BRANDWASHING, ART ET ACTIVISME

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C’est connu, considérant l’ensemble des supports (télévision, radio, Internet, panneaux dans les rues), un Nord-Américain moyen serait soumis à la présence visuelle et auditive d’au moins 3000 publicités par jour. En Europe, nous serions harcelés chaque jour par quelques 1200 à 2200 publicités selon les études les plus timides, et jusqu’à 5000 selon d’autres estimations. La question de la réappropriation des espaces publicitaires est donc loin d’être une question superficielle.

En plus des panneaux publicitaires auxquels nous sommes déjà bien habitués, les écrans prennent de plus en plus de place dans les villes. Notre regard, qui auparavant se perdait dans les motifs carrelés des murs des stations de métro ou dans les yeux des passagers de la rame d’en face, est à présent absorbé par les écrans. Des millions de pixels nous encouragent simultanément à saliver pour le dernier hamburger d’une chaîne de malbouffe, à nous endetter pour le téléphone intelligent dernier cri, à désirer conduire une bagnole toujours plus puissante, à reluquer des seins rebondis enrobés de dentelles, quand ce n’est pas pour partir en vacances sur la lune ou pour s’engager dans l’armée… Les publicités sont partout, il est devenu impossible de les ignorer, elles nous assaillent.

La réappropriation des espaces publicitaires ne date pas d’hier, mais est aujourd’hui devenue plus que pertinente. Partout dans le monde, depuis les années 50, de nombreux collectifs se mobilisent contre la marchandisation de l’espace public et la colonisation de nos imaginaires. On pense aux Situationnistes, qui créaient de fausses affiches utilisant le calembour comme arme politique, ou au collectif Billboard Liberation Front qui modifiait les slogans des panneaux à San Francisco, ou encore plus récemment au collectif français Les Déboulonneurs pratiquant le barbouillage contre le gigantisme des publicités. En 2014, lors des jeux olympiques de Londres et durant la COP21 à Paris, le collectif anglais Brandalism(1) s’est réapproprié des centaines de panneaux publicitaires, leur substituant des œuvres créatives. Leur action inspira notre collectif Brandwashing. Né à Bruxelles, notre groupe s’est formé au travers des actions contre les traités de libre-échange en 2016 (CETA, TTIP, TISA…). Une centaine d’affiches a été détournée durant notre première action en novembre dernier dans la capitale ; plus de 150 durant notre dernière action du 23 mars à Bruxelles, Liège et Gand. Cette action fait suite à l’appel de Subvertisers International(2) qui est un groupement international rassemblant plusieurs collectifs anti-pub dans le monde. Ce mouvement, formé par des groupes locaux et nationaux d’activistes, d’artistes, d’organismes sans but lucratif, invite tout un chacun à prendre part à des actions créatives contre la publicité et le consumérisme. Les actions menées durant la semaine du 23 mars se sont déroulées dans plus de 50 villes, dont Buenos Aires, Londres, Mexico city, New-York, Paris, Sidney, Téhéran…

POURQUOI LUTTER CONTRE LA PUB ?

En ville, partout où nous posons notre regard, des publicités captent notre attention pour y glisser des émotions, des envies, des noms, des formes, des slogans. Et ce, bien entendu, au nom des multiples bonheurs à venir, parce que, semblerait-il, nous existons au travers de ce que nous achetons, et nous nous définissons au travers des marques que l’on porte, acquiesçant au postulat du storytelling, cette idée selon laquelle nous sommes ce que nous consommons. L’ère de la consommation ostentatoire s’est imposée. Ainsi, pour booster les ventes, les sociétés de marketing s’appliquent à développer des imaginaires forts et féconds autour des produits qu’elles commercialisent, pour que les gens s’y comparent et s’identifient aux histoires qu’ils racontent. Les produits consommés définissent par modeler les idées et les comportements, par formater les esprits, voire par produire des individus sans autre rôle que celui d’être des consommateurs.

La croissance économique étant le but fondamental autour duquel nos sociétés se sont développées et sont organisées, nous devrions produire toujours plus et consommer davantage. « Croissance », « production », « pouvoir d’achat », « consommation », assurent le maintien des élites au détriment du reste de la population mondiale. La publicité fait partie intégrante de ce système d’accumulation et d’expansion, elle est le carburant de l’économie libérale et industrielle. Aux dépens de la planète, elle est le ferment (avec l’obsolescence programmée et le crédit à la consommation) d’une intensification de la consommation nécessaire à une croissance incessante de la production. Très souvent, le consommateur ne connaît pas l’histoire du produit qu’il achète ; il ne connaît que vaguement son origine, comment il a été fabriqué, par qui et à quel coût. La publicité est un des rouages du pillage des matières premières des pays économiquement pauvres par les pays économiquement riches. Elle est le prolongement d’une artificialisation du monde, c’est-à-dire, d’une gestion technocratique de la Terre, considérée comme simple réservoir de ressources naturelles. Au travers de cet état apparent de stabilité qu’elle exalte, de cette illusion de toute-puissance qu’elle glorifie, la publicité occulte la destruction et la dévastation nécessaires à nos modes de vie occidentaux, c’est-à-dire le pillage d’une partie de l’humanité aux dépens d’une autre, par les moyens de la grande industrie. Dès lors, la publicité éclipse les conséquences climaticides et guerrières du système capitaliste, nous persuadant de surcroît que l’on ne peut qu’être spectateur.

Loin de répondre aux besoins, l’unique but de la publicité est de créer de nouveaux désirs, de nouvelles convoitises. Comme le dit si bien Tim Cook, PDG d’Apple, « Notre rôle, c’est de vous donner quelque chose que vous ignoriez vouloir et dont vous ne pourrez plus vous passer une fois que vous le posséderez ». On le sait, les messages publicitaires vraisemblablement les plus anodins recèlent de fortes significations politiques. Par la mise en valeur des codes de la classe sociale la plus privilégiée, la publicité accentue les rapports de pouvoir et de domination ; les produits qu’elle vante hiérarchisent entre eux les individus, ceci profitant toujours plus aux nantis qu’aux indigents. De ces normes bourgeoises émerge une grammaire culturelle (3) qui, peu à peu, s’érige en devise, masquant de ce fait le pouvoir qui s’y tapit. Ces normes, une fois intériorisées, confèrent au mode de vie de la classe la plus aisée le caractère intangible d’un fait naturel. Tel un procédé muet, elle organise, « naturellement », une mise en ordre sociologique, politique, esthétique. Par mimétisme, la majorité souhaite ce qu’au départ seule une minorité nantie peut s’offrir. Autrement dit, la publicité façonne l’adhésion, fabrique du consentement, elle légitime le mode de vie consumériste et bourgeois.

La journée mondiale contre la publicité a lieu chaque 25 mars. Le 25 mars 2013, le collectif français Les Déboulonneurs a été acquitté de l’accusation de dégradation de panneaux publicitaires lors d’une action symbolique de désobéissance civile. Lors du procès, ils ont soutenu que leur « droit à la réception » de la pub avait été violé par l’agression publicitaire dans l’espace public. Le juge ayant suivi ce plaidoyer a estimé que l’action était protégée par la « liberté d’expression » et par « l’état de nécessité »

C’est pourtant de nous que la publicité tient son pouvoir. Nous qui sommes accoutumés à recevoir ces messages publicitaires, malgré nous. L’invasion mercantile devient « inévitable ». Les agences publicitaires sont continuellement à la recherche de nouveaux procédés de diffusion afin de mieux capter l’attention des clients potentiels, clients dont le cerveau s’accoutume aux intrusions. Ce qui est « nouveau » est ce qui est bon. Les messages rabâchés s’inscrivent en nous, deviennent évidents, limpides pour ainsi dire. Ils deviennent le remplacement de la réflexion par le réflexe. Au moment de choisir, une voix sans visage nous précède, au lieu d’être le choix, nous sommes son déroulement. Les automatismes doublent la pensée. La publicité fonctionne tel un mot d’ordre ; sa présence idéologique et démesurée est une confiscation de la parole. Aujourd’hui, les publicitaires s’intéressent moins aux images qu’aux réactions qu’elles suscitent. Ils planifient des réactions basées sur nos émotions, sur nos sensations, plutôt que sur notre réflexion. Le message doit être le plus large possible pour toucher le plus de monde possible. Cette illusion de réalité, retouchée, déploie des frontières invisibles, sensibles, en dehors desquelles il devient difficile, voire impossible, de penser. Sous le regard constant de l’image publicitaire, nous incorporons ses mécanismes et ses représentations.

L’espace public est cet ensemble d’espaces de passage, de rassemblement, à l’usage de tous. S’il n’appartient en théorie à personne, il est le plus souvent soumis à la législation de l’État. Pourtant, cet espace « public » n’appartient nullement à tout le monde. Le partenariat public-privé, ou « PPP », par lequel une autorité publique fait appel à des prestataires privés pour financer et gérer un équipement (pour ce qui est de la publicité : arrêts de bus, bancs, vélos…) assurant ou contribuant au service public, se généralise. Dans cet espace, prétendu à l’usage de tous, ceux qui ont de l’argent peuvent communiquer massivement et de façon pérenne. Ainsi, les grands groupes détiennent le monopole de l’expression. Et lorsqu’un objet est « gratuit », c’est toujours que le consommateur en est le produit (4) Sans compter que, sur le net, la publicité se nourrit aussi de nos données personnelles, ce « rien à cacher » qui vaut de l’or pour les multinationales du numérique. Centres d’intérêts, sexe, âge, profession… autant d’informations qui permettent de présenter des publicités auxquelles l’internaute est le plus susceptible de réagir. Ces méthodes de profilage, basées sur nos recherches, le contenu de nos mails, les sites que l’on visite, sont appelées du « ciblage comportemental ». En s’accaparant nos données personnelles, en les centralisant, au travers des services en ligne et des réseaux sociaux, tous « gratuits », les multinationales du numérique (ces entreprises qui se prétendent être source de progrès humain) nous prennent en otage (5). Nos données personnelles ne nous appartiennent plus, les serveurs des multinationales étant bien souvent situés dans d’autres juridictions, sur d’autres continents. Le traitement de nos données permet également aux géants de l’Internet d’adapter les résultats de nos recherches en fonction de nos « centres d’intérêts ». Pour une recherche identique, deux personnes ayant un profil différent n’auront pas les mêmes résultats. Ceci tend à conforter un internaute dans ses habitudes de vie, ses convictions, ses croyances. Enfin, les fournisseurs de services Internet sont légalement tenus de conserver les journaux de connexions pendants au moins un an, pour répondre à d’éventuelles requêtes légales.

COMMENT AGIR CONTRE LA PUBLICITÉ ?

 

Il nous semble indispensable d’élargir l’éventail de la résistance à l’agression publicitaire, la seule limite étant notre imagination. Seul ou en collectif, de l’action à la contestation, les moyens sont multiples : des stratégies de désobéissance civile non violente aux plaidoyers et campagnes d’information, en passant par des ateliers et des formations visant à se réapproprier l’espace public, chacun peut agir à sa manière. Inspirés par les techniques de détournement du collectif Brandalism, en Belgique, nous utilisons, entre autres, les structures en place, soit les vitrines des multinationales : nous remplaçons les affiches existantes dans les panneaux de publicité par des visuels artistiques créés pour l’occasion. Lors du remplacement de ces affiches, nous portons des chasubles artisanalement sérigraphiées à l’effigie des compagnies visées ; le but recherché étant de passer inaperçu. Pour ouvrir ces panneaux, nous utilisons des clés spécialisées, trouvables sur le web avec un peu de recherche. En Belgique, les clés Allen employées sont principalement les modèles « T30 » et « H60 » (6), ainsi que la clé à tube « JCD GEAR » (7), plus difficilement trouvable, mais relativement simple à fabriquer. Le format des affiches « Abribus » est de 120x175cm (8). D’autres groupes collent des stickers sur les caméras des panneaux vidéo, recouvrent de carton, de film plastique opaque, d’affiches « stop pub » les panneaux des arrêts de bus, font signer des pétitions aux passants(9). Actuellement, à Liège, le collectif Liège sans pub lutte pour empêcher que la ville ne renouvelle son contrat avec JC Decaux jusqu’en 2032, le contrat actuel se terminant en novembre prochain.

 

« Notre rôle, c’est de vous donner quelque chose que vous ignoriez vouloir et dont vous ne pourrez plus vous passer une fois que vous le posséderez ». Tim Cook, PDG d’Apple

On le sait, le système capitaliste est passé maître dans l’art d’incorporer à sa vitrine les contestations qu’il soulève. Dès lors, un certain type de con- sommation, brandi comme une pratique émancipatrice, voir rebelle, neutralise toute aspiration de changement. Le capitalisme vert, cet épouvantail écologique, en contradiction avec le respect des limites de la planète, en est un exemple criant. Et si nous vivons dans une société du « qui ne dit mot consent », dans une société dans laquelle les femmes souffrent de leur devoir de séduction, les hommes de leur impératif de virilité… nous ne l’acceptons pas. Par le détournement des panneaux publicitaires, nous cherchons à nous réapproprier les canaux de communication du pouvoir. Il s’agit de détourner les structures existantes, de les bousculer et de les questionner sans cesse, d’instaurer des marges de manœuvre pour créer un effet de distance par rapport aux normes dominantes dont l’apparente neutralité nous fait horreur. Nous pensons que le rôle de l’art n’est pas de montrer la société mais de la transformer. C’est pour cela que l’art activiste peut jouer un rôle clé dans les changements sociétaux auxquels nous aspirons (10). Autrement dit, il ne suffit pas de poser des idées, il nous semble indispensable de les transformer en des actes concrets, inventifs et continus. Nous nous servons des structures publicitaires pour montrer le potentiel créatif des gens, dans son ensemble, pour exposer son refus… souvent de manière poétique (11). Enfin, nous choisissons l’anonymat par souci de protection et parce que nous refusons le spectacle de la célébrité, l’un des mécanismes phare de la publicité. Face à l’indécence du système, les gens ont besoin de réagir, de marquer leur désaccord, de faire usage de leur droit à la non-réception. Est-ce à nous de suivre les règles ou aux règles de nous suivre ?

Le collectif Brandwashing

brandwashingbelgium.blogspot.be

brandwashing@riseup.net

Notes et références
  1.    http://brandalism.ch/ (voir notamment la page “Take Action”).
  2.    http://subvertisers-international.net
  3.    « Manuel de communication-guérilla », Autonome A.F.R.I.K.A. GRUPPE et Luther Blisset.
  4.    « La prolifération de [cette] fausse gratuité, payée par la publicité, et dans laquelle l’objet de la transaction est le lecteur ou le spectateur lui-même », cache ce qu’elle est réellement en évacuant la transaction pécuniaire directe, autrement dit l’acte d’achat. « Derrière l’apparence, il y a une transaction marchande classique, avec client, fournisseur et marchandise. Le client est un annonceur publicitaire, le fournisseur un diffuseur de programmes – ou d’informations –, et la marchandise, un téléspectateur – ou un lecteur. Ce que le client achète au fournisseur, c’est du « temps de cerveau humain disponible (…) Le contenu est gratuit, et c’est bien normal, parce que le contenu, c’est l’asticot. Le pêcheur n’exige pas de la tanche qu’elle finance l’asticot. Gratuit pour la tanche, mais financé par le pêcheur, puis par l’amateur de tanche qui lui achète sa prise. Transaction 100 % marchande. Zéro gratuité ». Vraie et fausse gratuité, Jean-Louis Sagot-Duvauroux – Manière de Voir, décembre 2007- janvier 2008
  5.    Listes de bons outils à utiliser en ligne (pour mobile, BSD, Windows, macOS, GNU/Linux) : https://prism-break.org/en/ (dont le add-on ublock Origin, indispensable contre la pub en ligne).
  6.    Détails des clés à utiliser : https://www.youtube. com/watch?v=wjCdqA-qtWc et https://www. youtube.com/watch?v=oZDHs6-8cSE
  7.    Clé «JCD GEAR» http://www.publicadcampaign.com/ PublicAccess/Index.html (cliquer sur la ville de Bruxelles).
  8.    Guide d’explication « in the streets » pour se réapproprier les espaces publicitaires (en anglais) http://brandalism.ch/ wp-content/uploads/2016/12/Brandalism-Guide1.pdf
  9.    Pétition « Pour le retrait des écrans vidéos dans l’espace public à Bruxelles » du collectif bruxellois Espace
Sans Pub http://www.sans-pub.org/petitionbxl/
  10.      Pour cette question du lien entre art et lutte, voir http:// www.kairospresse.be/article/collectif-artivist
  11.      Exemples artistiques de réappropriation des espaces publicitaires : http://brandalism.ch/gallery/ voir par exemple les travaux de Jordan Seiler, Vermibus…

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