Un peu de lait tiède dans le thé brûlant ?

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Un texte pour s’éloigner un peu de l’actualité brûlante : le tempo de l’information, très intense, mérite que Kairos prenne aussi le temps de la distance. David Tong se propose de prendre un peu de hauteur (en dépit de son mètre 66) sur une image, une citation, un concept… Et d’en questionner la signification.
Ce mois-ci, comme il fallait s’y attendre, il nous parle de la « distanciation » dite « sociale ».

DISTANCIA… QUOI ?

L’étymologie est parfois bien utile. Le terme « distanciation » provient – on ne s’en doutait pas du tout – du substantif « distance », lui-même provenant du latin dis (en sens opposés, en tout sens) et stare (se tenir debout, être). La distance serait donc à la base le fait de se trouver soit à des endroits différents, soit d’être de natures différentes. À tel point que le verbe signifie à la fois « être séparé » mais aussi « être différent », parfois dans des textes philosophiques. La distance est donc un état, une caractéristique, pas tellement bien vue si on en juge par l’adjectif « distant·e », qui signifie que l’autre maintient de l’espace, symbolique ou réel, entre lui et nous. Il marque sa différence, il imprime son état autre sur la relation qu’on entretient avec lui. Ainsi que nous renseigne le suffixe « ‑tion », la distanciation consiste en un processus dynamique, de mouvement, qui permet de prendre de l’espace, le large, la distance, et donc de marquer progressivement la distance et le lien comparatif avec l’autre. Fort bien.

Allez donc savoir pourquoi, le terme nous revient dans la tronche. Pourtant, en termes artistiques, par exemple chez Brecht, l’inoubliable auteur de Grandeur et misère du IIIe Reich ou La résistible ascension d’Arturo Ui, le terme est censé permettre au spectateur ou au lecteur de prendre une distance critique : l’autre est différent de moi. Je le vois sur scène, il m’envoie mon propre reflet à travers ses réactions, ses pensées et son caractère et me permet de mieux me positionner. Par là même, il implique un recul critique par rapport tant à soi qu’aux autres(1). En termes sociologiques, la distanciation est un refus d’instaurer un lien entre les différentes classes sociales(2). Le terme se suffit donc à lui-même.

DU BON ET DU MAUVAIS USAGE DES MOTS

Sauf que le terme ne semble pas dire grand-chose à nos contemporains, à tel point qu’il nous faut recourir à l’affreux anglicisme social distancing, bien attesté(3). On le traduit mécaniquement par « distanciation sociale ». Pourtant, si l’on s’en tient au sens premier – mise à distance, pour permettre une meilleure préhension de soi – cela n’a pas de sens. La définition de Cambridge précise d’ailleurs que ce processus consiste en « se tenir loin des autres autant que possible, ou en gardant une certaine distance des autres personnes, dans l’objectif d’empêcher une maladie de se propager à beaucoup de personnes ». Le terme est donc improprement compris : de strictement esthétique ou sociologique, il devient médical. De surcroît, on peut insister sur l’absurdité du suffixe « ‑ing » en anglais, qui indique un processus, un mouvement. Si je suis loin de quelqu’un, je n’ai donc pas besoin de faire un mouvement supplémentaire !

L’emploi des adjectifs est lui aussi significatif de l’impression et de l’impact que, peut-être, les médias et décideurs, en même temps que certains médecins pris au piège(4), peuvent provoquer. La distanciation sociale n’est, clairement, pas du tout pertinente dans le cadre de la prévention contre le coronavirus. Néanmoins, par le biais des autres adjectifs entendus çà et là, un glissement de sens pas forcément positif s’amorce. Si on reprend le sens sociologique de la distanciation, à savoir le refus du mélange des classes sociales, on entend la petite musique du confinement. Je reste chez moi, j’en sors pour le strict nécessaire, et avec le masque s’il vous plaît, en vous remerciant. Les pauvres dans leurs appartements de HLM ou leurs logements insalubres, les riches dans leur maison en plein centre-ville ou à la campagne dans leur villa. La vraie distanciation sociale s’exprime pleinement dans ce climat, puisque plus aucun mélange de population et très peu de liens ne peuvent subsister. Notons toutefois que, à la suite des chiffres épouvantables du premier confinement, on a autorisé les déplacements en Belgique, mais toujours avec un nombre extrêmement réduit de personnes, et on n’hésite pas à verbaliser en France. Pas sûr que ça empêche les réunions et retrouvailles qui sont autant de nécessités tant sociales que psychologiques. La distanciation sociale existe, de fait, et elle se fait voir dans l’espace public par le biais des hôtels (miteux pour les gens à peu de moyens, luxueux pour les personnes pécuniairement bien dotées), des logements (HLM ou appartement en duplex sur les hauteurs de Nice ou de Bruxelles ?), des premières et secondes classes (train ou avion), mais aussi des emplois (cagibi ou beau bureau ?) ou même déjà à l’école (Jeannot, au piquet, puis dehors de la classe, puis dehors de la filière). Ainsi, plus de mélange et tout le troupeau est bien gardé dans les clous. Cette distanciation sociale n’a donc pas du tout de pertinence dans l’époque que nous vivons (certain·e·s la disent troublée, je me demande vraiment où ils et elles ont été chercher ça). Elle n’a pas de sens puisqu’il s’agit de protéger l’autre autant que soi-même.

Notez bien qu’en français une expression existait déjà et était déjà respectée : celle d’« espace vital », ce « rond » autour de nous qui fait, à la grosse cuiller, 1m. Nous n’avions donc pas besoin d’un nouveau terme traduit de l’anglais. Cette distanciation sociale (ou distance, pour ceux à qui les mots composés de trop de lettres provoquent des ulcères) devrait, objectent certain·e·s, s’appeler « physique » ou « sanitaire ». Les deux acceptions n’ont pas beaucoup plus de sens mais comportent l’avantage de ne pas avoir de vision morale. Encore que… la distanciation sanitaire impliquerait que la distance qui nous sépare de quelqu’un peut être un gage de santé et de bon état physique. Bonjour la confiance ! Surtout si l’on y ajoute la pléthore de gestes-barrières qui, dans certains lieux scolaires, voient l’empilement de plusieurs affiches, la plus formidable étant sans doute celle sur le lavage des mains… Posons-nous la question : cela responsabilise-t-il la population aux enjeux de santé et de bien-être ou, au contraire, cela provoque-t-il un sentiment d’oppression et d’angoisse ?

À BAS LA DISTANCIATION, VIVE LA CONSCIENTISATION !

Puisqu’il faut bien conclure ces réflexions teintées de lait tiède dans cette actuali-thé brûlante, il serait sans doute opportun, au lieu de culpabiliser les jeunes, les sorteurs, les travailleurs, les touristes, les tactiles, les enfiévrés des passions humaines, au lieu de les infantiliser à coup d’affiches presque personnalisées et honteusement moralisatrices, il serait plus que temps de favoriser la conscientisation de tout un chacun sur sa place dans la ville, dans le monde, dans l’univers. Tout le problème vient de là : moralement, la situation actuelle est purement anxiogène. J’ai été proche d’un type qui toussait ? Je me suis approché d’une femme qui avait le masque baissé en dessous du nez ? J’ai marché sur le même trottoir qu’un enfant sans masque qui s’est mouché à deux pas de moi ? Faut-il m’en distancier ? Non. Faut-il m’en distancer ? Non plus. Faut-il me sentir responsable, autant de ce qui m’arrive à moi que de ce qui arrive aux autres ? Peut-être. Plutôt qu’une logique d’action-sanction-répression, plutôt qu’un mésusage du vocabulaire approprié, il serait plus que jamais temps de laisser la population être consciente et responsable de ce qu’elle dit, fait et provoque.

En d’autres termes, ce concept de distanciation sociale n’aura de sens que si on le conçoit dans le sens esthétique du terme : faire en sorte de s’améliorer soi en se voyant par le prisme de l’autre, avec un regard critique, dans une perspective magnifique : celle de rendre belle la vie de tout le monde… Et pas que celle de son nombril.

David Tong

Notes et références
  1. https://www.cnrtl.fr/definition/distanciation
  2. Le terme est alors synonyme de relégation. Pour en avoir un aperçu, je conseille de prendre « La misère du monde », sous la direction de Pierre Bourdieu, pour les longues soirées de confinement.
  3. https://dictionary.cambridge.org/dictionary/english/social-distancing
  4. Voir par exemple l’interview du Professeur Fontanet, au micro de Bernard Poirette sur Europe 1 : https://www.dailymotion.com/video/x7tjcbv.

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