les peuples qui ont le malheur de vivre au-dessus. Pour ce faire, il faut brûler quantités de pétrole, fabriquer dans des usines Seveso des produits chimiques toxiques dans des proportions très importantes. Cette extraction utilise également des quantités gigantesques d’eau alors que nous sommes sur le point d’en manquer cruellement. Elle pollue les rivières et les nappes phréatiques et exploite, sans états d’âme, une main‑d’œuvre nombreuse et sacrifiée. Non, ceci ne ressemble pas à une énergie respectueuse de l’environnement et des humains… Par ailleurs, nous ne savons pas ce que nous ferons dans une quinzaine d’années des déchets colossaux que le démantèlement de ces monstres imposera. N’oublions pas tous les riverains d’éoliennes qui souffrent de toute sorte de maux, les oiseaux qui s’empalent en nombre et l’enlaidissement de nos campagnes. Et que dire aux promeneurs de bord de mer de cet horizon, cher aux poètes, complètement gâché par cette monstruosité métallique alignée ?
Le photovoltaïque présente les mêmes caractéristiques que les éoliennes : destructions et pollutions multiples, production de déchets à n’en plus finir, laideur des champs et des villes, prolifération de plastiques toxiques… Le pétrole et le charbon, comme le gaz, ont déjà suffisamment pollué la planète puisque même le groupement des experts au service des gouvernements occidentaux, le GIEC, hurle de laisser ces hydrocarbures dans le sol. C’est là, d’ailleurs, que réside l’hypocrisie éhontée de nos grands élus. En effet, sans pétrole pour faire tourner les machines aux tailles démesurées et pour faire rouler les camions de toutes sortes, ni le nucléaire, ni les éoliennes, ni le photovoltaïque n’existeraient.
QUE NOUS RESTE-T-IL ?
Rien, et le vertige du néant nous accable. À moins, à moins qu’une idée, une lueur de bougie… entrouvre une porte. Alors, il nous appartiendra d’éclairer nos esprits d’une double conscience.
D’une part, le transfert des capacités humaines aux machines de plus en plus sophistiquées, tel qu’il se déroule depuis plus d’un siècle et dont l’achèvement semble être l’avènement des écrans portables connectés, a laissé sur le bord du chemin la richesse de nos âmes, car elle ne rentre pas dans les cases informatiques normalisées. Ont été évincés : le sensible, la réflexion, la mémoire, la patience, les agoras et la décision collective, la mesure humaine, l’ancrage à la terre…, parmi tant d’autres choses. Cette substitution nous laisse vide de nous-mêmes et orphelins du goût de l’effort collectif, celui qui engendre la joie et la vie. D’autre part, si le charbon et le pétrole détruisent la Terre, gardons en tête que la seule énergie digne est l’énergie humaine et animale, lorsqu’elle s’inscrit dans un élan commun.
Alors, si nous ne voulons pas aller au chaos dont nous percevons désormais les prémices, il faudra réenchanter une vie dans laquelle l’électricité ne sera plus qu’un vieux souvenir… Cela peut sembler inimaginable et inatteignable car nous sommes nés, à l’exception des plus anciens, dans un monde où l’électricité coulait de source et où l’eau courait sans jamais s’arrêter. Mais précisément, regardons comment la vie sociale et l’économie de subsistance(4) se présentaient dans nos régions avant le remembrement, la révolution verte et chimique et l’invention de l’aliénation par le confort moderne électrique. Il ne s’agit évidemment pas d’une volonté de retour en arrière qui, au regard des destructions et des dislocations innombrables qui se sont produites depuis ce temps, est impossible. Il s’agit de réfléchir à tirer les enseignements du passé récent pour tenter d’envisager une refondation de nos façons de faire société et d’habiter le monde dans l’état où il se trouve aujourd’hui. C’est une tâche de grande ampleur mais elle peut être gaie et épanouissante et elle pourrait redonner, probablement, un sens à nos vies sinistrées…
« Mais tout cela inaccessible, introuvable et d’ailleurs entièrement soustrait à l’imagination avec la lumière allumée : c’est bien réellement que nous en sommes prisonniers avec les images animées, les bavardages et les musiques sortant des haut-parleurs, que nous y sommes emmurés vivants avec la ventilation, ou, si vous préférez, comme sous l’effet d’une névrose de contrainte collective n’autorisant pas de contact avec l’intérieur. »(5) (À suivre)
Hervé Krief
- Jean-Marc Royer, Le Monde comme projet Manhattan, Le passager clandestin, 2018.
- Voir le DVD Brennilis, la centrale qui ne voulait pas s’éteindre, de Brigitte Chevet, Vivement Lundi, 2008.
- Ceux qui veulent absolument des chiffres peuvent se référer à une étude de l’INSERM, intitulée Géolap du 28 novembre 2014. Mais il n’y a pas besoin d’experts, d’études et de chiffres pour comprendre que vivre à proximité d’une telle puissance radioactive irradie gravement les riverains.
- Référence ici à un terme employé et développé par Ivan Illich.
- Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse, Fario, 2015.