Autoritarisme, nouvelles discriminations, surveillance numérique… où va la démocratie en Europe ?

Entretien de Kaarle Parikka avec Laurent Mucchielli, sociologue, directeur de recherche au CNRS (Mesopolhis, UMR 7064), auteur notamment de Défendre la démocratie. Une sociologie engagée (éditions Eoliennes, 2023).

La version courte de cet entretien réalisé en février 2024 a été publiée dans Kairos n° 63.

K. P. : L’implémentation du certificat Covid numérique de l’Union européenne a connu, tout compte fait, peu de résistance dans l’UE et sa remise en question demeure encore aujourd’hui très discrète (dans les médias, les organes gouvernementaux, etc.). Qu’en penser ?

L. M. : J’en pense la même chose que pour tous les « pass sanitaires » équivalents mis en place par la plupart des gouvernements des pays occidentaux en 2021. Et je vous remercie de poser cette question qui est fondamentale, pour au moins quatre raisons qui ont été déterminantes et qui le resteront si aucune réflexion collective, aucun grand débat, bref aucun debriefing digne de ce nom n’arrive dans les mois et les années qui viennent. Premièrement, le certificat Covid est un ensemble de mesures qui ne reposent sur aucun fondement scientifique et qui sont inefficaces du point de vue de la santé publique. Ceci est essentiel à toujours rappeler. Tous les discours qui ont justifié ces mesures reposaient sur l’affirmation que les vaccins ARNm anti-covid allaient permettre de stopper l’épidémie en empêchant la contagion. « Vaccinez-vous, si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour protéger les autres ». C’est ce principe de morale collective qui était central et avec lequel on culpabilisait les non-vaccinés (des égoïstes, des salauds en fin de compte !). Or ceci est tout simplement faux. Le fait d’être vacciné une, deux, trois ou même dix fois n’empêche ni d’attraper le virus, ni de le transmettre. Je l’ai écrit dès le mois de juillet 2021 au vu de ce que disaient tant les médecins que j’interviewais que les données statistiques qui montraient clairement qu’aucun des pays ayant déjà vacciné la très grande majorité de leur population ne voyait l’épidémie disparaître ou même régresser. Au contraire, à l’été 2021, face à l’arrivée du variant « Delta », ces pays connaissaient exactement la même épidémie que ceux qui n’avaient pas ou peu vacciné. J’ajoute que toute personne réellement instruite sur le sujet pouvait s’en douter dès le début, car les essais cliniques de Pfizer et de Moderna n’ont jamais été destinés à tester l’effet des vaccins ARNm sur la transmission, mais seulement sur la protection individuelle. Pfizer l’a du reste redit officiellement le 10 octobre 2022 devant le Parlement européen. En résumé : toutes ces discriminations entre vaccinés et non-vaccinés reposaient en réalité sur du vent. Deuxièmement, tandis que la lutte contre les discriminations (selon la couleur de peau, le sexe, l’orientation sexuelle, la religion, etc.) s’affiche partout au nom des Droits de l’Homme, et qu’elle constitue un repère important pour à peu près tous les partis politiques à l’exception de l’extrême droite, voilà que ces mêmes personnes et ces mêmes formations politiques ont créé un ensemble de mesures organisant une nouvelle forme de discrimination fondamentale entre citoyens. Selon que vous serez vacciné ou pas, vous pourrez ou pas exercer vos droits et libertés fondamentales de citoyens. Rappelons-nous là aussi la violence des commentaires politiciens et journalistiques, entre ceux qui voulaient jeter en prison les non-vaccinés, leur refuser l’accès aux systèmes de soins ou encore leur couper les allocations sociales. La très regrettée députée écologiste européenne Michèle Rivasi avait parfaitement raison lorsqu’elle a parlé d’une logique d’apartheid, et cela aurait dû constituer un électro-choc au sein des mouvements de gauche et de l’écologie politique, les sortir de leur grave léthargie (voir à ce propos l’entretien avec Toby Green). Toutes ces mesures, en plus d’être inefficaces du point de vue de la santé publique, sont en effet extrêmement dangereuses du point de vue démocratique. Dans un autre contexte, elles auraient fait se dresser les cheveux sur la tête de n’importe quel démocrate de base, qui aurait juré sur la tête de ses enfants que, lui vivant, jamais il ne participerait à créer un nouveau genre de discrimination fondamentale, se référant probablement à 1789 (Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen) et 1948 (Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’ONU). La plupart de ces personnes ont pourtant avalisé des mesures en totale contradiction avec leurs valeurs officielles (y compris la plupart des magistrats dont c’est pourtant la mission première que d’être des garants de la liberté). C’est donc qu’elles ont subi une pression extrêmement forte en ce sens. Chez certaines personnes, les émotions ont joué un rôle décisif. Elles ont totalement paniqué face aux discours prédisant une hécatombe sans précédent, et la peur a dominé leur cerveau. Le conformisme joue aussi un rôle central, qui fait disparaître tant la réflexion que la responsabilité individuelle : puisque apparemment tous les autres le disent ou le font, je n’ai qu’à suivre le mouvement. Mais cela ne suffit toujours pas. Pour que le troupeau des moutons suive, il faut aussi des leaders (plus précisément des key opinion leaders) qui les entraînent, les motivent, leur donnent des arguments et les surveillent. Ce qui nous amène à la question à mille euros : qui avait un intérêt à pousser aussi fort en ce sens ?

Vaste question !

Comme vous dites. C’est mon troisièmement. Tout cela est le résultat de l’énorme trafic d’influence déployé non seulement par les industries pharmaceutiques (c’est classique et très ancien), mais aussi par les organismes publics (ONU, Union européenne) qui ont institué des partenariats avec ces industriels (comme la CEPI [Coalition for Epidemic Preparedness Innovations] et la GAVI [Global Alliance for Vaccines and Immunization]) et enfin les banques, les fonds de pension et les fondations privées américaines (à commencer bien sûr par celle de Bill Gates) qui financent largement ces partenariats. Nous parlons ici des milliards de dollars qui inondent tout ce qui se rapporte à l’industrie des vaccins depuis une vingtaine d’années. S’y ajoute une circulation des personnes entre ces univers privés et publics qui ne cesse de s’accroître, contribuant à faire progressivement disparaître la frontière entre les intérêts privés et les intérêts publics. Je l’ai analysé en détail dans le tome 1 de ma Doxa du Covid, je n’y reviens pas. J’ajoute toutefois un quatrièmement : tout ceci s’est fait en usurpant le nom de la Science, alors qu’il s’agit en réalité de scientisme. La science, c’est la recherche libre et désintéressée de la compréhension du réel, la découverte progressive après erreurs et controverses, la révision constante de ce que l’on croyait en fonction des nouvelles avancées, le tout dans des débats contradictoires entre pairs. Cela n’a rien à voir avec le scientisme qui est une idéologie de la science, presque une sorte de religion, née au XIXe siècle, période au cours de laquelle certains voulaient remplacer la religion par la science à laquelle l’on prêtait tous les pouvoirs pour dire la Vérité et organiser en conséquence la société. Or la société n’est pas et ne saurait être gouvernée par « la science ». Les valeurs, la morale, l’éthique doivent toujours rester premières. Ce sont les repères fondamentaux sur la base desquels s’organise la vie sociale, le vivre-ensemble. Et ils ne se mettent pas en équation ou en algorithme.

À présent, l’UE s’inspire du pass sanitaire pour mettre en œuvre un « portefeuille d’identité numérique » qui serait constitué des données de ses utilisateurs, comme par exemple l’état civil, le permis de conduire, les diplômes, les données financières, certificats de santé, etc., et qui serait utilisé dans divers endroits (les transports, les services bancaires, les établissements de soins de santé, etc.). Victorien Solae nous met en garde face à une forme de crédit social européen. Nous dirigeons-nous vers une forme de « totalitarisme démocratique » ?

Solae a raison. Comme l’on également écrit récemment mes collègues Pauline Elie et Pierre-Antoine Chardel, « jugeant et notant les actes des citoyens (bons ou mauvais), le système de crédit social instigué en Chine est en train de s’établir en Europe de manière aussi subtile et insidieuse que dans l’empire du Milieu ». Nous assistons en effet à une offensive politico-industrielle qui, sous couvert de « simplification » et de « facilitation », profite des technologies numériques pour renforcer la surveillance et le contrôle des citoyens. La tendance est ancienne, analysée notamment par Shoshana Zuboff dans son maître-livre. La crise du Covid aura été un formidable accélérateur de ces processus. On constate un peu partout en Europe le renforcement de la vidéosurveillance et du contrôle numérique des populations, ainsi que leur fichage biométrique et génomique avec l’attribution de codes QR aux individus. De plus, en 2021, le règlement européen « établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle » a bel et bien introduit la notion de « note sociale ». Mes collègues relèvent également que, depuis l’été 2022, les villes de Rome et de Bologne en Italie proposent à leurs administrés un portefeuille d’identité numérique visant à « encourager un comportement vertueux » du point de vue écologique. À Rome, le « citoyen vertueux » peut ainsi gagner des « points » qui seront « convertis en récompenses (biens et/ou services durables) » offertes par la ville « et ses partenaires » (privés). Tout ceci se veut évidemment incitatif et facultatif pour le moment, mais peut aussi être vu comme un cheval de Troie très inquiétant pour l’avenir.

Pour revenir à votre question, je dois relever que parler de « totalitarisme démocratique » est un oxymore. Le totalitarisme est un des ennemis mortels de la démocratie. Entendons-nous sur les mots (je développe ces idées dans mon dernier livre Défendre la démocratie). Dans le langage courant et dans la pensée politique simplette qui règne actuellement dans le débat public, le totalitarisme est conçu comme un régime politique dans lequel un parti unique impose par la contrainte sa volonté à toute la société. Il est dès lors commode de lui opposer le modèle de la démocratie représentative dans lequel la libre compétition électorale garantirait la liberté des citoyens. Or c’est là une conception particulièrement simpliste et réductrice, qui confond dictature et totalitarisme. Hannah Arendt (Les origines du totalitarisme, 1951) a montré de longue date que le totalitarisme (dont l’étymologie est « totalité ») est bien plus qu’un régime politique, c’est un projet de domination totale du corps et de l’esprit des citoyens afin de les transformer en une « masse » indifférenciée. En ce sens, le totalitarisme abouti est la société imaginée par un autre grand penseur du XXe siècle, George Orwell. Pour simplifier, le propre du totalitarisme réside dans sa façon de concevoir et de gérer la société comme un ensemble monolithique, une masse indifférenciée, un troupeau, le bétail humain. C’est la négation de l’individu, au sens de l’individualité, du sujet. Dès lors, ses droits en tant que personne humaine disparaissent purement et simplement devant ses devoirs de soumission et de conformation à ce que l’État a défini comme bien et bon pour tout le monde. Le totalitarisme n’est pas une invention du XXe siècle. Il profite aujourd’hui de moyens technologiques décuplant ses moyens, mais ses racines sont bien plus profondes. Elles résident probablement dans le fait étatique lui-même, dès lors qu’il n’est pas seulement une organisation politique et une rationalisation bureaucratique de la vie collective, mais également une tentative d’imposer à tous les membres de la société une unique façon de penser et d’agir. Il crée alors un nouveau type d’ennemis de l’intérieur à combattre et institue les moyens de le réprimer. En d’autres termes, l’État menace de devenir totalitaire dès lors qu’il produit ou adopte une idéologie, un dogme voire une religion d’État. Ce « lien organique entre l’État et un dogme » (comme disait l’historien Bartolomé Bennassar, spécialiste de l’Inquisition espagnole), que ce dogme soit laïc ou religieux, est le fondement de la barbarie totalitaire et il se rencontre dans de multiples sociétés bien plus anciennes. Il a par exemple existé en Europe lorsque, à partir de la fin du Moyen Age, de grands États se sont progressivement reconstruits en adoptant le catholicisme comme religion d’État. L’Inquisition fut une manifestation de ce totalitarisme en germe. Et il faudra attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour voir ce lien organique se défaire, une déchristianisation partielle s’opérer et de nouvelles aspirations à la liberté s’épanouir, ce que l’on nomme couramment « les Lumières ». Au cœur de ce mouvement, parallèlement à la question de la démocratie, se trouvent non seulement les principes nouveaux de libre-arbitre et de liberté de penser, mais aussi « les notions d’indépendance, d’inviolabilité et donc d’autonomie du corps de l’individu », toutes choses qui marquent « l’avènement de l’individu indépendant dont l’interaction sociale doit respecter l’autonomie », comme dit Lynn Hunt. C’est cet esprit des Lumières qui est aujourd’hui en grand danger. Et pour le comprendre, il nous faut relire également Michel Foucault. Dans Surveiller et punir (1975), il a décrit ce qu’il appelle le « rêve politique de la peste », un rêve de disciplinarisation absolue des corps et des esprits au nom de la Raison médicale. Un axe central de la pensée de Foucault tourne autour de cette constitution de l’État puis du capitalisme à travers la volonté de dominer et de discipliner non seulement les esprits mais aussi les corps. L’incroyable gestion politico-sanitaire de la crise du Covid aurait sans doute à la fois passionné et épouvanté Foucault. Nous vivons en effet une sorte d’aboutissement de ce « biopouvoir » que le philosophe-historien s’est attaché à mettre en évidence et à combattre toute sa vie.

Barbara Houbre (cf.« Le nudge au service de la propagande sanitaire », Kairos n°63) dénonce la pratique du nudge qui consiste en « l’incitation indirectement de tout un chacun à adopter le comportement attendu. Influencer, sans contrainte, ou plutôt sans donner le sentiment de contraindre ». Aussi sournois soit-il, peut-on réellement considérer cette méthode comme étant « anti-démocratique » ?

Oui, Barbara Stiegler y insiste également. Toutefois, pour ma part je n’emploie pas ce terme de « nudge ». En effet, nous sommes souvent abusés par l’introduction de mots anglais à la mode, qui désignent en réalité le plus souvent des choses bien plus anciennes. Tout cela n’a rien de nouveau, relisons Edward Bernays… En l’occurrence, il s’agit de techniques visant à influencer le comportement des individus, en s’inspirant des recettes classiques du marketing commercial et de la propagande politique. Par ailleurs, nous savons depuis plus de 60 ans que la propagande d’État n’est pas réservée aux dictatures. Les démocraties pratiquent ce que Jacques Ellul appelait « la propagande de conformisation ». Dans Propagandes, en 1962, il écrivait : « Dans une démocratie, il faut associer les citoyens aux décisions de l’État. C’est là le grand rôle de la propagande. Il faut donner aux citoyens le sentiment d’avoir voulu les actes du gouvernement, d’en être responsables, d’être engagés à les défendre et à les faire réussir ». Dans le tome 1 de la Doxa du Covid, j’ai écrit un chapitre intitulé « Le viol des foules par la propagande politique » (en référence au célèbre livre de Serge Tchakhotine paru en 1939), dans lequel je détaille la propagande du gouvernement français durant la crise du Covid. Sa base fut la peur, qui permet de placer les sujets en état de suggestibilité. La dramatisation de l’épidémie s’est donc d’abord appuyée sur des chiffres prétendant compter ou prévoir le nombre de personnes qui décéderaient du Covid. Ensuite, le gouvernement a promu dans les médias une série d’« experts » venant certifier le bien-fondé de cette peur et des décisions politiques prises en son nom. On reconnaît ici la technique de propagande « blouses blanches et galons », qui consiste à « faire appel à des individus, généralement considérés comme des leaders d’opinion, disposant de par leur titre, grade ou mandat, d’une autorité sociale susceptible de bénéficier d’une crédibilité sans rapport avec leurs propos et de provoquer chez leur audience une adhésion à leurs idées, arguments ou actions », comme l’écrit Etienne Augé. De là l’omniprésence des « médecins de plateau », ces « experts » auto-proclamés venant dire la bonne parole dans les médias. La connivence avec le pouvoir est flagrante. En France Marc-Olivier Fogiel, directeur général de la chaîne de télévision d’information continue BFM-TV, avait vendu la mèche assez vite. Dans un entretien à Ouest France, le 17 mai 2020, après s’être félicité de l’audience « historique » acquise par son média dès le début de la crise, il expliquait tranquillement : « J’ai travaillé au tout début avec l’AP-HP [Assistance publique des Hôpitaux de Paris, dont la direction est politique] et avec les médecins référents du Comité scientifique [constitué par le gouvernement]. Nous avons établi une liste de médecins estampillés les meilleurs par spécialité et c’est à chaque fois vers eux qu’on s’est tourné ». Ainsi, donc, le gouvernement a donné aux médias non seulement les « bonnes informations » à relayer mais aussi les « bons experts » pour les commenter à longueur de journées. En présentant la vaccination comme la seule alternative au reconfinement, le gouvernement a également mobilisé un autre archétype de la propagande d’État qu’Augé nomme le choix truqué. Cela « consiste à proposer à un public un choix, comme s’il lui revenait de trancher et de choisir la meilleure option, tout en sachant à l’avance quel sera le résultat de cette consultation. Ainsi, le propagandiste met l’auditoire devant l’alternative entre un choix inacceptable qui sera nécessairement rejeté, et une option qui apparaîtra comme peu désirée mais inéluctable devant l’ampleur du danger qui menace. Bien entendu, la majorité, voire l’unanimité du public choisit la solution qui peut la sauver, même si elle implique des restrictions et des efforts, puisqu’elle n’a en réalité pas le choix. Ainsi, la foule a l’impression que l’on a requis son opinion et se sent impliquée dans les décisions prises par le propagandiste. [] on utilise le choix truqué principalement pour expliquer des sacrifices ou pour annoncer des mesures drastiques ».

Enfin, les gouvernements ont recouru à ce que j’appelle pour ma part la « technique de la grenouille ébouillantée » en référence à la célèbre fable. Ils ont usé et abusé de cette cynique technique de contrainte en passant leur temps à jurer que telle obligation n’arriverait jamais ou que telle catégorie de la population ne serait jamais concernée, tout en réalisant la chose petit à petit. Ainsi la vaccination fut d’abord réservée aux personnes les plus âgées et aux professionnels de soins. Ensuite, elle a été élargie progressivement aux adultes des tranches d’âge inférieures, avant de passer aux adolescents, pour finir avec les enfants, sans oublier les femmes enceintes. Mais si nos chers élus avaient annoncé dès l’été 2021 que l‘on injecterait une thérapie génique expérimentale à des enfants et des femmes enceintes, ils auraient rencontré beaucoup plus d’opposition.

Le nudge ne serait pas possible sans l’implication du « quatrième pouvoir » (les médias). Ces sources d’information, devenues des médias de masse, sont-elles plus que des instruments de communication du gouvernement ? Vous avez-vous-même été récusé dans des journaux comme Mediapart, pourtant connu pour son journalisme d’enquête…

Je ne reviendrai pas sur l’affaire Mediapart, puisque vous avez déjà eu l’élégance de me permettre de répondre aux accusations d’Edwy Plenel à mon encontre. En revanche, je vous réponds sur le journalisme de manière plus générale. En effet, tout ceci n’aurait jamais pu fonctionner sans le concours volontaire et parfois même acharné des principaux médias. Ensemble, ils ont d’abord assuré la prédominance des messages de peur et contribué à organiser une formidable « synchronisation des émotions » comme dirait Paul Virilio. Cette première étape était fondamentale car, comme disait Machiavel, « celui qui contrôle la peur des gens devient le maître de leurs âmes ». Par ailleurs, la plupart des journalistes ont fait preuve d’une connivence, d’une docilité voire d’une servilité étonnante, donnant à tous les aspects de cette propagande politique (dramatisation permanente de l’épidémie, justification d’une politique liberticide, acharnement à décrédibiliser toutes les voix dissonantes, adoubement de l’idéologie de la vaccinale intégrale) une force probablement inédite dans l’histoire des démocraties. Tous les mécanismes décrits par Noam Chomsky et Edward Herman dans La fabrique du consentement (Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, 1988) se retrouvent ainsi dans cette crise et ont été de surcroît terriblement amplifies par Internet et les réseaux sociaux. Comment le comprendre ? Le premier constat est celui de la dépendance quasi totale des journalistes envers des sources gouvernementales qui leur facilitent le travail (communiqués de presse, dépêches, dossiers documentaires, données statistiques, infographies, etc.) versus leur incapacité quasi totale à engager de véritables investigations toujours longues et coûteuses. Le second est la perte de l’indépendance financière, qui place désormais la quasi-totalité des titres de presse dans une double dépendance envers les milliardaires qui possèdent les titres et les gouvernements qui les subventionnent par ailleurs. En France, outre le maintien d’un gros ensemble de médias audiovisuels publics, l’État finance également massivement la presse privée (ce sont les « aides à la presse » publiées sur le site du ministère de la Culture), ce qui contredit le principe d’indépendance. Dans son rapport de 2013, la Cour des comptes proposait un inventaire de ces aides et attirait également l’attention sur le cas de l’Agence France Presse (AFP), énorme entreprise de fabrication d’informations à destination de la totalité des médias francophones qui a un statut juridique d’établissement public autonome et dont l’État est à la fois une des instances dirigeantes et le premier client (assurant environ 40% des recettes de l’agence). Dans cette double dépendance, les médias ont ainsi définitivement perdu toute capacité à représenter un « quatrième pouvoir » et à protéger la démocratie et les citoyens de la propagande politique. Au contraire, ils sont désormais structurellement sous influence des puissances économiques et politiques dont ils relayent de fait la vision du monde et les intérêts. Serge Halimi (Les nouveaux chiens de garde, 2005) l’a analysé depuis longtemps. Enfin, il est important d’analyser le fait que, comme pour dissimuler tous ces mécanismes de dépendance et de soumission à l’égard des puissances politiques et économiques qui les contrôlent de plus en plus, l’ensemble des médias ont inventé ces dernières années un nouveau type de rubrique, le fact checking. Ce dernier occupe une place croissante dans les rédactions et dans la production des contenus, lors même qu’il s’est rapidement détourné de ses objectifs initiaux (vérifier la crédibilité des discours des politiciens) pour devenir au contraire une caricature de conformisme et de dépendance à l’égard des sources gouvernementales faciles d’accès. Lors même qu’il se situe à l’opposé du journalisme d’investigation en permettant de s’affranchir de toute démarche d’enquête sur le terrain (les articles pouvant s’écrire entièrement depuis son bureau à l’aide d’un ordinateur et d’un téléphone), ce genre de journalisme low cost n’a pourtant pas incité les journalistes y œuvrant à un peu de modestie. Il met au contraire en scène des personnes prétendant démêler le vrai du faux sur n’importe quel sujet, avec une assurance étonnante, parfois même une arrogance confondante. Beaucoup sont devenus des sortes de policiers de la pensée unique, cherchant à exclure de l’espace légitime du débat public toutes les informations et toutes les personnes mettant en cause la « vérité officielle ». Un véritable naufrage tant intellectuel que moral.

Enfin, outre leur rachat et leur concentration dans les mains de milliardaires (comme Vincent Bolloré par exemple), et outre leur subventionnement par le gouvernement (comme en France), il faut évoquer une troisième source de perte d’indépendance des journalistes contemporains. C’est l’entrée en jeu des multinationales du numérique que sont en particulier Google et Facebook. Sous la menace d’un lourd redressement fiscal en 2012, Google a créé l’année suivante un « fonds d’aide au développement de la presse écrite », afin de « soutenir un journalisme de qualité grâce aux technologies et à l’innovation ». Ont alors fleuri sur les sites Internet des principaux médias quantités d’infographies, d’analyses de type « Big Data », ainsi que les rubriques de « fact check », traque des « fake news » et autres « sites complotistes ». Et Google n’est pas le seul géant du numérique à exercer cette sorte de police de la pensée sur Internet. Facebook le fait aussi depuis 2017, toujours par le biais de la chasse aux fake news. Huit ensembles de médias français ont ainsi signé avec cette entreprise un partenariat : les quotidiens Libération, Le Monde et 20 Minutes, l’hebdomadaire l’Express, la chaîne de télévision BFM-TV ainsi que l’AFP et le service public de l’audiovisuel.

En France, ces opérations ont été activement soutenues par l’État. Dans ses vœux à la presse, en janvier 2018, Emmanuel Macron annonçait une loi pour lutter contre la diffusion des fausses informations sur Internet en période électorale. Ce sera la loi du 22 décembre 2018 « relative à la lutte contre la manipulation de l’information », adoptée malgré l’opposition du Sénat et avec des réserves d’interprétation du Conseil constitutionnel. Cette loi, toutefois, ne concerne pas que l’information en contexte électoral. Elle organise la coopération avec les géants d’Internet (Facebook, Google, YouTube, Twitter) afin de lutter contre toute production d’informations qui serait susceptible de « troubler l’ordre public ». C’est une nouvelle forme de censure d’État qui ne dit pas son nom. Et vous savez certainement que, en France, le Parlement discute en ce moment même un projet de loi « visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires », dans lequel le gouvernement prévoyait un article 4 punissant d’un an de prison et de 15.000 euros d’amende toute personne contestant publiquement la politique sanitaire décidée par le gouvernement. Cet article est totalement liberticide et il aurait été inenvisageable il y a encore quelques années. On espère qu’il sera abandonné au cours des débats parlementaires (le Sénat l’a rejeté mais l’Assemblée nationale est dominée par le pouvoir exécutif, et c’est elle qui a le dernier mot dans le processus de fabrication de la loi en France), ou bien qu’il sera censuré par le Conseil constitutionnel. Mais le fait qu’un gouvernement puisse envisager ce genre de choses sans rencontrer de levée de boucliers immédiate de la part des forces politiques, syndicales et intellectuelles, en dit long sur l’état moribond de notre démocratie.

Beaucoup se sont sentis démunis pendant la période d’application du passe sanitaire. Comment faire face demain à de nouveaux passeports du même type ?

Dans l’urgence et la contrainte, la meilleure réponse des victimes de cette nouvelle forme de discrimination est forcément la solidarité, l’entraide et la résistance active ou passive. Il y aurait de belles études à faire sur toutes les façons plus ou moins clandestines de résister à l’arbitraire, individuellement ou collectivement. Mais tout cela n’est que de la survie en milieu hostile. Le problème est à la source. C’est pourquoi j’espère et attends un sursaut démocratique. Non pas bien entendu de la très grande majorité de la population qui subit tout cela plus ou moins consciemment et qui, à part manifester dans la rue, n’a aucun moyen légal d’influer sur le cours des choses. Ni des politiciens qui nous gouvernent encore et toujours dans les logiques de conquête et d’accaparement du pouvoir décrite il y a un demi-millénaire par Machiavel (Le Prince, 1532). J’attends ce sursaut de la part de toutes les personnes qui ont un pouvoir d’action ou d’influence serait-il modeste. Je pense en particulier à ceux des intellectuels qui ont encore le sens de l’engagement collectif, aux associations de défense des droits de l’Homme, aux rares journalistes encore libres de leurs investigations et de leur plume, aux magistrats et aux autorités administratives indépendantes. Cela demande réellement du courage, car il faut dans un premier temps affronter le risque de mécontenter le pouvoir, le risque de tendre ses relations avec sa hiérarchie, le risque de voir son nom sali dans l’arène publique (médias et réseaux sociaux) et le risque d’être éventuellement ostracisé par une partie de son propre milieu professionnel. Je suis bien placé pour en parler ! La seule protection contre ces risques est l’action collective. On ne peut rien et on risque tout si l’on est seul, tandis qu’à plusieurs on est toujours plus forts. Mais les années qui viennent seront cruciales à mon avis. Si le conformisme, le chacun pour soi et la couardise l’emportent sur la nécessité de se battre pour préserver les droits et les libertés acquis dans la sueur et dans le sang par les générations qui nous ont précédées, alors c’en sera fini de la démocratie. Et ce ne seront pas d’affreux dictateurs d’extrême droite racistes et violents qui en seront la cause (c’est là un épouvantail commode qui permet à d’autres de se poser en rempart et de se faire élire ou réélire en passant au second plan l’évaluation de leur propre action politique). Ce seront des dirigeants libéraux, nationaux et européens, bien propres sur eux et affichant plein de bons sentiments, mais qui achèveront de détourner et subvertir les moyens des États et des organisations publiques internationales au profit du cartel d’intérêts privés que constitue le capitalisme financier*. Ce dernier pourra ainsi achever sa domination du monde, c’est-à-dire sa destruction progressive, puisque cette association d’intérêts privés est mue par des logiques de prédation, de marchandisation, de consommation et d’accumulation sans fin. Fernand Braudel (La dynamique du capitalisme, 1985) nous en avait prévenu : « le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie à l’État, qu’il est l’État ». Nous ferions bien de nous en souvenir.

* Je recommande ici la lecture du livre de Maxime Combes et Olivier Petitjean, Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie (Don Quichotte/seuil, 2022). Ils montrent que les centaines de milliards d’euros dépensés par le gouvernement français au nom de la doctrine du « quoi qu’il en coûte » n’ont en réalité quasiment pas bénéficié aux services publics ni aux populations les plus en difficulté, mais au contraire avant tout au secteur privé, à commencer par les grands groupes déjà les plus fortunés. Ils en concluent que ce nouvel interventionnisme d’État en temps de crise ne se fait pas du tout au service de l’intérêt général. Il s’agit plutôt de « l’extension sans fin du maquis des aides aux entreprises », l’État devenant « protecteur des intérêts économiques établis, assureur en dernier recours de la rentabilité du capital, organisateur de la socialisation des pertes et de la privatisation des profits ». Ils concluent à l’affirmation d’un corporate welfare, « un État-providence pour les entreprises privées ».

Espace membre