Il existe une cohérence objective, plus ou moins celée, derrière l’apparent chaos de ce « monde qui bouge », et auquel le pouvoir technocratique – à travers ses multiples canaux politiques, étatiques, économiques, scientifiques, médiatiques, etc. – nous somme de nous « adapter » – ou disparaître. C’est à la mise à jour de cette cohérence que travaille l’enquête de Pièces et main d’oeuvre depuis une vingtaine d’années. En voici un résumé présenté lors des assises de Technologos, en septembre 2019 à Paris.
D’abord, un peu de mise à jour technologique. Le réseau de connexion sans fil à très haut débit 5G déploie ses antennes. L’entrepreneur transhumaniste Elon Musk expédie à cet effet 20.000 satellites cernant le ciel terrestre. Plus de 1.000 « villes intelligentes » (smart city) sont en projet dans le monde, dont la moitié en Chine. La France teste Alicem, « solution d’identité numérique régalienne » sur smartphone, avec authentification par reconnaissance faciale, pour dématérialiser 100% des services publics d’ici 2022.
La smart city est le produit du numérique et de la métropolisation. Les technocrates nous l’annoncent comme un fait accompli : 80% de la population mondiale s’entassera dans les métropoles en 2050. D’où l’impératif d’une organisation rationnelle de l’ordre public, c’est-à-dire d’une police des populations, au sens de gestion et discipline, optimisée par un pilotage centralisé et automatisé. Seul moyen pour la ville-machine de fluidifier ses réseaux, ses flux et stocks de marchandises et d’individus-fourmis, d’éviter les blocages et la panne.
Le mathématicien Norbert Wiener l’avait théorisé au sortir de la guerre : l’humain est l’erreur ; il faut remplacer ses décisions erratiques par un système machinal et rationnel, cybernétique de kuber en grec, « pilote ». Alimentée par les données provenant de tous les secteurs de la vie urbaine, la « machine à gouverner », ainsi nommée par le chroniqueur scientifique du Monde Pierre Dubarle en 1948, produit l’unique meilleure solution technique.
Les citadins de 1948 (sauf Orwell) pouvaient juger l’idée fantaisiste. Les Smartiens de 2020 se sont pliés au fonctionnement numérique : interconnexion de leurs objets communicants, des capteurs et puces disséminés dans le mobilier et l’environnement urbains, des réseaux (smartgrids), des systèmes de billettiques des transports, des caméras de vidéosurveillance à reconnaissance faciale et lecture de plaques d’immatriculation ; « recommandations » des algorithmes pour orienter leurs choix et leur vie quotidienne ; modification de leur vitesse de marche en fonction de l’affluence selon des principes de la mécanique des fluides(1) ; déclenchement de dispositifs automates en fonction des données collectées et analysées en temps réel (nombre de smartphones captés dans telle rue, anomalies comportementales dans l’espace public, taux d’occupation des bancs publics, analyse de la consommation énergétique en temps réel, etc.).
Voici donc accompli le dessein attribué par Engels à Saint-Simon (1760–1825) : le « remplacement du gouvernement des hommes par l’administration des choses ». Non plus des individus, des personnes, mais des « profils » : quel gain d’efficacité pour les pilotes de la smart city.
UNE CONTRAINTE SANS COERCITION
Les Smartiens sont les passagers de leur propre vie comme de leur voiture autonome. Mère Machine s’occupe de tout, au prix d’une existence sous contrainte technologique. Au sens originel du terme : streig« serrer » (racine indo-européenne), stringere, constringere en latin : « lier étroitement ensemble ». Le filet (les rets, le réseau) électronique s’est resserré en 20 ans, au point que nul métropolitain ne peut s’en extraire. Le pancraticon (de pan – tout et cratos – pouvoir), dispositif de quasi omnipotence sur les êtres et le monde, est la nouvelle organisation de l’ordre public(2). L’organisation de Saint-Simon (L’Organisateur, 1819), elle-même extrapolée de l’organisme humain (étymologie : orgoutil, énergie, travail). Et dont l’un des avatars contemporains est le cyborg, le cyber-organisme conçu par la Nasa et célébré par la techno-féministe Donna Haraway.
L’originalité de ce totalitarisme, c’est qu’il n’a besoin de nulle coercition pour s’imposer. Le putsch technologique, permanent et invisible, s’opère au nom du « progrès », de la commodité et désormais de la « transition écologique ». L’intelligence artificielle sauvera la planète, comme le claironne le macroniste mathématicien Cédric Villani. En attendant ce miracle, elle permet d’abord l’administration « dématérialisée » de la population et la désincarnation du pouvoir. Nulle menace sur le « corps du Roi » (Kantorowiz). Sur la « planète intelligente », le citoyen-numéro n’a plus d’interlocuteur (« Tapez 1 ») et ne peut s’opposer à personne.
Tout juste l’écologiste superficiel proteste-t-il contre les nuisances de la 5G, dont les fréquences grilleront les neurones résiduels des Smartiens et accéléreront la 6ème extinction des espèces vivantes. Sans doute. Mais la seule critique des fléaux sanitaires de la 5G épargne l’incarcération dans la ville-machine. Sempiternelle bévue de ceux qui foncent sur le leurre des nuisances et ignorent le totalitarisme technologique. Nous ne voulons pas d’un filet constricteur garanti « sans dommages pour la santé » ; nous ne voulons pas être des composants du monde-machine fonctionnels et en bon état de marche.
Pas de « planète intelligente » sans la 5G, chaînon manquant de l’interconnexion générale. Selon le Plan d’action 5G de la Commission européenne, ces réseaux sont conçus pour connecter un million d’objets au km². Prenez un îlot de 20m sur 50m dans votre ville ; pour y compter un million d’objets communicants, il faut ajouter aux smartphones et divers écrans à peu près tous les éléments du décor : véhicules, caméras, feux et réverbères, bâtiments, abribus et mobilier urbain, caisses des magasins, chaussées, poubelles, robots, électroménager, vêtements, compteurs et réseaux urbains (eau, énergie, chauffage), etc. Comme dit l’Arcep, l’autorité française de régulation des communications, « la 5G devrait agir comme facilitateur de la numérisation de la société ». Traduction : le Smartien ne peut plus faire un geste qui ne soit capté, analysé puis anticipé par les algorithmes. Les machines connaissent ses habitudes, agissent à sa place, et il trouve ça bien pratique. Pendant ce temps, il s’immerge dans des films et jeux en réalité virtuelle téléchargés en moins d’une seconde. Le voici débarrassé du souci de vivre, de penser et de choisir.
Tout ce que demandent les hommes-machines, c’est qu’on ne leur fasse pas de mal. Ce que nous voulons, nous, c’est ne pas devenir des hommes-machines. C’est donc d’un point de vue politique et anthropologique qu’il faut attaquer la société de contrainte et la smart city.
LE CYBER-SOCIALISME, ORGANISATION COLLECTIVE OPTIMISÉE
Comme toujours les tenants de la « réappropriation des moyens de production et de distribution », en premier lieu les saint-simoniens communistes, défendent l’idée d’une « bonne cybernétique » et d’un « bon usage » de la « machine à gouverner ». Une planification écologique assistée par ordinateur, dirait Mélenchon. Socialisme et cybernétique fusionnant pour une organisation collective rationnelle.
L’expérience fut tentée sous le « socialisme à la chilienne » d’Allende, en 1972. Elle se nommait Cybersyn (« synergie cybernétique ») et fut confiée au Britannique Stafford Beer, théoricien de la cybernétique, ancien dirigeant de la United Steel et de l’International Publishing Corporation(3). Objectif de Cybersyn : gérer le secteur public « communisé » de façon rationnelle, c’est-à-dire centralisée sous direction technocratique, tout en feignant « la participation des travailleurs » au processus de planification. Il s’agit donc, sempiternellement, de résoudre l’irréductible contradiction entre expertise technique élitiste et volonté politique collective, au moyen d’une machine technopolitique.
Beer et ses ingénieurs branchent 500 télex dans les entreprises, reliés à un ordinateur central dans une salle d’opération, où affluent chaque jour les données sur l’état et les opérations des entreprises. L’Op-Room, située au centre de Santiago, est équipée d’écrans projetant les données des usines et les analyse en direct pour prendre les bonnes décisions économiques. Le dispositif « Cyberfolk » doit aussi mesurer en direct la satisfaction du peuple, grâce à des boîtiers permettant d’exprimer son état d’esprit depuis son salon. Ainsi peut-on calculer le bonheur national brut au fur et à mesure, et adapter le pilotage centralisé du pays à des réalités fluctuantes.
Hélas, il manque au Chili socialiste de 1972 les capteurs de données, les réseaux sans fil et les supercalculateurs. Le coup d’État de Pinochet, le 11 septembre 1973, met fin à l’expérience cyber-socialiste, mais non au projet. Avec le big data et l’Internet des objets, les projets de cyber-administration horizontale surgissent avec une vigueur nouvelle chez les accélérationnistes(4), « négristes » de la revue Multitude, et autres communistes à haut débit, pour une participation égale et citoyenne à l’auto-machination de l’espèce humaine, grâce à l’open data, à la gestion collectivisée des data centers, des satellites et des usines de puces nanoélectroniques.
LES MOYENS DE LA PUISSANCE
Lyon, Dijon ou Karamay dans le Xinjiang ne conçoivent pas leur smart city en ateliers participatifs mais selon les recommandations des ingénieurs d’Atos, Thalès, Bouygues, Suez, Capgemini, Orange ou IBM. Il faut des pilotes aux commandes des systèmes cybernétiques, pour définir les indicateurs, concevoir les algorithmes, programmer les machines. Au fait, on cherche des « ingénieurs logiciel embarqué » (salaire débutant : 35.000€), des designers IoT (Internet of Things), et l’école des Ponts s’associe à l’école des ingénieurs de la ville de Paris pour une formation aux smart cities.
L’administration du monde-machine s’appuie sur des experts, les technocrates, maîtres et détenteurs des moyens et des machines (en grec, mêkhané, qui signifie machine, invention ingénieuse, truc.., d’où machinisme, machinerie, machination). Mais on verra bien sûr des procédures de « co-construction » et de « démocratie technique », telle l’actuelle Comédie citoyenne pour le climat, afin que le cheptel citoyen participe, et flatté de sa participation, accepte et défende sa propre machination.
Les machines sont des moyens (synonymes : procédé, instrument, plan, truc, manière, expédient, ruse, calcul, manœuvre, capacité) et les moyens sont des machines. La machine est un moyen en vue d’un but : le pouvoir, la puissance, elle est une machine à tout pouvoir. Sicut dei : la machine est le moyen de se donner les forces surnaturelles des dieux. Dieu dit : « que la lumière soit » et grâce à sa parole performative la lumière est. Le Smartien dit : « OK Google, allume la lumière » et grâce à la machine/moyen, l’assistant vocal obéit.
Aristote emploie d’autres termes, « instrument », « ouvrier », « esclave », comme moyens et/ou machines en vue d’un but. A son époque, ouvriers et esclaves sont nécessaires faute de machines. Il y a équivalence entre les hommes et les machines, entre la vie et le fonctionnement, et donc les humains seront évincés dès qu’arriveront les machines. Par exemple les robots, selon le mot forgé en 1921 par le dramaturge tchèque Karel Capek, à partir de la racine slave qui signifie travail. Lequel anticipe sur la cybernétique de Wiener, l’intelligence artificielle et la ville-machine. En effet, nous n’avons plus besoin d’esclaves, d’ouvriers, ni d’individus capables de décider par eux-mêmes. La machine le fait tellement mieux.
UN TECHNOTOPE POUR HOMMES-MACHINES
La technocratie, la classe qui fusionne le savoir, l’avoir et le pouvoir, possède les moyens d’asservir le monde à ses volontés, d’agir sur la matière et la nature, ce « corps non organique de l’homme » (Marx), pour s’en rendre « maître et possesseur ». Le stade actuel de cette transformation, c’est l’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine. L’emballement technologique produit à la fois la « planète intelligente » et ses déclinaisons, objets connectés, big data, smart city, smart home… et le projet transhumaniste d’auto-machination de l’humain. Les deux connectés par le smartphone, en attendant les implants corporels qui optimiseront l’organisation sociale des cybernanthropes.
On connaît la médecine à deux vitesses, voici l’auto-machination à deux vitesses. D’une part les surhommes aux performances augmentées par leurs prothèses technologiques et leur génome amélioré en laboratoire ; d’autre part les cyber insectes sociaux de la ville-machine, dépendants de leur connexion au pilotage central, à leur technotope, pour fonctionner. La gauche saint-simonienne, techno-progressiste, revendique la machination et l’auto-machination pour tous et toutes, prise en charge et administrée par la puissance publique. Ainsi cette page du Monde diplomatique, alertant ses lecteurs dans son numéro de janvier 2020, contre les privilèges « des riches génétiquement modifiés » aux États-Unis. Ces mises en garde reflètent les ambitions de la petite technocratie, de ses strates inférieures (ingénieurs, techniciens, cadres, universitaires), inquiètes d’arracher aux capitalistes privés le monopole de l’eugénisme technologique. Que les techno-progressistes se rassurent. En Chine et dans le monde entier, dans les start-up et les laboratoires, les entreprises et les universités, avec le soutien de l’État, l’argent public et celui du privé, les généticiens, biologistes, physiciens, informaticiens, cybernéticiens travaillent d’arrache-pied à l’incarcération de l’homme machine dans le monde machine.
Pièces et main d’œuvre
À lire :
- Terreur et Possession. Enquête sur la police des populations à l’ère technologique, L’Echappée, 2008.
- « Manifeste des chimpanzés du futur contre le transhumanisme », Service compris, 2017.
- Ce dispositif est utilisé dans le métro de Londres où, selon l’affluence et les besoins d’écoulement des flux, les machines (distributeur de billets, portillons automatiques) accélèrent ou ralentissent le rythme des piétons.
- Cf. Terreur et Possession, enquête sur la police des populations à l’ère technologique, Pièces et main d’œuvre, L’Echappée, 2008.
- Cf. E. Morozov, « Big Brother. Cybersyn, une machine à gouverner le Chili », in Vanity Fair, janvier 2015.
- Voir la revue Ballast, n°8, 19/09/19