Résilience et monde d’après

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Ils nous le serinent à longueur d’interview, ils nous le ressassent à chaque article, ils nous le recasent, aussi promptement qu’un vieux briscard de la politique dans une intercommunale aux structures parallèlement floues, au détour de leurs phrases. Depuis le début de cette crise, un terme, additionné à celui, qui a fait long feu, de « monde d’après », a fait florès : résilience. Mais ce terme, dont le sens est noble et la portée, digne, n’est-il pas en train de devenir le parangon de la parole (néo)capitaliste ?

QUAND LA RÉSILIENCE S’APPARENTE AU REBOND

À vos marques, prêts ? Partez ! Si le terme a été popularisé par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, mis à toutes les sauces (je me souviens par exemple d’un « École et résilience » paru chez Odile Jacob il y a bien dix ans), il est beaucoup plus ancien que cela et a une première acception dans les sciences exactes. Il s’agit de la capacité, pour un métal, de résister au choc. Nous ne sommes pas faits de métal (du moins, pas encore ; encore que, avec les implants de toutes sortes et autres plombs pour les dents cariées…), mais nous voilà assimilés par un tour de passe-passe à un matériau qu’on peut fondre, qu’on peut dissoudre, mais qui a une résistance au choc. Tels des roseaux, nous ployons mais nous ne rompons pas (du moins extérieurement).

Du latin « resilire », « sauter en arrière, revenir en sautant » (ce qui a donné, notons-le, le verbe « résilier », et le substantif « résiliation », qui ont des sens bien clairs d’abandon ou d’arrêt), le mot a connu une passionnante histoire, passant chez nos amis (et ex-partenaires européens) anglais chez qui le terme « resilience » est attesté dès 1824. Nous avons attendu 1906 et La vie au grand air (revue française de tous les sports) pour retrouver ce mot en français sous un sens anthropologique : malgré les crises, les problèmes et les difficultés, poing levé, nous revoilà et plus forts, s’il vous plaît. Mais le mot n’est pas fréquent encore. Il s’agit de prendre du recul, dans tous les sens du terme, pour revenir plus forts encore.

REBOND, REMONTADA ET RÉSILIENCE

Alors, quand les mots ont des trajectoires en forme de slalom, on est ébloui de la capacité des idéologies de les reprendre. Ces panacées formidables dont le monde a besoin sont souvent récupérées. Ça ne manque évidemment pas pour le terme « résilience » qui s’inscrit dans la grande famille des mots qui impliquent qu’on avance, qu’on ne stagne pas et qu’on progresse. Vive les limites. Ainsi, à côté du mot auquel je m’intéresse aujourd’hui, j’aimerais évoquer les métaphores footballistiques : d’abord, la remontada d’une équipe (mais aussi d’une partie de la famille Lambert, pétrie de références ultra-religieuses, quand leur combat semblait gagner sur l’autre camp, celui de la cessation des soins pour le pauvre Vincent qui n’avait rien demandé) ; ensuite, le rebond, dont on oublie — parce qu’on l’associe plus qu’à son tour à une sérieuse reprise de vigueur d’un virus dont on parle un peu dans les médias — qu’il exprime aussi une reprise tout court, d’un comportement, d’une courbe, d’une statistique.

La résilience, dans cette famille, n’est pas liée à un sport, dans une idée d’avancer ou de progresser. Elle impliquerait plutôt, dans une certaine douceur, l’expression assez évidente mais pas très raffinée : « Reculer pour mieux sauter ».

RECULER POUR MIEUX SAUTER DANS UN TROU QU’ON A SOI-MÊME PRÉPARÉ

Vue ainsi, elle pourrait provoquer une synonymie malencontreuse avec le terme « récession ». Sauf que la récession est avant tout économique, puis culturelle, sociale, etc. Ensuite, la récession n’indique pas du tout qu’une reprise est possible : dans ce mot-là, l’avenir est incertain. Or, si un mot convient à notre époque qui rétropédale à tour de bras, c’est bien le terme « récession ». Par quel miracle diable utilise-t-on le terme « résilience », alors ? Par optimisme ? Par déni de la réalité ? Par bêtise ? Ou par désir illimité de donner des perspectives ?

Il faut ici ajouter au dossier de la résilience que le terme a aussi un passé zoologique, dans le cas d’une espèce qui semble s’éteindre mais qui profite d’un moment où elle est en danger pour se refaire des forces et préparer l’avenir de l’espèce. Tout le contraire d’une course  en  avant, la  résilience de  l’espèce humaine aurait consisté en l’action de se mettre en retrait, à distance (critique), d’un ensemble de doctrines, d’actions, de consommations et d’exploitations à tout le moins inefficaces, au pire nocives, pour mieux se retrouver, se reconstituer et se renforcer. Partant de cette acception, attestée dès les années 1960 pour certaines espèces d’animaux africains, l’humain ne pouvait que s’en emparer. Le danger, pour l’être humain, c’est comme pour toutes les espèces d’animaux, sociaux ou non, civilisés ou pas : c’est, en son stade extrême, le danger létal. Pour l’Homme, quel est-il ? La mort, causée par la maladie, l’accident, la tragédie, une catastrophe naturelle, à la base. Voilà pour les dangers matériels. Pour les dangers intellectuels… La liste est trop longue, puisqu’on nous bassine à longueur d’écrans et de réseaux sociaux des informations et des divertissements qui nous atrophient le cerveau et nous ratatinent la matière grise, nous empêchant définitivement d’employer nos neurones critiques et notre capacité à prendre de la distance et à réfléchir à notre condition d’êtres mortels et finis. Alors, les esprits malins ont utilisé un hyperonyme, celui de traumatisme. Un traumatisme, pour rappel, c’est un ensemble de manifestations générales ou locales qui exercent une action violente sur l’organisme (dans un sens physique) ou un violent choc émotionnel (un deuil, un attentat, un accident grave, un gros échec, une mise à la rue…). Autant dire que la société néolibérale, avec son armada de violences allant jusqu’à la violence structurelle et systémique ou violence d’État, n’est pas en reste. Mais tout va bien parce que la population française, ou belge, ou américaine, est résiliente. Nous tombons sept fois, nous nous relevons huit, quelle joie ! Mais avec quels moyens ?

L’illusion qu’offrent nos sociétés à la fois ultra-libérales et ultra-surveillées est de dire : c’est grâce au soutien des autres que vous vous en sortez. C’est aussi de faire passer un confinement ou un couvre-feu pour un traumatisme. Ce n’est pas traumatisant en soi de rester chez soi. Découvrir qu’on a quatre murs, des portes, des fenêtres et des gens autour de nous, ce n’est pas un traumatisme, cela devrait être a priori une chance. Par contre, cette société qui se dit résiliente parle assez peu des laissés-pourcompte, des exclus, des migrants, des vieux isolés, des jeunes qui ont besoin de bouger et de vivre, des pauvres qui vivent à 6 dans un 60 m², des SDF qui n’ont qu’à s’occuper de régler leurs traumatismes eux-mêmes avec leurs moyens maigres, voire inexistants. C’est traumatisant d’obliger des secteurs entiers à fermer, c’est traumatisant de balancer de l’argent à des professions qui veulent juste vivre de leur passion, c’est traumatisant de laisser sans occupation des pans entiers de la société, que d’aucuns disent « non essentiels ». Or, la société ne leur offre pas de moyens d’être résilients ou d’avoir les moyens pour tenter de le devenir.

La société de (sur)consommation poursuit son objectif de progrès et de course vers un infini forcément meilleur, en oubliant la dimension mortelle et fragile de l’être humain à qui on devrait plutôt apprendre quelles sont ses limites, comment les respecter et à faire appel à une prise de distance salutaire et à une prise de conscience salvatrice qui feraient avancer tout le monde : l’être humain qu’on oblige à vivre et à se démerder tout seul sans outils, ni réflexion, ni valeurs, ni positivation de l’événement.

C’est alors un être humain qui devient peu à peu un robot, programmé pour avancer, jusqu’au trou où il finira par tomber.

David Tong

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