Rendre le visible invisible

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« Le poème est le voile qui rend visible le feu, qui le rend visible par cela même qu’il le voile et le dissimule. Il montre donc, il éclaire, mais en dissimulant et parce qu’il retient dans l’obscurité ce qui peut seulement s’éclairer de par l’obscur et en le gardant obscur jusque dans la clarté que l’obscurité fait première. Le poème s’efface devant le sacré qu’il nomme(1). »

Toute addiction est, par définition, problématique : il s’agit d’une consommation dont on ne peut se passer malgré les nuisances qu’elle entraîne. Certaines assuétudes sont bien sûr plus onéreuses, nébuleuses, insidieuses et pernicieuses que d’autres. Les écrans dont il est question ici sont multifonctions ; chronophages, ils sont aussi ubiquistes (présents partout), contribuant à estomper la différence entre les mondes public et privé. Ils possèderaient toutefois les vertus de leurs vices, c’est-à-dire d’être des outils d’émancipation, de communication et de culture. L’écran serait le poème moderne. Invoquer le sens commun permet pourtant certains courts-circuits interprétationnels tendant à prouver le contraire.

Remarquons, pour commencer, que le premier sens d’écran est celui de protection et d’obstacle (XIVe siècle). Il s’agit d’une sorte de meuble dont on se sert pour se garantir de l’action directe du feu (Littré 188(2), cf. Le Robert, 1979). L’écran empêche ainsi, à la fois, de se blesser et de voir. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’il vient à nommer une surface de projection (1864), jusqu’à devenir, cent ans plus tard, le « petit écran ». L’écran (dé)voile alors ce qu’il veut bien montrer et ne blesse que le spectateur non averti des dangers qu’il représente. Cette ambiguïté constitutive — voiler et dévoiler — se décline en trois temps : atomisme, conformisme et autisme.

L’écran est tout d’abord atomisateur de la société, c’est-à-dire qu’il est producteur de dissociété2. C’est un outil d’isolement (on dit maintenant de confinement) qui empêche la communication en personne, voire la dissuade. En envahissant, de manière qui plus est totalement indiscriminée, les sphères privée et publique, il sape les conditions de possibilité de l’individuation, c’est-à-dire du devenir-soi. La progression destinale demande bien sûr intimité et autonomie, mais aussi intersubjectivité et contact. Elle exige des relations humaines concrètes, les seules qui garantissent l’accès à la métacommunication (Bateson, 1951) et à tout ce qu’elle a d’incarné et de kinésique (Birdwhistell, 1952)(3).

Bien sûr, l’écran, comme naguère le télégraphe, peut prétendre créer du lien et permettre la communication, mais le prix à payer est très élevé. L’écran est, en effet, un outil d’uniformisation qui permet de réduire le niveau de conscience des spectateurs comme on réduit une sauce, par évaporation du sens. Il est le plus sûr allié du conformisme, dont les nuisances ne sont que trop obvies depuis que les rescapés des camps de concentration ont publié leurs témoignages et que la psychologie expérimentale en a précisé les variables comportementales. Le but des camps de concentration nazis était aussi politique qu’économique : créer une masse populaire pour assurer l’alimentation des industries en rouages parfaits, c’est-à-dire en esclaves mécanisés. L’individu doit être détruit et la solidarité abolie. Du reste, en torturant certains on terrorise toute la population et on s’assure que la proie se sente coupable et endosse le récit — nazi pour la circonstance — de son aliénation(4).

Quelques psychologues ont aidé à comprendre la mécanique du conformisme ; les pionniers sont Arthur Jenness (1932), Muzafer Sherif (1935), Solomon Asch (1951), Stanley Milgram (1963) et Philip Zimbardo (1971)(5). En bref, leurs conclusions (agrégées) sont les suivantes : si, par définition, le conformiste cède à la pression de ses pairs, cette dernière n’est pas nécessairement explicite et elle est souvent inconsciemment acceptée. Pourquoi ? L’acceptation fait suite, ou bien à une influence normative, ou bien à une lacune informationnelle. Dans le premier cas, le sujet cherche à renforcer le sentiment d’appartenance au groupe ; dans le second, il s’en remet à l’intelligence collective afin de pallier un manque de connaissance personnelle. Trois cas de figure se dessinent donc : l’acceptation (le sujet endosse pragmatiquement l’opinion du groupe, sans pour autant modifier son jugement personnel), l’internalisation (le sujet est persuadé que le groupe a raison), l’identification (l’adhésion totale, sans aucune arrière-pensée). C’est cette dernière possibilité qui est la plus efficace, nous allons le voir.

Enfin, l’écran suscite une forme d’idiotie, si pas de conscience autistique. Lorsque le sujet est à la fois atomisé et conformisé, il acquiert une conscience qui a pu être appelée schizophrénique ou autistique : « La conscience spectaculaire, prisonnière d’un univers aplati, borné par l’écran du spectacle, derrière lequel sa propre vie a été déportée, ne connaît plus que les interlocuteurs fictifs qui l’entretiennent unilatéralement de leur marchandise et de la politique de leur marchandise. Le spectacle, dans toute son étendue, est son “signe du miroir”. Ici se met en scène la fausse sortie d’un autisme généralisé(6). » La conscience de l’individu solidaire est remplacée par l’inconscience du clone atomisé.

En conclusion, il faut revenir sur les techniques d’atomisation et d’uniformisation à la lumière du récit de George Orwell. L’utilisation du mensonge, l’infantilisation, la culpabilisation et la peur sont finalement d’une efficacité très relative. Terroriser par un récit anxiogène et des mesures coercitives arbitraires permet par contre de prendre possession des corps et des esprits. Cet effort pour rendre l’autre fou (Searles, 1959)(7) a été décrit par Orwell à l’aide de la « double pensée » : il s’agit de prendre consciemment et inconsciemment ce que l’on sait être faux pour vrai — à moins que les circonstances n’exigent que l’on se rende compte que ce faux vrai est un vrai faux. Lorsque la manipulation est évidente, la proie est obligée de faire le travail d’aliénation elle-même et de se réfugier d’elle-même dans les rets de la folie. Cliniquement, on demande aux acteurs d’être d’efficaces psychotiques.

Michel Weber

Notes et références
  1. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, NRF Gallimard, 1955, p. 241.
  2. Jacques Généreux, La Dissociété, Seuil, 2006.
  3. Jurgen Ruesch et Gregory Bateson, The Social Matrix of Psychiatry, New York, W. W. Norton & Company, Inc., 1951 ; Ray L. Birdwhistell, Introduction to Kinesics, Louisville, University of Louisville Press, 1952.
  4. , par exemple, Bruno Bettelheim, « Individual and Mass Behavior in Extreme Situations », in Journal of Abnormal and Social Psychology, 38, 1943, pp. 417- 452 ; Leo Löwenthal, « Terror’s Atomization of Man » Commentary 1, 1945/1946, pp. 1–8 ; Viktor Frankl, Trotzdem Ja Zum Leben Sagen: Ein Psychologe erlebt das Konzentrationslager, Wien, Deuticke, 1946 ; Primo Levi, Se questo è un uomo, F. De Silva, 1947.
  5. Arthur Jenness, « The role of discussion in changing opinion regarding a matter of fact », in The Journal of Abnormal and Social Psychology, 1932, 27, 279–296 ; Muzafer Sherif, « Autokinetic effect » experience, 1935 : Muzafer Sherif, « A study of some social factors in perception », in Archives of Psychology, 1935,   27, No. 187, 23- 46 ; Solomon E. Asch, « Effects of group pressure upon the modification and distortion of judgment », H. Guetzkow (ed.) Groups, leadership and men, Pittsburgh, PA, Carnegie Press, 1951, pp. 177–190 ; Stanley Milgram, Obedience to Authority. An Experimental View, New York, Harper and Row, 1974 ; Philip G. Zimbardo, The Lucifer effect. Understanding how good people turn evil, New York, Random House, 2007. Michel Weber, Pouvoir de la décroissance et décroissance du pouvoir. Penser le totalitarisme sanitaire, Chromatika, 2020.
  6. Guy Debord, La Société du spectacle [1967], in Œuvres, Gallimard, 2006, p. 585, citant Joseph Gabel, La Fausse Conscience : essai sur la réification, Éditions de Minuit, « Arguments », 1962.
  7. Harold F. Searles, « The Effort to Drive the Other Person Crazy-An Element in the herapy of Schizophrenia », in British Journal of Medical Psychology, XXXII/1, 1959, pp. 1–18.

 

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