L’individualiste soumis

Illustré par :

« Il est pitoyable d’entendre les autorités politiques et éthiques en appeler à la responsabilité des citoyens après leur avoir inoculé depuis des années une culture individualiste(1) »,

Roland Gori

Sacrée modernité tardive, tu ne cesseras de nous étonner ! Depuis l’évangile selon saint Adam Smith prononcé en 1776, nous avions affaire à homo œconomicus, celui qui calcule rationnellement ses intérêts ; à la révolution industrielle, homo technologicus avait confié son destin à la Megamachine, attendant d’elle l’accomplissement du Pro- grès ; il y a une soixantaine d’années, homo consumens avait commencé, tel un zombie des films de George Romero, à hanter les allées des supermarchés, les halls des concessionnaires automobiles et les salons de la construction ; et le nouveau millénaire a vu l’avènement d’homo numericus, dernier avatar d’homo technologicus.  Comme dans le cas des différentes énergies (fossiles, nucléaire, renouvelables) ou des ondes électro-magnétiques (1, 2, 3, 4, 5G), un type d’homo n’a pas chassé le précédent mais s’y est superposé. Est-ce tout ? Non. Le malicieux coronavirus a sécrété l’individualiste soumis(2), oxymore dont notre époque postmoderne a le secret. Robert Nozick doit se retourner dans sa tombe ! « Voyez-vous, Madame, il n’est pas question que je renonce à mes vacances, et pour cela je me plierai à tout ce que les autorités décideront pour ma sécurité, ainsi que celle de mes contemporains, dont je suis solidaire. J’irai même au-devant des mesures gouvernementales, je porterai le masque deux fois plutôt qu’une, dès que je mettrai le nez dehors, et je finirai par le garder aussi à la maison. Ainsi, nos responsables politiques auront les mains libres pour continuer à restreindre nos droits et libertés les uns après les autres, dans l’indifférence générale. J’attends impatiemment septembre pour télécharger l’application de traçage sur mon smartphone. Je suis prêt·e à signer n’importe quel document — de préférence numérique — me demandant où j’ai traîné mes guêtres les quinze derniers jours. Je donnerai spontanément ma carte de visite à tous les restaurateurs et cafetiers. Et puis vivement le vaccin ! ». L’individualiste soumis veut continuer à conduire ses petites affaires et pour cela a choisi : il préfère échapper au Covid-19 dans une démocrature(3) plutôt que de risquer de le contracter dans un pays libre, pour s’inspirer de la récente maxime d’André Comte-Sponville(4).

Par son obéissance, l’individualiste soumis prétend se montrer solidaire [sic] du genre humain — c’est ce que les médias et les politiques lui ont seriné —, mais refuse d’ouvrir la porte du magasin à un·e de ses congénères chargé·e de paquets, car dans ce cas « la distanciation sociale ne serait pas assurée(5) ». Il se déchaîne sur les réseaux asociaux contre les « irresponsables-égoïstes-complotistes » qui renâclent à porter le masque sur ordre. Il pratique aussi la délation, qu’il préfère appeler « témoignage » : « Mes voisins reçoivent très souvent des gens dans leur jardin, m’sieur l’agent, en plus des gens chaque fois différents. J’en ai même vu qui s’embrassaient ! »…

Nous quittons la société de contrôle, décrite jadis par Gilles Deleuze, pour entrer dans la société de contrainte identifiée par Pièces et Main d’œuvre. Cela ne tombe pas du ciel, le terrain ayant été labouré depuis longtemps par le conformisme, l’idéologie hygiéniste et sécuritaire. La restriction des libertés civiles permet d’éteindre l’action collective. Où que l’on regarde, les rues du royaume sont désormais parcourues par des individualistes soumis, auto-complaisants comme tous les individualistes, avec leurs masques-muselières dont certains sont personnalisés — on ne renonce pas pour la cause à la distinction ! Que l’on soit ou non convaincu de l’efficacité protectrice du masque, on peut aussi reconnaître que l’obligation de le porter presque partout, y compris en plein air, est une mesure disproportionnée, humiliante et liberticide, prélude à l’arrivée tant attendue du vaccin : « Vous pourrez enlever votre masque lorsque vous serez vacciné », nous expliquera Sophie Wilmès, avec son maternalisme docte et en détachant chaque syllabe pour que la populace comprenne bien le message.

Ne serions-nous pas en train de vivre « le terrorisme nihiliste de l’action combinée de la technoscience, de la contrainte étatique et du capital(6) » ? Gardons courage et prenons à bras le corps les moyens de défendre nos libertés, qui sont au nombre de quatre : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination(7). Par lequel allez-vous commencer(8) ?

Bernard Legros

Notes et références
  1. Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances, LLL, 2020, p. 288.
  2. Pas facile à latiniser. On proposerait homo obedientes, mais manquerait le terme individualiste, qu’on ne peut traduire que par une périphrase, du coup trop longue.
  3. Selon l’expression d’Eduardo Galeano.
  4. « Je préfère contracter le Covid-19 dans un pays libre plutôt que d’y échapper dans un État totalitaire ».
  5. Anecdote authentique vécue par ma sœur.
  6. Jacques Luzi, Au rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture moderne, de Descartes au transhumanisme, La Lenteur, 2019, p. 122.
  7. Denis Dupré, Camp planétaire, un danger bien réel. Organisons la révolte !, Yves Michel, 2017, p. 100.
  8. Petit conseil : l’ironie est le plus simple à mettre en œuvre, mais le moins efficace.

 

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