HUMAINS CONNECTÉS DANS UN MONDE MALADE, HUMAINS MALADES DANS UN MONDE CONNECTÉ

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La troisième révolution industrielle en cours ne règle en rien les pollutions et les destructions engendrées par les deux précédentes. Au contraire, elle nous plonge encore davantage dans une organisation sociale hiérarchisée où l’État garantit au peuple le bien-fondé du système industriel et nie en permanence la réalité de la catastrophe. 

L’ensemble de nos besoins est pris en charge par la machine technocratique et l’Internet permet d’accentuer encore la centralisation de cette gestion et son efficacité financière, au détriment de la santé des peuples et du respect de la Terre. Nous sommes malades car nous mangeons une nourriture frelatée, respirons un air vicié, buvons une eau polluée et vivons dans l’agression permanente des ondes électromagnétiques. Nous sommes malades parce que nos vies n’ont plus aucun sens. La société de consommation de masse a permis l’envahissement, sous la haute autorité de l’État, de notre quotidien par des objets polluants qui réussissent la gageure de nous infester le corps et de détruire notre âme. Il n’est pas nécessaire de conduire un inventaire des maladies et affections qui touchent les habitants de notre pays comme le reste du monde, ni la précocité avec laquelle elles se répandent chez les plus jeunes. Il suffit d’allumer son poste de radio ou de lire son journal(1).

Nous ne pouvons pas vivre en bonne santé dans un monde où l’alimentation est laissée aux mains des multinationales de la chimie et de l’agro-industrie, où le travail n’a plus aucun sens et où les relations avec les autres se font par l’intermédiaire de prothèses numériques. Nous ne pouvons pas vivre dans un monde où notre relation avec la Terre et les éléments organiques a disparu. Nous ne pouvons pas vivre dans un monde où la vitesse des informations et des événements a atteint un degré infernal. Aussi nous ne vivons plus, nous survivons. L’organisation scientifique du travail a donné naissance à la domestication scientifique de notre organisation sociale et de nos vies. Il n’est plus possible aujourd’hui d’être un paysan vivant de son travail, simplement dans le respect de soi-même et de la terre. La bureaucratie, survitaminée par les possibilités que lui offre l’Internet, ne lui laisse aucune chance, aucun répit. Pis, voilà plus d’un siècle que la zootechnie a sabordé les fondements mêmes de cet art de vivre dans un environnement à sa mesure.

L’éradication des paysans est sur le point d’être achevée, et il ne faut pas être étonné de voir surgir des terminaux, des ordinateurs et des robots dans le nouveau monde agricole industriel. Ils sont la conséquence de toutes les normes imposées par l’État au nom de la productivité, de l’hygiène et de la traçabilité. 

« On ne demande guère à un agriculteur, même bio, de s’intéresser aux vers de terre ou à l’aération d’un tas de fumier. On lui demande de gérer des “flux”. Comme nous l’avons dit, le vocabulaire requis pour définir la traçabilité confirme à quel point l’agriculteur est un acteur de la production industrielle. (…) La traçabilité est l’une des inventions les plus centrales de l’industrie du XXe siècle. Elle a été mise au point pour rationaliser la production et permettre la consommation de masse, des produits manufacturés comme celle des produits agricoles. (…) Tous les producteurs ont intégré la traçabilité au point de la considérer comme étant l’outil le plus apte à générer une reconnaissance de leur travail. Ils en ont fait leur propre instrument de protection. Et du même coup ont fait leurs les arguments rationalistes qui accompagnent la traçabilité. Petit à petit, ils en deviennent même les promoteurs. En cela, les producteurs bio rejoignent les consommateurs et autres «consom’acteurs» avides de garanties que seule l’industrie est capable de fournir, puisque c’est elle qui en a forgé les concepts. Avec les résultats que l’on sait. La traçabilité s’est installée en lieu et place de la proximité qui existe dans une relation directe entre un producteur et sa clientèle. Pourtant la traçabilité diffère de la proximité autant par la débauche de technologie que son suivi impose que par l’inflation de bureaucratisation et l’énormité du système de contrôle qui l’accompagne.(2) »

La médecine censée nous soigner, c’est-à-dire nous aider à prendre soin de nous, s’est elle-même industrialisée et se trouve aux mains des laboratoires pharmaceutiques. Les médecins suivent des protocoles dictés par une vision scientifique et taylorisée du corps. La société industrielle a, dès le début du XIXe siècle par l’entremise de Napoléon, cherché à supprimer toutes les pratiques de santé qui s’appuyaient sur la transmission et le savoir organique. Dès 1810, l’État organisait le monopole des soins, confié aux médecins et aux pharmacies. La science puis la chimie ne vont laisser aucune chance à une vision holistique du soin et aux remèdes naturels qui l’accompagnaient.

Une douleur très aiguë au bas du dos m’a contraint récemment à faire appel aux urgences médicales de Paris. Lorsque la médecin est arrivée, je n’ai pu finir ma phrase pour lui expliquer les douleurs que je ressentais, les origines que je pensais avoir détectées. Elle m’a ausculté en trente secondes (temps réel), m’a demandé si j’avais mal lorsque j’urinais puis s’est assise à la table et s’est mise, sans rien me dire, à écrire sa prescription. Elle aurait pu repartir dans les trois minutes suivantes. Malheureusement j’ai interrompu la procédure qu’elle exécutait telle un automate en lui indiquant que je ne souhaitais pas prendre de médicaments chimiques. À cet instant son visage s’est assombri et elle m’a dit : « Pourquoi m’avoir fait venir, alors ? » Lorsque j’ai tenté de fournir une réponse à sa question, elle m’a interrompu au milieu de ma première phrase pour me dire qu’elle était pressée. Elle est repartie quelques instants après. C’est une illustration assez bonne de la pratique de la médecine officielle en France. Il n’est venu à aucun moment à l’esprit de cette femme de me poser des questions sur la souffrance que j’avais et sur les causes que je pouvais avoir éventuellement détectées. Aucune question sur mon alimentation, mon rythme de vie, mon travail, mes antécédents médicaux ou familiaux(3). Elle était là pour exécuter un protocole qu’on lui avait enseigné et me prescrire des anti-inflammatoires pour m’aider à guérir. Sa position de détenteur du savoir et de représentant de l’ordre public lui conférait un pouvoir absolu. Elle seule, forte de ses connaissances scientifiques, savait. J’étais l’ignorant, le païen qui devait obéir. En tant que médecin, personne payée pour me soigner, elle aurait pu envisager de trouver une solution adaptée à ma volonté de ne prendre que des médications faites à partir de produits naturels. Non, cela lui était impossible. Elle n’en avait pas la volonté et peut-être même pas le savoir. J’ai eu la sensation d’avoir affaire à un robot sans aucune empathie ou considération pour l’être humain que j’étais ni d’ailleurs pour la douleur que je ressentais. J’avais affaire à une machine et étais traité comme un flux. 

Précisément… Dans le Journal de la Vendée, mensuel du département, on vante les mérites de la « télémédecine » en ces termes : « La télémédecine est sans doute l’une des plus précieuses applications du déploiement du Très Haut Débit en Vendée. » Dans ce numéro d’août 2016, le grand titre, cinq colonnes à la une, était : « La Vendée construit l’autoroute du numérique ».

La télémédecine consiste à ausculter les malades à distance grâce à une installation d’écrans et de caméras et une connexion à l’Internet. C’est une médecine sans contact humain et qui préfigure l’arrivée de docteurs robots. 

La société industrielle a fabriqué des pathologies et des malades, elle entasse les anciens dans des centres spécialisés et dédiés et elle a découragé les vocations de médecins. L’OMS a déclaré que la maladie d’Alzheimer, pur produit des nuisances modernes, allait atteindre l’immense majorité des populations. Qu’à cela ne tienne. La technoscience a toujours une réponse nouvelle aux problèmes qu’elle engendre. La télémédecine et les robots pour les anciens et les implants cérébraux pour tous ceux qui ne peuvent plus vivre dans cette souffrance intime et violente et qui sortent du cadre. Il en va de même pour le dérèglement climatique et les grandes messes qui l’accompagnent. C’est la recherche qui va fournir les réponses. Par exemple, envoyer des engins spatiaux pour aspirer le carbone dans l’atmosphère. Ne jamais remettre en question le progrès et la marche de l’histoire. Ne jamais s’attaquer aux racines. 

Lorsque le progrès est remis en cause, il faut préciser qu’il s’agit uniquement du progrès technologique et scientifique et que celui-ci n’a rien à voir avec le progrès social et humain. Et qu’en l’occurrence c’est de regrès social qu’il faudrait parler pour évoquer la société industrielle basée sur la consommation de masse. Alors arrive presque inexorablement l’argument massue, la justification indiscutable, un peu comme la neutralité de l’outil : l’espérance de vie. C’est une des plus belles fables de la civilisation technicienne : nous vivons plus vieux, donc ces deux siècles d’industrialisation intensive, de destructions planétaires et cette dégénérescence de l’humanité que j’observe chez mes contemporains sont « acceptables ». C’est le prix à payer. L’espérance de vie est un concept qui permet d’aliéner les populations à la société de consommation de masse standardisée. Elle permet de faire accepter l’inacceptable. C’est une invention du système technicien, rationnelle, mathématique et donc par là même irréfutable. 

Pourtant cette espérance de vie, qui, d’après les scientifiques, après avoir augmenté, diminuerait depuis sept ans(4), ne dit rien de ce qu’est cette vie. Elle ne dit pas si nous nous trouvons épanouis, libres, fraternels, émancipés. Elle ne dit pas si la nourriture a du goût et si nous vivons dans un espace agréable. Elle ne dit pas si nous sommes obligés de nous bourrer d’anti-dépresseurs pour supporter l’infamie de nos vies et notre incapacité à nous opposer à l’enfermement bureaucratique et à la tyrannie des écrans. Elle ne dit pas qu’il n’y a qu’un seul monde et que nous ne pouvons plus le refuser pour vivre selon d’autres modalités. Elle ne dit pas que les miséreux, les laissés-pour-compte, vivent beaucoup moins vieux que les plus fortunés. Elle ne dit rien du bruit qui dans les grandes villes et même maintenant dans les campagnes nous grignote le cerveau. Elle ne dit pas que c’est un artifice technique qui permet à la science de nous maintenir en vie contre notre gré et dans des conditions intolérables. L’espérance de vie est le produit d’une société de statistiques et de nombres. Elle ne dit rien sur notre existence, sur notre degré de sociabilité, sur le travail tel qu’il est devenu. Elle affirme une donnée qui n’a aucun lien, aucune implication avec le sensible, le toucher, dans notre corps et dans notre vie quotidienne. Elle est nombre et à ce titre n’admet aucune contradiction. 

Voici la définition que je propose pour remplacer cette espérance de vie à laquelle les experts ont dû ajouter depuis quelques temps « sans incapacité » puis « sans restrictions d’activité » : nous ne vivons pas plus vieux, nous mourons plus lentement : « Dans les années récentes, les tendances pour l’espérance de vie sans restrictions d’activité sont moins favorables que celles observées précédemment, particulièrement pour les 50–65 ans ».(5)

Un certain nombre de spécialistes de la petite enfance viennent de lancer une alerte dans les journaux sur la gravité des troubles qu’ils observent depuis quelques années sur les très jeunes enfants. La prolifération des écrans dans la vie de famille provoque, selon eux, des comportements très inquiétants qui menacent le développement des enfants. Les médecins parlent d’une « exposition massive et précoce des bébés et des jeunes enfants à tous types d’écrans : smartphone, tablette, ordinateur, console, télévision(6). » Les dégâts ne touchent pas seulement des enfants passant effectivement des heures devant un écran, mais aussi les parents, qui ont rompu le dialogue avec leur progéniture. Ils n’écoutent plus leurs enfants et ne sont plus disponibles pour l’échange en raison de leur propre incapacité à se passer d’un écran ; leur addiction leur fait perdre la raison et met en péril le développement de leurs enfants. Nul besoin d’être un expert, il suffit d’observer le monde autour de soi, que l’on soit à Paris ou dans un petit village, pour mesurer l’étendue d’un désastre annoncé. Les maladies dues à la « surexposition massive » aux écrans sont légion et ne laissent augurer rien de bon, à l’heure du plongeon numérique, à part pour les laboratoires pharmaceutiques et toutes les hordes de spécialistes médicaux encadrés par des comités d’éthique.

D’ailleurs, en parlant de la haute autorité de la médecine, l’escroquerie de l’espérance de vie dans cette société technicienne, chimique et industrialisée a son équivalent dans le monde informatique, il s’agit de la CNIL (Commission nationale informatique & libertés). Elle a été créée après le tollé provoqué par le projet SAFARI (Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus), au moment de la présidence de Giscard d’Estaing en 1974. Ce projet consistait à regrouper les fichiers des différentes administrations(7). Aujourd’hui, grâce à la CNIL, c’est chose faite et toutes les possibilités de surveillance, de contrôle et d’utilisation commerciale offertes par le numérique ont été acceptées sous couvert d’une défense de nos libertés absolument impossible à réaliser et complètement hors de la volonté étatique. Chacun peut constater qu’aucun moment de sa vie n’échappe plus à l’exploitation économique et à la surveillance informatique. 

Hervé Krief

Cet article est tiré d’un chapitre de l’ouvrage d’Hervé Krief, Internet ou le retour à la bougie, Quartz, 2018. 

Notes et références
  1. Le journal de 13 heures sur France Inter, le 20 octobre 2017, ouvre sur 9 millions de morts dans le monde par an dus à la pollution atmosphérique et se ferme sur la recrudescence des morts sur la route dus aux téléphones portables (qui s’ajoutent à ceux dus à l’alcool).
  2. Xavier Noulhianne, Le Ménage des champs, Les éditions du bout de la ville, Le Mas‑d’Azil, 2017.
  3. La philosophie du soin chinois a cette jolie expression pour définir la prise en compte de tous les aspects de notre vie : « entre ciel et terre ».
  4. Science & Vie, Paris, juin 2013.
  5. Cambois, J.-M. Robine, A. Sceurin, « Espérance de vie sans incapacité (EVSI) en France
    2011 », Institut national d’études démographiques (INED) n° 170, Documents de travail.
  6. Tribune parue dans Le Monde du 31 mai 2017 intitulée « La surexposition des enfants aux
    écrans est un enjeu majeur de santé publique ».
  7. Lire La Liberté dans le coma du groupe Marcuse, op. cité.

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