En Argentine, les radios communautaires ont fleuri ces dernières années. Face aux médias dominants, elles promeuvent de nouvelles manières de communiquer, mais aussi de fonctionner ensemble.
« Nous sommes un média des travailleurs, une voix des secteurs populaires. Nous sommes la radio FM la tribu». Depuis 25 ans, cette radio autogérée contre infiltre les ondes de Buenos Aires. Du matin au soir et du soir au matin, ses militants émettent. Ils parlent des droits humains, des mouvements sociaux, des étudiants, des peuples originaires, des communautés, de l’agro-industrie, de la consommation responsable…et de tout ce qui ne s’entend pas assez ailleurs.
La Tribu se définit comme une radio communautaire sociale. Si elle est la plus vieille radio du genre à Buenos Aires, elle est loin d’être la seule en Argentine. Qu’elles soient citoyennes, libres, alternatives ou populaires, toutes ces radios partagent une même manière de comprendre le monde et croire qu’il faut changer les choses. « On existe parce qu’il y a une nécessité d’information et de dénonciation, à laquelle les médias classiques ne répondent pas », explique José, journaliste de 40 ans, qui participe à la radio Zumba la Turba, de Cordoba. Pablo, 28 ans, en fait aussi partie: «On parle des thèmes qui n’entrent pas dans l’agenda des médias, ce dont les radios classiques ne parlent pas. On laisse la parole à ceux qui ne l’ont pas». La communication de plus en plus uniforme des médias, les citoyens ont décidé de la contrer.
aux radioS, CiToyenS!
José explique le début de l’aventure du récent mouvement des radios communautaires. «En 2001, pendant la crise économique, les médias ne représentaient plus la société. À ce moment-là, on disait:”Ceux d’en haut nous pissent dessus et la presse dit qu’il pleut”. Cette construction irréelle que faisaient les médias de la société au quotidien a fait que les gens ont arrêté d’espérer que la presse parle de ce qui leur arrivait vraiment. Et les gens, les organisations sociales ont commencé à construire leurs propres médias». Depuis, les radios se sont consolidées et multipliées. Elles sont aujourd’hui des dizaines en Argentine.
Avec les radios communautaires, les citoyens deviennent acteurs de la communication. À la Tribu, ils sont clairs: «Nous n’avons pas d’”auditeurs”». Même si nombreux sont ceux qui les écoutent. « C’est une radio sans auditeurs, parce qu’on n’émet pas de l’information, mais on propose une conversation», explique Anuka, 26 ans. Elle a écouté La Tribu de longues années avant de se lancer elle-même dans l’aventure. Diego, depuis huit ans à la Tribu, explique cette nécessité de participation des gens. «Les radios communautaires sont fondamentales pour que la société dans son ensemble s’exprime et participe. Sinon ce regard est filtré, par l’État ou par les marchés. C’est la forme technique qu’adopte le désir d’un monde différent. Ça peut être à travers une radio, à travers un bar, à travers une performance dans la rue… ».
En général, les ondes de ces radios libres sont ouvertes à qui veut participer, avec des critères plus ou moins larges selon celles-ci. À la Quinta Pata, à Cordoba, tous les voisins sont les bienvenus, que ce soit pour parler de foot, de hip-hop ou de questions posées par l’adolescence. Si certaines radios laissent plus de place aux amateurs, d’autres ont un niveau clairement professionnel. «Pour toutes, il s’agit de générer une autre culture de la communication, où les gens ne sont pas consommateurs mais bien acteurs», résume José, de Zumba la Turba.
PluS Que deS radioS
Pour ces radios alternatives, il s’agit aussi de générer une autre culture tout court, une autre manière de fonctionner. «On ne peut pas juste parler d’une autre organisation. On doit s’organiser autrement», affirme Diego. Toutes sont autogérées. Concrètement? Il n’y a pas de directeur ni de conseil d’administration. Les membres prennent les décisions en assemblées et se répartissent ce qu’il y a à faire. Pour Anuka, c’est une réflexion quotidienne sur le sens de produire du sens avec d’autres. «Ce sont des décisions collectives, des débats, la mise en commun de toutes nos idées, des discussions… C’est partager et penser ensemble le travail». A La Tribu, de grandes assemblées où tous les membres de l’espace participent ont lieu régulièrement. Ils y décident les lignes politiques générales du projet. Et une fois qu’on connaît cette définition collective et qu’on l’a intériorisée, chacun peut travailler dans son groupe, son espace en toute liberté. Diego donne un exemple: « Je ne dois pas consulter l’assemblée pour savoir quel thème musical je vais passer demain matin, ce serait une bureaucratie insupportable. Mais je sais ce que l’assemblée a décidé quant à l’esthétique de la radio, quant à ce qu’on attend du programme du matin, quant aux genres de thématiques et d’interviews qui ont un intérêt commun».
Pour Diego, La tribu est une radio expérimentale. Au-delà des thèmes différents ou d’une autre manière de dire les choses, ils peuvent se permettre d’essayer et de mettre en pratique des choses différentes. Au-delà de la question des thèmes ou de la manière de les dire, il s’agit aussi de la façon remettre en question un mode de vie imposé. « Après des années, notre fonctionnement commence à ressembler à ce qu’on voulait. Grâce à des discussions en assemblées, en ayant dissout les hiérarchies tout en gardant des rôles… En ayant essayé de dissoudre tous les modes horribles sur lesquels fonctionne ce monde. Avec cette radio, on a la chance d’essayer de vivre de manière différente, dès maintenant».
Dans la même optique de construire différemment, les radios alternatives sont rarement dans un cocon. Communautaires par définition, elles s’intègrent dans le tissu vivant de chaque quartier. La Quinta Pata partage une maison avec une bibliothèque populaire. Les deux équipes n’en sont en fait qu’une, même si chacun se spécialise plus dans la radio ou dans la biblio. Quand l’une des deux a des problèmes, c’est collectivement qu’ils les résolvent. La Tribu se trouve dans une maison qui est en même temps bar, centre culturel et centre de capacitation. Radio Sur, elle, est liée de près au mouvement social des travailleurs désoccupés. En général, les radios sont coude à coude avec les organisations sociales et celles du quartier. Depuis des mois, la Tribu rend visible des travailleurs qui occupent leur entreprise graphique : « Dans le quartier Pompeya, les travailleurs de MOM continuent de résister aux tentatives d’expulsion. Tout soutien est le bienvenu». Quand un centre culturel autogéré de Buenos Aires, «Compadres del horizonte», a été fermé par la police, Radio Sur s’est fait le porte-voix des militants du collectif, en les invitant en studio et en diffusant leurs appels à se rassembler. Diego résume: «Le lien qu’on a avec les mouvements sociaux, c’est un lien politique, on partage une même manière de comprendre les choses. Et on pense qu’on sera plus fort si on agit ensemble». Plus que des radios, ce sont des espaces de rencontre, de création, de résistance.
ConViCTion eT débrouille
Dans les radios communautaires, tout le monde est bénévole. Certains régisseurs ou certains animateurs qui consacrent énormément de temps à l’antenne sont parfois défrayés, mais personne ne peut en vivre. «Personne ne vit de cette radio [Zumba la Turba], ne se nourrit de cette radio, les espaces sont gratuits, il n’y a pas de pub…». Pour José, c’est un choix de vie qui va à l’encontre de la culture économique dominante.
Pourtant, pour les radios elles-mêmes, l’aspect économique est inévitable. « Tu ne peux pas penser le politique et le communicationnel sans prendre en compte l’économique. Ce sont des jambes qui doivent marcher ensemble. Sinon on a de grands projets très forts politiquement et esthétiquement, mais qui ne sont pas viables sans subsides de l’État ou d’ONG. Or ce sont des subsides qu’il faut aussi remettre en question. Ces agences, comment lisent-elles le monde? Il faut être en cohérence avec nos idées». Pour toutes ces radios, l’autofinancement est la Bible. C’est souvent une nécessité, mais c’est toujours une conviction. Il s’agit de se débrouiller avec ce qu’il y a et de rester indépendants. Anuka explique cet idéal d’autogestion. «Il s’agit de faire les choses de la manière dont on peut les faire, en cherchant les outils avec lesquels faire ça, en voyant les possibilités et les ressources qu’on a. On peut tout réussir avec ce qu’on a alentour et les gens qui pensent comme nous».
La bricole, les militants de ces radios y coupent rarement. A Zumba la Turba comme à la Quinta Pata, les membres ont construit les studios eux-mêmes. Pour la Quinta Pata, c’est le CTP, le Collectif Technique Populaire, qui les a aidés à construire leur émetteur. Le CTP rassemble des ingénieurs du son et autres techniciens qui ont décidé de mettre leurs compétences au service des radios communautaires. « Au-delà de la vision romantique de la radio («ah, la radio, le micro, l’antenne…»), il faut être prêt à gérer et soutenir économiquement la radio, et pas seulement à déclamer un discours au micro. Il faut être prêt à la gérer dans toutes ses dimensions: monter une tour, peindre, câbler, nettoyer, etc. ». Pour José, c’est une vision qui va bien plus loin que la vision des professionnels du journalisme.
Pour trouver l’argent nécessaire au fonctionnement des radios, toutes les idées sont bonnes. La Quinta Pata vend des tartes et organise des repas pour tous les voisins, Radio Sur vend des T‑shirts à l’effigie de la radio, les membres de Zumba la Turba paient chacun une cotisation, La Tribu tient un bar… Chez certaines radios, les espaces à l’antenne ont un petit prix, d’autres font payer les annonces publicitaires de leurs partenaires. Diego justifie ce dernier point. «Notre premier lien est politique, mais ça n’empêche pas qu’il peut aussi y avoir des relations économiques entre nous. Par exemple, le centre culturel peut payer le spot qui annonce un spectacle, tout comme nous on va là-bas boire une bière. Mais on ne diffuse pas n’importe quelle pub». Dans tous les cas, chacun met la main à la pâte. Luli, une des animatrices principales de la Quinta Pata, conclut: «Ce n’est jamais dans une recherche de lucre. L’économique est toujours présent, mais on priorise d’autres choses ».
VerS un auTre PaySage ?
Depuis 2009, une nouvelle loi régit le fonctionnement des médias radiophoniques et télévisuels. Elle réserve 33% de l’espace radiophonique aux «entités sans fin de lucre». Une victoire pour les radios communautaires, qui accèdent par là à un début de reconnaissance légale. Mais pour le Réseau national des Médias alternatifs, le problème est loin d’être réglé: «La loi ne reconnaît pas notre spécificité de médias populaires et communautaires. Nous sommes mis dans le même sac que des fondations, des syndicats, des ONG, des églises… qui ont un pouvoir économique, politique et de gestion beaucoup plus conséquent que le nôtre pour faire face aux obligations imposées par la loi ». Pour avoir accès au tiers des ondes réservé, les radios doivent remplir un cahier des charges dont le coût oscille entre 4 000 et 7 000€ (qui comprend, par exemple, l’obligation d’avoir des équipements homologués). « Ces exigences sont des obstacles concrets pour l’existence et le fonctionnement des expériences de radios populaires. C’est impossible pour nous d’assumer ces dépenses», déplore Luli.
Jusqu’à présent, les radios communautaires ne reçoivent pas de subsides.
Pour Diego, la reconnaissance des radios communautaires n’a pas de sens si elle ne se base pas sur leur spécificité. «Pour nous, dans la communication, il ne doit pas exister de relations de concurrence. Ce qui importe c’est la coopération et la socialisation des connaissances. Plus il existe de radios communautaires, mieux c’est». La revendication des radios alternatives est d’être reconnue pour ce qu’elles sont vraiment. Au-delà d’empêcher le monopole des grands groupes, il s’agit de permettre l’existence des petites alternatives, telles qu’elles sont. Et le but pour ces radios est justement de permettre l’expression de chacun, au-delà de son degré de professionnalisme, et en toute liberté. Les radios alternatives ont montré qu’elles peuvent perdurer dans le temps et se consolider. Leur nombre est aujourd’hui impressionnant et leur force de réseau est croissante. Un peu partout en Argentine, leurs voix résonnent, s’opposent, dénoncent, proposent, construisent… Leurs mots et leurs exemples portent.
Edith Wustefeld et Johan Verhoeven
eT en belgiQue?
Si on ne trouve pas de radios alternatives à chaque coin de rue, elles existent pourtant. Héritières de la tradition des radios libres, qui émettaient clandestinement dans les années 1970 et luttaient pour une libéralisation des ondes, elles sont aujourd’hui légales… mais toujours « libres ». Leur position marginale dans un paysage radiophonique uniforme leur permet indépendance, liberté et diversité. Elles diffusent des musiques non-commerciales, parlent de thèmes dont on ne parle pas, donnent la parole à ceux qui l’ont moins. En un mot comme en cent, elles sont engagées.
Elles font figure d’exception, pourtant certaines d’entre elles ont aujourd’hui une réputation à la hauteur de leurs missions. Petit panorama de trois rebelles bruxelloises :
*Radio Air Libre 87.7 FM,
Forest http://www.radioairlibre.be
« Nous envisageons la radio comme un dialogue et non comme un rinçage d’oreilles. » Créée en 1983, Radio Air Libre est une radio libre associative, indépendante de tout groupe politique ou commercial. Elle est gérée et financée par ses membres. Grâce aux cotisations des membres et des auditeurs fidèles, Radio Air Libre continue à fonctionner, sans sponsor ni publicité. Le résultat ? « Une liberté de parole intacte, un choix de programmation sans contrainte, un ton radicalement différent ». La radio veut donner la parole à ceux et celles qui trouvent porte close dans les médias traditionnels.
*Radio Panik 105.4FM,
St-Josse http://www.radiopanik.org/spip
« (…) comme but l’émancipation réelle des individus dans le respect des différences culturelles et des procédures démocratiques. » En 1983, un groupe de jeunes militants contre le racisme et les droits de l’homme créent Radio Panik. Le but ? Faire entendre et s’entendre les différentes voix de Bruxelles. Aujourd’hui, elle se définit comme une radio associative d’expression et de création, multi- et interculturelle. elle défend une approche critique de l’information, une diversité culturelle et sociale, une liberté d’expression. Depuis 2006, elle est subsidiée par la Communauté française.
*Radio campus 92.1FM, Campus de l’ULB
http://www.radiocampus.be
« Une libre expression assumée et constructive, un attachement immodéré au tissu social bruxellois et un amour sans borne pour la diversité musicale et culturelle. » Radio Campus a été créée en 1980 par un groupe d’étudiants de l’Université Libre de Bruxelles. Un soutien financier de l’université lui permet une certaine liberté de parole et d’espace par rapport aux radios commerciales. Une radio communautaire qui rassemble plus de 150 animateurs, techniciens et collaborateurs.
E.W. et J.V.