PANNE DE TRANSMISSION

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«…dans la famille contemporaine des pays industrialisés, les compétences, non seulement du père mais des deux parents, deviennent obsolètes de leur vivant, faisant qu’ils n’ont guère d’intérêt à les transmettre à leurs enfants, même si la possibilité leur en était offerte. »(1)

Renaud Beauchard, à propos de Christopher Lasch.

La postmodernité marque des ruptures dans plusieurs domaines. Dans La condition postmoderne (1979), Jean-François Lyotard n’avait pas attendu la « révolution numérique » pour prendre acte de bouleversements, par comparaison avec la modernité que nous connaissions depuis le XVIIIe siècle. Parmi eux, la disparition des grands récits structurants sur lesquels s’appuyaient les membres des sociétés occidentales pour donner un sens à leur existence individuelle et collective. Exit Dieu, le Roi, la Tradition, le Prolétariat, le Communisme. Restaient le Progrès sous la forme abâtardie de la toute-puissance technicienne censée donner une direction au monde, ainsi que le libéralisme, affublé entre-temps du préfixe « néo », qui continue à imposer sa loi d’airain malgré qu’on le dise en crise(2). Des petits récits s’y sont ajoutés : la croissance économique en vue du bien-être matériel, la mondialisation accouchant de la société multiculturelle, avec en miroir la recherche frénétique de son identité (nationale, régionale, sexuelle, de genre, de consommateur, etc.) et surtout l’individualisme qui a pris un nouveau tournant en Mai 68, dont nous n’avons toujours pas fini de payer les pots cassés et d’en comprendre toutes les conséquences. C’est sur ce dernier que nous allons nous pencher dans cet article, particulièrement sur sa tendance à empêcher les formes de transmission traditionnelles tout en leur en substituant de nouvelles, toujours présentées comme inévitables et bénéfiques, mais que l’on verra avant tout comme problématiques.

À L’ÉCOLE

Ma pratique professionnelle viendra ici en appoint. Né en 1963, j’ai commencé à donner cours dans l’enseignement secondaire en 1988, donc bien avant le raz-de-marée technologique que nous connaissons. L’avant (analogique) et l’après (numérique) sont difficilement comparables. Pour qui n’a pas connu le premier ordre, le second paraîtra naturel, malgré le stress croissant qu’il génère chez les individus. Et inversement, la difficulté d’amener les jeunes générations à un décentrement du regard. « Les ados, c’est toujours des ados ! », m’a‑t-on souvent dit d’un air entendu… Alors, rien de nouveau sous le soleil ? Les adolescents de 2020 seraient-ils identiques à ceux de 1975 ? Certes, il y a toujours bien quelques points communs comme la propension à la rébellion, les fanfaronnades, l’air blasé, la diction hésitante et l’acné, mais ce sont surtout les différences qui frappent (parfois au sens propre !). Alors attachons-nous plutôt à celles-ci.

Dans ma génération, nous considérions généralement que les adultes, et donc les professeurs, possédaient quelque chose d’intéressant pour nous, ne s’acquérant pas en dehors d’une transmission explicite. Nous reconnaissions leur statut social et leur position d’exception. Certains, dont j’étais, s’identifiaient parfois à l’un d’eux, attirés par son expérience de la vie, recherchaient sa compagnie, voire sa complicité. Quand j’avais un contact avec eux, fortuit ou non, en dehors des murs de l’école, je me sentais mûrir, j’en éprouvais de la satisfaction et même de la fierté. Cela ne m’empêchait pas d’apprécier aussi la compagnie de mes camarades. Bref, l’énergie circulait entre les générations et huilait les rapports humains.

Tout cela a changé et, difficulté supplémentaire, nous n’avons pas été informés qu’il y avait une révolution en cours, comme nous le dit Jean-Pierre Lebrun. Les adolescents d’aujourd’hui restent souvent entre pairs(3). Ils ne voient plus leurs professeurs comme des exemples à suivre, encore moins comme des mentors. Leurs relations avec eux sont envisagées sous l’angle double et contradictoire de la méfiance et du jeu, sachant qu’un jeu peut être tantôt amusant, tantôt violent, mais toujours aux dépens de son partenaire (forcé, dans notre cas), que l’on doit plutôt considérer comme son adversaire. Plus grave encore, il y a la perte d’attention, aux deux sens du terme : être capable de se concentrer et avoir des égards pour les autres (cf. compte-rendu des « Assises de l’attention », p.17). Conséquemment, les apprentissages et les relations humaines en souffrent. Entre des moments de rigolade, les « anciens » élèves pouvaient rester attentifs pendant des laps de temps suffisants pour assimiler des savoirs. Les élèves du XXIe siècle ont des capacités attentionnelles largement réduites, proches de celle du poisson rouge(4) : 9 secondes ! À la rentrée 2019, j’ai cliniquement constaté un basculement radical dans les classes du premier degré (12–14 ans). Émettons l’hypothèse que nous avons affaire à la première génération présentant les pleins symptômes, cognitifs et psycho-affectifs(5), de l’addiction aux écrans : affaiblissement de la mémoire de travail ; disparition du goût du savoir véritable ; hégémonie du présent ou présentisme (« Le passé ne nous intéresse pas ! ») ; revendication de droits sans contrepartie (les devoirs) ; recherche de l’horizontalité dans les relations (cf. infra), soi-disant pour des motifs « démocratiques », cela aboutissant paradoxalement à des comportements irrespectueux, impulsifs ou transgressifs ; non-respect des règles sociales, comme couper constamment la parole ou ne pas attendre son tour, signes d’une maîtrise de soi défaillante(6) ; athazagoraphobie ou peur d’être oublié par ses pairs ; apathie ou bien plus souvent surexcitation. Du côté des enseignants, tous les out sont en vue : burn, brown ou bore, on ne sait dans quel ordre les classer.

Dans son étude sur la cyberdépendance, le docteur Philip Pongy parle d’une « pathologie du vide » aux causes diverses : « consumérisme, immersion médiatique, apologie de l’agir au détriment de la pensée, déliquescence des idéaux et des instances répressives inconscientes en relation avec l’évanescence des repères familiaux, sociétaux et éthiques(7) ». Il évoque une « démentalisation induite par la connexion ayant des conséquences redoutables sur le développement psychique de l’enfant. L’introjection est entravée, les perceptions sont incrustées au détriment des représentations, l’émotion prime sur le sentiment, la mise en acte sur la pensée, l’immédiateté sur l’élaboration(8) ». Nous sommes donc très loin d’un quelconque « progrès », pourtant implicitement posé par les décideurs politiques qui, en Fédération Wallonie-Bruxelles, poussent à la numérisation de l’École en invoquant le Pacte d’excellence(9). Un tel déni et une telle irresponsabilité laissent pantois. Alors que la meilleure méthode pour aider une victime d’addiction est de la sevrer, les décideurs rajoutent une dose de temps d’écran aux élèves, au prétexte de l’efficacité dans la communication – ce qui reste à prouver – et de l’adaptation au monde qui vient ; à ces prétextes viendront s’ajouter d’autres en temps voulu, notamment pédagogiques. Tout fera farine au mauvais moulin des GAFAM.

POUR UNE VERTICALITÉ RAISONNABLE

La transmission traditionnelle « verticale » n’a plus la cote, mais « …vouloir se débarrasser de toute verticalité – impliquant place à donner à autorité, altérité et antériorité – est aujourd’hui la nouvelle version de l’excès(10) », indique Jean-Pierre Lebrun. À l’opposé, dans ses conférences, le psychothérapeute de la famille Jean-Paul Gaillard invite les enseignants à se mettre à l’heure des relations égalitaires avec les jeunes – qu’il appelle avec déférence et complaisance des « mutants » –, processus irréversible selon lui et de toute manière bienvenu en ce qu’il est porteur d’un monde plus « juste », plus « démocratique », plus « équitable ». Pour la première fois dans l’histoire de l’humanisation, il est demandé aux aînés de s’adapter aux puînés. Durant toute ma carrière professionnelle, un membre de la génération X(11) comme moi aura été prié de s’effacer en permanence, d’abord face aux collègues plus âgés quand j’étais un jeune prof dans les années 1980–90, puis face aux jeunes (collègues et élèves) alors que j’arrive en fin de carrière ! Sur ce plan-là, je constate être né à un moment particulièrement frustrant.

Les technologies de l’information et de la communication (TIC) donnent l’impression à leurs utilisateurs d’avoir accès à l’ensemble des savoirs de l’humanité en un clic. Cet « âge de l’accès », première étape d’Internet dans les années 1990 et 2000, a maintenant fait place à la gouvernementalité algorithmique(12). Certes, rétrospectivement et comparativement, on le regretterait. Il n’empêche que, d’une part, il induit en erreur en faisant une équivalence entre information, savoir et connaissance et, d’autre part, il individualise l’appropriation des connaissances, alors que la transmission est un phénomène collectif. Internet apporte des informations, mais seul l’être humain est porteur de sens, idée que les dernières générations ne peuvent ou ne veulent pas comprendre ou admettre.

Ne réduisons pas les savoirs à de l’intellectualité, il y a aussi les savoir-vivre, qui sont moins, mal ou plus du tout transmis aux enfants par les parents, alors qu’ils permettent la construction de la personnalité, de la sociabilité, ainsi que la maîtrise de la vie quotidienne. La conséquence pour les enseignants en est une double et exténuante mission d’éduquer, principalement, et d’instruire, s’il reste un peu de temps et d’attention pour cela. Et encore, pas tous les enseignants : « Ce qui frappe l’observateur contemporain, c’est un retrait significatif des adultes, parents ou enseignants, de l’acte de transmission au profit de la liberté de choix et de l’expérimentation par soi-même(13) », observent Blais, Gauchet et Ottavi. Car Mai 68 est passé par là, avec ses lubies pédagogistes(14) et libertaires. La transmission d’expériences et de savoirs est également fragilisée pour plusieurs raisons. D’abord l’accélération sociale et le « temps réel » de la Toile y représentent un obstacle de taille. Ensuite, l’explosion de fake news qui aboutit à ce phénomène décrit par Hannah Arendt en son temps : quand le mensonge et la désinformation règnent, la conséquence n’en est pas que les individus croient n’importe quelle sornette, mais qu’ils ne croient plus en rien(15). Enfin, une dévalorisation de l’expérience elle-même. Lorsqu’un quinquagénaire recherche un emploi, il lui est devenu inutile et même contre-productif d’insister sur ses expériences professionnelles accumulées, puisque d’une part les employeurs préfèrent embaucher des salariés « sans préjugés » (comprenez malléables et non affiliés à un syndicat), comme me l’a avoué l’un d’eux(16) et, d’autre part, les expériences se transforment en inconvénients lorsqu’on est sommé de s’adapter en permanence.

POUR UNE TRANSMISSION NON CYBERNÉTIQUE

La transmission a‑t-elle un avenir ? À l’inverse du second, le premier mot n’est plus guère utilisé par les techno-progressistes, mais on peut supposer que, acculés à répondre, les plus fanatiques d’entre eux se défausseraient sur la cybernétique, cette discipline mise au point en 1948 par le mathématicien Norbert Wiener qui modélise les mécanismes de pilotage, de contrôle et de communication entre les hommes et les machines. Sauf qu’elle est un auto-mouvement sans contrôle humain, mais qui redéfinira l’homme comme un être purement informationnel dans un système ultra-technicisé et toujours plus compliqué(17). « Dans le capitalisme cybernétique, les rapports entre les êtres humains apparaissent [ainsi] comme des rapports entre des outils technologiques(18) ». Qu’elle soit considérée comme une rivale ou une gentille collaboratrice, la machine laissera toujours l’être humain sur le bord de la route, comme le formule François Meyronnis : « Confrontées aux réseaux numériques et à l’avènement du monde comme unité virtuelle actualisée à chaque instant, les sociétés humaines sont donc assignées à rattraper les flux avec l’absolue certitude d’échouer – les flux devançant les humains de manière toujours plus manifeste(19)». Alors que se perd le sens de l’effort dans le domaine politique, constatons que les électeurs-consommateurs en redoublent quand il s’agit de rester dans la course technologique, entre autres. N’y a‑t-il pas autre chose et mieux à transmettre que des procédures et compétences techniques toujours plus poussées ? Par exemple les autres éléments constitutifs de notre humanité : notre âme, notre vie, nos valeurs, notre mémoire, nos choix éthiques et politiques ?

Bernard Legros

Notes et références
  1. Renaud Beauchard, Christopher Lasch, un populisme vertueux, Michalon, 2018, p.36.
  2. Selon certains observateurs, le néolibéralisme, en tant que doctrine économique, aurait aujourd’hui fait place au néo-mercantilisme. Il n’en reste pas moins que son idéologie est toujours prégnante dans la conscience collective. La pandémie de coronavirus aura-t-elle finalement sa peau ? À suivre…
  3. Encouragés d’ailleurs en ce sens par un certain courant de la psychologie.
  4. Cf. Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l’attention, Grasset, 2019.
  5. Mes collègues d’éducation physique auraient aussi d’utiles informations à délivrer.
  6. À ce sujet, la télévision continue à influencer négativement les jeunes, même dans une émission culturelle comme « Les Grosses Têtes », où les participants, pourtant tous adultes, se montrent bruyants et dissipés.
  7. Cf. Philip Pongy, La cyberdépendance. Pathologie de la connexion à l’outil Internet, Sauramps Médical, 2018.
  8. Ibidem, p.122.
  9. Selon ce Pacte, il faudra que « chaque établissement scolaire conçoive une stratégie en matière d’insertion des outils numériques dans les apprentissages et la gouvernance de l’établissement ».
  10. Jean-Pierre Lebrun, Un immonde sans limite, Erès, 2020, p.241.
  11. La génération X est née entre 1960 et 1975. Un·e jeune qui m’apostropherait par un retentissant « boomer » se méprendrait.
  12. Cf. Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, Le nouveau pouvoir statistique, www.cairns.info.
  13. Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet & Dominique Ottavi, Transmettre, apprendre, Stock, 2014, p.78.
  14. « Ainsi, la tendance actuelle (depuis les années 80) de la pédagogie conduit à se demander : comment enseigner, par quelles techniques communiquer un savoir ?, plutôt que : que faut-il enseigner ?, dans quel but faut-il transmettre un savoir ? », Clotilde Leguil-Badal in Jacques-Alain Miller (dir.), L’anti-livre noir de la psychanalyse, Seuil, 2006, p.261.
  15. Le climato-scepticisme en est un symptôme évident.
  16. Anecdote piquante, ce recruteur recrutait pour le compte d’une association consacrée à la transition écologique ! Là aussi, semble-t-il, il faudrait faire table rase du passé. Au profit des innovations disruptives ?
  17. Compliqué et non pas complexe.
  18. Maxime Ouellet, La révolution culturelle du capital. Le capitalisme cybernétique dans la société globale de l’information, Écosociété, 2016, p.156.
  19. François Meyronnis, Proclamation sur la vraie crise mondiale, L.L.L., 2015, p.97.

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