LES IDIOTS UTILES DE LA RECONQUÊTE IMPÉRIALE

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Si les guerres servent toujours les puissants et nourrissent le capitalisme, il est étonnant de constater comment elles obtiennent souvent une forme d’unanimité quant à leur nécessité, de la droite à la gauche. Jean-Pierre Garnier analyse ici longuement la façon dont en France anarchistes, libertaires, alternatifs, autonomes et autres antifas ont soutenu les guerres du Moyen-Orient.

PREMIER ÉPISODE


On connaissait le peu d’appétence de l’ultragauche française des nouvelles générations pour les questions géopolitiques et les rapports de forces à l’échelle internationale. Nous ne sommes vraiment plus à l’époque où la socialisation politique de ses militants et sympathisants passait par l’anticolonialisme, l’anti-impérialisme et le tiers-mondisme. Comme le veut la tendance idéologique devenue depuis quelque temps dominante à gauche et au-delà, le désir de changement porte plus sur le sociétal que sur le social, à plus forte raison quand le social concerne des territoires situés au-delà des limites de l’hexagone. Certes, une partie de la « gauche de gauche » reste fidèle à la cause palestinienne et s’intéresse de temps à autre à l’expérience zapatiste dans le Chiapas mexicain, prise comme nouveau modèle d’émancipation. Elle dénonce aussi les exactions de la police états-unienne à l’encontre des citoyens noirs, les conditions de travail des ouvrières surexploitées du Bengladesh ou la désagrégation des sociétés rurales d’Amérique latine sous l’effet de l’imposition de cultures d’exportation au profit des multinationales. Mais il est évident que la politique étrangère, tant diplomatique que militaire, à commencer par celle des gouvernants français, est devenue le cadet de ses soucis.

Seule la soumission des politiques économiques menées par les États européens aux « diktats de la Troïka » continue à sérieusement préoccuper l’extrême gauche, comme en témoigne la part active qu’elle a prise, aux côtés de la gauche sociale-démocrate (PCF, Parti de Gauche, Attac, Le Monde Diplomatique…), dans la campagne contre le projet de constitution européenne. De même, dénonce-t-elle avec vigueur les négociations clandestines entre celle-ci et les États-Unis pour créer une zone transatlantique de libre-échange (TTIP ou TAFTA) ouvrant la voie à une emprise accrue des grandes compagnies états-uniennes et de la finance globalisée. Il faut dire que toutes les politiques économiques découlant de la mise en place d’un capitalisme sans frontières font rimer rentabilité avec austérité et que la petite bourgeoisie intellectuelle dont les anarcho-libertaires font partie, fût-ce à un rang inférieur, en sera inévitablement affectée.

En revanche, nos « gauchos » de la nouvelle vague semblaient, jusqu’il n’y a pas très longtemps, peu concernés par les affrontements se déroulant sur la scène internationale. La dernière mobilisation de ses maigres troupes remonte à la guerre lancée en 2003 par le gouvernement états-unien pour en finir avec le « régime » irakien. Tout en joignant leurs voix à celles des partisans de l’invasion pour fustiger les méfaits du dictateur Saddam Hussein, nos anarcho-libertaires, choqués par les massacres de populations civiles par les bombes et les missiles de l’US Air force, jugeaient que les « alliés » y étaient quand même allés un peu fort. Depuis lors, silence radio de la gauche radicale hexagonale sur ce qui se déroule de l’autre côté de la Méditerranée si l’on excepte les délires révolutionnaires qui se sont emparés à nouveau d’elle au moment de l’éphémère et mythique Printemps arabe sur lequel je reviendrai. Ce silence, toutefois, commence à être rompu, mais d’une manière qui pourrait étonner de la part de gens qui prétendent se situer dans la lignée de la tradition anticapitaliste et anti-étatiste.

Notons tout d’abord que le silence reste globalement de mise sur les expéditions guerrières menées à l’initiative de nos gouvernants, que ce soit en Libye, sous Sarkozy, ou en Afrique sub-saharienne sous Hollande. Sans doute estimait-on, y compris à gauche de la gauche officielle, que c’était pour la bonne cause, comme le recommandaient des médias plus que jamais asservis aux pouvoirs en place : abattre un tyran honni, dans un cas, combattre des terroristes haïssables dans un autre. Cela sans se demander, au vu des suites de la 2ème guerre menée par l’impérialisme états-unien en Irak, si la situation de la population en Lybie allait s’améliorer une fois accomplie la destruction du « régime » de Mouammar Kadhafi et l’élimination physique de son leader, ou s’interroger sur les raisons de la progression du djihadisme dans les contrées de la Françafrique.

Or voilà que, depuis peu, presse et radios « alternatives » entrouvrent leurs colonnes ou leurs ondes à des témoins d’événements ou à des analystes de la situation ayant la Syrie pour cadre. Mais, loin de proposer sur les conflits qui dévastent le pays une vision en rupture avec celle diffusée à jets continus par les médias dominants, eux-mêmes inféodés aux puissances occidentales s’activant au démembrement de cet État, nos anarcho-libertaires se contentent de surenchérir dans le lavage de cerveau et le bourrage de crâne servant à justifier que ce pays soit, après quelques autres, mis à son tour à feu et à sang au nom de la sauvegarde des libertés et la promotion de la démocratie.

DES REBELLES LIBERTAIRES ?

Ma première surprise, une mauvaise surprise, est venue, il y a bientôt 3 ans, d’une émission très écoutée sur Radio Libertaire, Chroniques rebelles, à laquelle il m’est souvent arrivé de participer. Son animatrice figure depuis des années parmi mes meilleures amies et je puis assurer qu’elle est au-dessus de tout soupçon d’une empathie quelconque avec les puissants, qu’ils soient publics ou privés. Or, en dépit de l’intitulé de l’entretien, « Syrie, une autre information… », on a eu droit à un bavardage avec un invité syrien, qui ne dépareillait pas de ce qu’on entend ou lit d’ordinaire à propos de la Syrie(1). Les vitupérations habituelles contre la cruauté du « régime » de Bachar al-Assad alternaient avec l’exaltation non moins attendue des acquis démocratiques de la « révolution » dans les « zones libérées ». Des méfaits sanglants des djihadistes, il n’était pas question. Sans doute étaient-ils passés par regrettables pertes et profits d’un processus d’émancipation dont il était hors de question de mettre en doute la réalité. Quant au rôle des puissances étrangères dans l’activation des dissensions ethnico-religieuses au sein de la société syrienne et à leur soutien aux diverses factions armées qui œuvraient à la partition du pays, on aurait en vain cherché leurs traces dans les propos des deux interlocuteurs.

« Un « régime » criminel assassine le peuple syrien ». Tel était, en fait, le scénario basique sous-jacent de cette émission. Le moins que l’on puisse en dire, c’est qu’il ne pêchait pas par un excès de nuances et d’originalité. Entre l’invité syrien et l’animatrice, on aurait dit un duo Bernard Kouchner-Christine Ockrent à la belle époque de la guerre civile en Yougoslavie. D’un côté des oppresseurs et des massacreurs, de l’autre « LA révolution ». Rien de négatif, bien sûr, dans ladite révolution. D’une part, donc, la terreur et l’horreur, de l’autre, la Résistance, héroïque, cela va de soi. Bien plus, pour satisfaire un auditorat friand de démocratie directe, l’invité vantait les « expériences autogestionnaires » mises en place par des conseils élus dans le Kurdistan syrien. Silence sur les exécutions de masse et les tortures infligées sur d’autres terrains par les « révolutionnaires », en particulier sur les décapitations à la chaîne auxquelles se livrait le groupe djihadiste Al-Nosra du côté d’Alep, des « islamistes modérés » liés à Al-Quaïda, armés, il est vrai, par les pétromonarchies à l’instigation des États-Unis et Israël, et qui faisaient « du bon boulot » au dire de l’infâme Fabius. Toutes les victimes, chiites, chrétiens, alaouites n’étaient-elles pas des collaborateurs du « régime » syrien, réels ou virtuels, ne serait-ce que par leur non-ralliement à la « révolution » et qu’il fallait par conséquent liquider ?

À la manière des chirurgiens esthétiques de TF1, RTL ou France 24 travaillant d’arrache-pied pour donner un visage avenant aux égorgeurs, dépeceurs et génocidaires massacrant une partie de la population syrienne avec l’aval de « conseillers » de la  CIA, du  gouvernement islamiste  turc, des royaumes obscurantistes du Golfe et des gouvernements européens, l’animatrice de Radio Libertaire et son invité s’employaient à relooker les djihadistes à l’œuvre en Syrie en zapatistes libérateurs !

Bien sûr, à les écouter, les « révolutionnaires » ne bénéficiaient d’aucune aide en armes de l’extérieur. On se demande alors d’où viennent leurs jeeps, leurs mitrailleuses et leurs missiles anti-aériens (des militaires du « régime » honni passés avec armes et bagages dans le « bon camp » ?). Du pillage des arsenaux libyens après une autre « révolution » libératrice appuyée par l’aviation de l’OTAN ? Sans doute, mais pas seulement. Motus et bouche cousue sur le rôle clef joué par l’Arabie saoudite, de mèche avec Israël et les États-Unis pour convoyer les groupes terroristes et leur armement via la Turquie afin de déstabiliser et affaiblir le « régime » syrien, avec le fric venu du Qatar pour faire l’appoint, pour ne rien dire des « instructeurs » états-uniens experts en lutte contre-insurrectionnelle opérant dans les camps d’entraînement de djihadistes en Jordanie. Et sans compter le matériel français (jeeps et blindés légers) livré à l’Arabie saoudite avant de repartir vers la Syrie. Bref, rien ne distinguait les propos échangés sur cette chaîne « alternative », du traitement médiatique dont faisait l’objet depuis des mois Bachar al-Assad, dernier Hitler en date de la propagande de guerre occidentale après Slobodan Miloševic, Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi… Face à « la volonté de ce clan la famille Assad et ses alliés qui veut tout bousiller », pour rependre une formulation péremptoire pleine de finesse de l’animatrice, « les analyses ne sont plus de mise », décrétait en écho son interlocuteur. Effectivement, en termes d’analyse, on pouvait repasser. Place au bon vieux manichéisme. Nous étions revenus une fois de plus aux beaux temps des indignations sélectives.

Mais qui était donc cet invité de choix ? Un certain Omar Enayeh, présenté comme un membre de Souria Houria (Syrie Liberté). Visiblement, mon amie anarchiste de Radio Libertaire ignorait que cette association, constituée en mai 2011, compte parmi les organisations chargées de répercuter en France et ailleurs la version officielle des conflits en Syrie élaborée par les think tanks liés au Département d’État et au Pentagone, par le biais de conférences, d’entretiens et de débats. Des débats où toute parole critique mise à part, bien sûr celles qui vise le « régime », l’Iran, le Hezbollah ou la Russie est proscrite, les audacieux se risquant à contester la version officielle étant ipso facto traités de « négationnistes », voire d’agents du Kremlin. Outre les discours de ses porte-parole, Souria Houria organise en France des manifestations et des actions pour accélérer la chute du « régime » de Bachar al-Assad, telle la Vague blanche pour la Syrie, manifestation internationale lancée en mars 2013 à l’occasion des deux ans de la « révolution syrienne » ou le Train pour la liberté du peuple syrien, emmenant en décembre 2014 des politiciens de Paris à Strasbourg pour rencontrer des parlementaires européens, le tout relayé par les organes habituels de désinformation faisant écho à la propagande belliciste de l’OTAN (TV5 monde, Bfmtv, France 24, LCP, Le Nouvel Observateur, Libération, Mediapart, Rue89, Radio France). Ou encore une manifestation de solidarité avec les « révolutionnaires syriens » mise en scène Place de la Bourse à Paris, au cours de laquelle un orateur de Souria Houria se vantait à la tribune de « brasser des millions ».

Si l’on ne connaît pas exactement la provenance exacte de ces millions, on en sait un peu plus, pour peu que l’on cherche à se renseigner, sur l’identité de la fondatrice de Houria Souria. Journaliste franco-syrienne établie en France depuis une trentaine d’années, Hala Kodmani a créé cette association en

2011 et en a assuré la présidence pendant plus de 2 ans. Auparavant, elle avait officié comme rédactrice en chef de France 24, chaîne de propagande non-stop néo-libérale et pro-impérialiste, avant d’occuper la rubrique « Syrie » dans le tabloïd libéral-libertaire Libération à partir du déclenchement de la soi-disant révolution syrienne. Mais, comme le note l’essayiste François Belliot, évidemment classé « révisionniste » pour animer un Observatoire des mensonges d’État, la place centrale qu’occupe Hala Kodmani dans la contestation syrienne en France s’explique surtout par l’influence de sa sœur Bassma Kodmani qui a participé à la fondation du Conseil National Syrien en octobre 2011 à Istanbul. Censée représenter les aspirations du peuple syrien, celle-ci était considérée avant tout comme la représentante un peu trop voyante du camp occidental, ce qui fragilisera sa position au sein de cet organisme, lui-même en perte de vitesse face à la concurrence de groupes djihadistes, moins « modérés » que l’ASL, sur lesquels les États-Unis et la France avaient désormais décidé de miser. Après avoir quitté le CNS, Bassma Kodmani restera néanmoins fidèle à son projet initial de « soutenir une transition démocratique en Syrie », sous-titre d’un manifeste intitulé Le jour d’après à la rédaction duquel elle a collaboré, comme le prouve, par exemple, une lettre ouverte à François Hollande réclamant la mise en place en Syrie d’une zone d’exclusion aérienne (sauf pour les avions de l’OTAN), « la mise au ban diplomatique du « régime » syrien » et « une aide substantielle sur le plan militaire aux brigades de l’Armée libre ».

Pour résumer, on peut tout de même s’étonner et trouver assez cocasse qu’une radio libertaire n’ait trouvé d’autre moyen pour instruire ses auditeurs sur la situation en Syrie que de faire appel à un agent d’influence rétribué par une association cornaquée par deux sœurs qui se répartissent les rôles pour promouvoir en France une « rébellion » syrienne appuyée par l’Occident, Israël compris. Ce à quoi on pourra toujours objecter qu’il y a là une certaine logique sémantique. L’émission ne s’intitule-t-elle pas « Chroniques Rebelles » ?

DEUXIÈME ÉPISODE


UNE HISTOIRE MARSEILLAISE

Sans passer en revue tous les articles et les émissions consacrés à la Syrie qui se sont succédé depuis lors dans la galaxie anarcho-libertaire, on retiendra le Supplément Syrie publié dans un numéro du mensuel alternatif marseillais CQFD, un parfait exemple de la dérive belliciste pro-occidentale où se sont engagés, sans apparemment s’en rendre compte, nombre de militants « anarcho-autonomes » (2). Peu regardants également sur la fiabilité de leurs sources d’informations, les journalistes de CQFD ont cru bon, en effet, de sonner à leur tour l’hallali contre « l’affreux Bachar », le seul chef d’État au monde appelé par son prénom, ce qui en dit long sur le peu d’estime dont il jouit de la part de gens dont la plupart, entre nous soit dit, ne valent guère mieux que lui à bien des égards.

« Bachar ou la charia », tel serait, selon CQFD, l’alternative, « reprise en chœur de l’extrême droite à l’extrême gauche » qui « jettent par là-même les opposants syriens dans le sac de l’obscurantisme salafiste ». Un manichéisme qui autorise en tout cas les journalistes de CQFD à mettre à leur tour dans le même sac Bachar et les djihadistes, avec quand même une nette préférence, si l’on peut dire, pour le premier puisque sans lui les seconds n’auraient pas eu l’occasion de sévir. Bachar est, en effet, « le principal responsable de la tragédie syrienne », décrète l’éditorialiste du dossier CQFD.

Là encore, la recherche des données et surtout leur vérification n’a pas dû exiger des efforts excessifs. Déjà, on ne s’était pas foulé à CQFD pour trouver un titre à l’un des articles composant ce véritable dossier à charge: « Bachar, tueur en Syrie ». Ce calembour laborieux avait déjà servi de Une, avec la photo en gros plan du coupable, au tabloïd libéral-libertaire mentionné plus haut, qui, comme à l’accoutumée, mobilisait ses bobos de lecteurs pour la bonne cause du moment. Non plus la « lutte contre le terrorisme » comme au lendemain de l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo, mais avec les terroristes contre le super-terroriste que serait le chef de l’État syrien. Outre Le Monde, le journal de référence pourtant traité d’ordinaire avec mépris par les anars, l’inévitable Observatoire Syrien des Droits de l’Homme a été mis une fois de plus à contribution. Une officine de désinformation massive et de manipulation de l’opinion basée à Londres, en cheville avec l’administration Cameron via le MI6, le service de renseignement militaire britannique et animée par un businessman, Oussama Ali Souleimane, alias Rami Abdel Rahmane. Cependant, complètement à la masse pour avoir pris en retard le train de la croisade anti-Bachar, nos enquêteurs « alternatifs » ignoraient que ce propagateur d’informations horrifiques sur les atrocités imputées au « régime » syrien travaillerait en réalité, si l’on en croit le blog du journal Le Monde lui-même, pour… ce même « régime » (3) !

Ce retournement mérite que l’on s’y arrête dans la mesure où il illustre bien les contradictions où s’embourbent les experts en enfumage chargés d’intoxiquer non seulement l’« opinion publique » mais jusqu’aux journalistes payés pour la formater. Pour qui n’a jamais été dupe des média-mensonges diffusés pour légitimer les ingérences et agressions impérialistes contre les « régimes » indésirables, cette découverte tardive que l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme, longtemps seule source d’information pour le torrent sans fin de propagande émanant des médias occidentaux, était dirigé par un charlatan ou un imposteur, n’est pas véritablement un scoop. Comme nombre d’organisations non pas « non gouvernementales » mais « paragouvernementales » mêlées de près aux offensives lancées contre les dictatures non-amies avec l’Occident, il était et reste préposé à rendre « justes » aux yeux ou aux oreilles des peuples occidentaux les guerres, civiles ou non, déclenchées à l’instigation de l’impérialisme. Ce qu’il y a de drôle dans l’affaire, c’est la façon dont un journal réputé sérieux comme Le Monde, qui puisait dans les fichiers de l’OSDH l’essentiel de ses informations sur les atrocités du « régime » syrien, s’est dépatouillé pour tirer son épingle du jeu.

« Couverture, partiale et orientée », « diffusion d’informations aussi diverses qu’impossibles à confirmer », « plus ou moins discordantes » et basées sur des « chiffres contradictoires », « informations tendancieuses », « travestissements de la vérité »…(4) À l’époque où l’OSDH faisait autorité dans la presse française, Le Monde en tête, en matière de dénonciation des atteintes aux droits de l’homme commises par Bachar et sa clique, de telles accusations valaient à ceux qui les émettaient d’être suspectés d’indulgence voire d’accointance coupable avec lui. Et voilà qu’aujourd’hui, l’OSDH est présenté comme « l’une des composantes du système de propagande mis au point par les soins des services de renseignement syriens à l’intention des opinions publiques occidentales ». Et Le Monde de déplorer : « Par paresse, par convergence idéologique ou par commodité, puisque l’Observatoire publiait ses informations également en anglais, la plupart des médias et des agences de presse occidentales, AFP en tête, ont continué à faire de l’organisation qu’ils avaient vilipendée leur source d’information privilégiée, si ce n’est unique ». Mais pourquoi s’étaient-ils mis tout d’un coup à la vilipender ? Les reproches mentionnés plus haut le laissent entendre : la « perte de crédibilité » de l’OSDH risquait de rejaillir sur l’ensemble des sources grâce auxquelles les médias peuvent continuer d’abreuver leurs lecteurs d’informations plus ou moins fantaisistes confirmant le caractère impitoyable et sanglant de la « dictature » syrienne et donc la nécessité de l’abattre. Il ne restait donc plus qu’à désigner l’OSDH comme une brebis galeuse infiltrée sur ordre de Bachar par le truchement de ses services secrets dans le troupeau blanc comme neige des vertueuses ONG et montrer ainsi que le personnage est encore plus diabolique qu’on pouvait le penser. Comment croire dorénavant, en effet, aux statistiques sur les gens que ses sbires sont censés avoir emprisonnés, torturés, assassinés ou fait disparaître, s’il s’arrange à faire lui-même diffuser à propos de ses victimes réelles ou supposées des chiffres surévalués pour déconsidérer les autres sources d’information hostiles à son « régime » ?

Bien sûr, Le Monde essaiera de rassurer ses lecteurs en comptant sur les « spécialistes des médias, de l’information et de la propagande en temps de guerre » pour qu’ils s’intéressent à la trajectoire de l’Observatoire et, plus largement, à la fiabilité des organisations de la même eau(5). Mais on peut parier que lesdits spécialistes ne seront pas recrutés parmi ceux qui, depuis plusieurs décennies, luttent contre la désinformation des propagandes de « guerre juste », tels les animateurs marxistes du site belge Investig’Action ou les militants anti-impérialistes états-uniens de Counterpunch.

Ce qui précède nous aura un peu éloignés du dossier de CQFD. Mais il faut dire que l’argumentation qui y est déployée ne dépare malheureusement pas de la collection de mensonges que l’on sert depuis 4 ans à longueur de pages ou d’antenne à propos du « chaos syrien ». Avec, néanmoins, une petite différence significative : la version proposée tient compte du public auquel elle s’adresse, à savoir la mouvance politico-idéologique positionnée très à gauche sur l’échiquier politique français. Il est en effet vital, pour lui complaire, de qualifier de « révolution » le processus déclenché en Syrie en 2011. Mais une révolution non aboutie parce que « volée ». Par qui ? Par les extrémistes islamistes que le « régime syrien » n’aurait pas été fâché, bien entendu, de voir entrer dans la danse, parfois avec son appui, pour discréditer ses opposants.

LA NOVLANGUE IMPÉRIALISTE

Quelques lignes s’imposent ici pour décrypter l’idéologie véhiculée dans le vocabulaire utilisé par les médias pour traiter des conflits au Moyen-Orient et, en particulier, de la situation en Syrie. On remarquera tout d’abord que j’ai systématiquement apposé des guillemets au mot « « régime » ». Pour quelle raison ? Tout simplement parce que loin de constituer un signifiant neutre, comme on l’enseigne à Sciences Po, il sert le plus souvent à désigner un système politique ou social jugé inacceptable parce que non conforme aux intérêts et donc aux souhaits des dirigeants de l’Occident capitaliste. Cela a commencé en 1917 avec la révolution russe d’Octobre, où l’arrivée au pouvoir du parti bolchevik a donné le signal d’une propagande hostile ininterrompue qui allait durer des décennies contre les institutions issues de cette révolution. De Lénine à Gorbatchev, elles seront labélisées « régime communiste ». Il en ira de même pour les « satellites » européens du « camp socialiste » et les États « communistes » ou « socialistes » chinois, nord-coréen, vietnamien, cambodgien et cubain.

La connotation négative du terme « régime » s’était trouvée définitivement renforcée dans les années 20 avec l’instauration en Italie d’un État qualifié de « fasciste » par Mussolini, puis, une dizaine d’années plus tard, lorsque Hitler rebaptisera l’État allemand « IIIe Reich ». On parlerait alors de « régime fasciste » et de « régime nazi » (ou « hitlérien »). À la liste s’ajoutera bientôt le « régime franquiste » en Espagne. Cette mutation langagière n’épargnera pas, évidemment, le gouvernement installé en 1940 dans la France occupée. L’« État français » du Maréchal Pétain se verra ipso facto dénommé « régime de Vichy » par les résistants. Cette appellation connaîtra une nouvelle vogue parmi les progressistes du monde entier quand l’impérialisme états-unien déléguera à des dictatures, militaires ou non, la tâche de lutter contre la « subversion communiste » dans son arrière-cour sud-américaine ou dans certaines chasses gardées de l’Extrême-Orient (Vietnam, Corée du sud, Cambodge, Indonésie, etc.). Toutes seront mises dans le même sac des « régimes » répressifs.

Il va de soi qu’hormis ces regrettables exceptions, aucun gouvernement, aucun État du « monde libre » ou associé à ce monde, fût-il corrompu et répressif, ne saurait être « mis au régime », si l’on peut dire, c’est-à-dire défini par une appellation aussi infamante. D’autant qu’en plus, le terme « régime » connote quelque chose qui va fâcheusement à l’encontre du mot « liberté » que nos dirigeants ont inscrit sur leur drapeau : l’enrégimentement. Les termes les plus couramment employés pour désigner les institutions qu’ils pilotent sont « gouvernements » et surtout, comme chacun sait, « démocraties ». On peut cependant souligner une exception, transitoire, à la règle. Une exception… française. Durant quelques années, il fut de bon ton, en effet, parmi la gauche et l’extrême gauche de traiter la Ve République comme un « régime », non pas dictatorial, certes, mais autoritaire et technocratique. Né en 1958 de la rébellion des officiers militaires et des partisans de l’Algérie française, ladite République avait effectivement une origine jugée à l’époque quelque peu douteuse du point de vue démocratique, que n’avait pas effacée le referendum de 1962, qualifié au demeurant de « plébiscite » par les opposants au « régime gaulliste » en voie d’institutionnalisation. À tel point qu’un de leurs leaders, et non des moindres, n’hésitait pas à fustiger la nouvelle constitution dans un essai polémique qui fit sensation à l’époque : Le coup d’État permanent(6). Ce qui ne l’empêchera pas de se hisser grâce à cette même Constitution à la tête de l’État, inchangé dans sa structure, 17 ans plus tard.

De nos jours, c’est-à-dire depuis l’effondrement du « régime soviétique » et l’annonce consécutive par le président états-unien George Bush de l’avènement d’un « nouvel ordre mondial fondé sur l’économie de marché et la démocratie », l’emploi du terme « régime » » est systématiquement appliqué aux États dont les gouvernements se montrent rétifs à la soumission à cet ordre. C’est ainsi que seront pointés tour à tour d’un doigt accusateur pour cause de « menace pour la paix » et d’« atteintes aux droits de l’homme » voire de « génocide » le « régime » afghan sous influence soviétique, le « régime yougoslave » puis « serbe », le « régime iranien », le « régime irakien », le « régime libyen » et, dernier en date, le « régime syrien ». Or, nul ne s’est avisé dans la mouvance anarcho-libertaire hexagonale de dégager la signification politico-idéologique de ce tripatouillage sémantique. Pas plus que de mettre en doute les informations épouvantables relatives aux exactions du « régime » syrien.

Ainsi sera reprise dans le dossier de CQFD la version d’un bombardement au gaz sarin de populations civiles par le « régime syrien » en août 2013, alors que l’on a appris par la suite que ces munitions avaient été récupérées par les djihadistes de l’État islamique dans les entrepôts militaires sur lesquels ils avaient mis la main. De même CQFD ne pouvait manquer d’évoquer l’« album horrifique de César », pseudonyme d’un photographe de la « police militaire du dictateur » ayant réussi à exfiltrer plusieurs dizaines de milliers de photos montrant des cadavres « portant des marques de chaînes, de brûlures, de lacérations et d’énucléations par des armes chimiques ». Le hic est que ce livre contenant ces clichés n’a pas été publié à n’importe quel moment. Ni promu par n’importe qui.

L’ONU était alors en train de statuer sur la situation en Syrie, les avions de notre glorieuse armée étaient supposés commencer à bombarder Daesh et Vladimir Poutine s’efforçait de ramener à la raison d’État russe une « coalition anti-terroriste » qui semblait distinguer les bons terroristes dits « modérés », qu’elle épargnait quand elle ne les ravitaillait pas en armements, en médicaments, voire en denrées alimentaires, des mauvais qu’elle assimilait aux forces du « régime ». Ce n’était donc que par le plus grand des hasards qu’un livre à charge contre Bachar al-Assad sorte précisément à ce moment. « On peut donc facilement conclure, persiflait un commentateur, que la sortie de ce bouquin n’est qu’une manipulation médiatique, tant son contenu est prévisible et tant la date de sa publication est judicieusement positionnée dans l’agenda de guerre onusienne… ». Contenu prévisible, sans nul doute. Promu par Le Nouvel Observateur, hebdomadaire social-libéral en flèche dans la campagne haineuse menée contre le « régime syrien », ce livre était censé, selon la journaliste préposée à l’entretien avec le dénommé César, montrer « le vrai visage de Bachar, celui d’un dictateur qui a fait couler beaucoup de sang » Comme si, depuis 4 ans, une propagande non-stop diffusée avec un bel ensemble par tous les médias n’avait pas déjà convaincu nos concitoyens que Bachar était vraiment un sale type ! En outre, et cela devrait accroître la suspicion quant à l’authenticité des clichés recueillis dans ce livre, celui-ci aurait servi de base, si l’on en croit la même journaliste, au parquet de Paris pour ouvrir une enquête préliminaire pour « crimes de guerre » visant le « régime » de Bachar al-Assad. Or, cela faisait des mois que Hollande et Valls, aiguillés par Netanyhaou, cherchaient un prétexte pour faire inculper le chef d’État syrien. Décidément, la parution de ce livre d’horreurs tombait bien !

Sans remonter aux pseudo-« incidents du Tonkin » de 1964, montage de toutes pièces ayant servi à justifier une escalade de l’intervention de l’US Army dans la guerre du Vietnam, l’histoire récente est riche de manipulations médiatiques destinées à diaboliser un « régime » et son leader pour légitimer l’élimination de l’un et de l’autre. Il suffit d’évoquer le soi-disant charnier de Timisoara, censé confirmer la perversité du « régime de Ceaucescu », les couveuses débranchées d’un hôpital de Koweit City, durant la première guerre du Golfe, témoignant du sadisme du « régime » de Saddam Hussein, les photos truquées de prisonniers décharnés derrière des barbelés pour faire croire que le « régime » de Slobodan Miloševic renouait avec les camps de concentration nazis, la fiole de gaz mortel brandie par Colin Powel devant l’assemblée de l’ONU attestant la possession d’« armes de destruction massive » par le « régime irakien »…

À l’automne 2015, avec un retard de 3 ans sur les médias étrangers non inféodés à l’OTAN, Le Canard Enchaîné révélait ce que les rares gens informés en France, mis à part nos gouvernants et leurs « services de renseignement », savaient depuis longtemps(7). À savoir que les terroristes du groupe Front Al-Nosra étaient fort bien vus des stratèges occidentaux de la « lutte antiterroriste ». À tel point que les pilotes états-uniens et les « alliés » de la vertueuse « coalition » opérant en Syrie et en Irak avaient reçu l’ordre non seulement de ne jamais frapper ces « islamistes modérés », mais même de les ravitailler en armes 50 tonnes aux dernières nouvelles (octobre 2015) en espérant qu’ils en feraient un bon usage. Contre Daech, officiellement ; contre les troupes du « régime », en fait. Un traitement de faveur parfaitement justifié si l’on en croit Fabius l’infâme pour qui « Bachar al-Assad ne mériterait pas d’être sur terre ». Comme si l’on devait se réjouir de savoir encore en vie l’ex-premier ministre du sang contaminé, promoteur du tournant de la « rigueur » en 1983 quand il officiait comme Premier ministre et défenseur inconditionnel de l’État sioniste au sein des instances dirigeantes du PS.

En mars 2016, CQFD découvrait la lune pour ses lecteurs. Pas celle éclairant le paysage syrien, ce qui serait top demander à un journal que sa vocation « critique » semble dispenser de toute obligation d’autocritique, malgré les informations qui commencent à filtrer dévoilant au « grand public » hexagonal les tenants et les aboutissants (provisoires) du « soulèvement populaire contre le régime » de Damas », mais la lune, longtemps voilée elle aussi, aux yeux des « observateurs » du terrain libyen. Une information pêchée dans Le Monde(8) d’où il ressortait, à l’étonnement du « spécialiste des questions militaires à CQFD [sic] » que les puissances occidentales auraient soutenu les rebelles libyens et aidé à détruire « le régime » de Kadhafi en même temps que son dirigeant, non pour établir la démocratie dans le pays, mais pour faire prévaloir les intérêts des firmes capitalistes et, en ce qui concerne particulièrement le gouvernement français, contrer les visées du leader libyen sur la Françafrique(9). « Un scénario de naïfs » s’exclame avec une ironie lourde notre expert ès questions militaires qui arrive à peine à y croire. Non, tout simplement le scénario habituel des « guerres humanitaires ».

TROISIÈME ÉPISODE


AUX ORIGINES DE L’AVEUGLEMENT ANARCHOÏDE

Comment expliquer ce cantonnement des journaux, radios ou sites internet dits alternatifs au rôle de supplétifs de la propagande du Département d’État et de l’enfumage guerrier qui lui fait écho en France de la part de nos dirigeants, nos intellectuels de cour et nos journalistes aux ordres sans qu’il soit même besoin de leur en donner ? À la différence de médias mainstream, on ne saurait suspecter les paladins de la « contre-information » anarcho-libertaire d’être vendus (ou achetés) comme les journalistes de Libération, du Monde ou du Figaro, quotidiens pour ne pas parler des hebdomadaires du genre Le Point, le Nouvel Obs ou L’Express détenus par les propriétaires de groupes de presse qui ne peuvent que colporter les discours en faveur de l’ordre établi, aussi bien mondial que national. On ne peut non plus les supposer ralliés plus ou moins subrepticement à cet ordre, comme ce fut le cas dans les années 70 avec les soixante-huitards « passés du col Mao au Rotary Club ». Sur la plupart des autres fronts de la lutte, ils n’ont pas abandonné leurs positions contestataires voire révolutionnaires si on prend au pied de la lettre leurs proclamations.

Certes, comme je l’ai signalé au début, le désintérêt manifesté par la gauche alternative pour ce qui se passe dans d’autres pays, et l’ignorance qui en découle, ne sont pas sans lien avec le primat accordé au « sociétal », c’est-à-dire à l’épanouissement individuel aux dépens du social, c’est-à-dire à l’émancipation collective. L’air du temps, depuis le milieu des années 70, est au changer sa vie plutôt qu’au changer la vie. Quoi qu’ils en disent, nos anarchoïdes n’y échappent pas et cela d’autant moins qu’ils font en majorité partie de cette petite bourgeoisie intellectuelle, fussent ses fractions inférieures, dont la radicalité politique, quand elle n’a pas disparu, s’est sérieusement émoussée au fil des décennies.

Disons les choses clairement, quitte à indisposer. Il existe un genre de comportement pavlovien et panurgique chez les libertaires qui consiste à détecter avec un bel ensemble des révolutions un peu partout dans le monde. Comme 1968, bien qu’à un degré moindre, 2011 a fait figure d’année faste aux yeux des gauchistes en quête de révolution. Si en Mai 68 le fond de l’air leur parut rouge, les premiers mois de 2011, marqués par les soulèvements populaires tunisiens et égyptiens contre les « régimes » policiers et corrompus, leur fit croire que la révolution était de nouveau inscrite à l’ordre du jour. D’autant que l’occupation des places espagnoles par les Indignés, suivie par les manifestations de Occupy Wall Street et autres lieux aux États-Unis venaient renforcer cette impression. Bref, aux yeux des jeunes militants avides de voir survenir une insurrection qui n’en finissait de venir, celle-ci était enfin arrivée. Ce que confirmera, comme il fallait s’y attendre, dans un nouvel opuscule incendiaire, le fameux aussi bien que mystérieux Comité Invisible(10). En réalité, il a suffi de quelques semaines aux gens les plus censés pour découvrir que c’était la révolution qui était invisible. À moins que l’on ne change la signification du mot « révolution », comme l’on fait depuis longtemps les publicitaires et les propagandistes de l’ordre établi qui discernent une révolution dans n’importe quelle innovation technologique, commerciale, institutionnelle ou artistique.

Il faut quand même bien l’admettre : le mouvement populaire qui, en Tunisie et en Égypte, a provoqué la mise à l’écart de Ben Ali et de Moubarak, n’a pas bouleversé l’ordre capitaliste dans ces pays. Il n’a abouti qu’à un changement d’équipe gouvernementale sans lendemains qui chantent. Non par la faute des partis islamistes qui, dans une deuxième phase du processus, auraient confisqué le « Printemps arabe », mais tout simplement parce que celui-ci n’était aucunement porteur d’une transformation radicale des rapports de production, avec le socialisme ou le communisme comme horizon.

Parties prenantes dans la « reconfiguration démocratique du Grand Moyen Orient » sous l’égide de l’impérialisme états-unien, deux catégories d’acteurs étranges que l’on pourrait qualifier de zombies médiatiques ont fait leur apparition. D’un côté, nés du cerveau des propagandistes infatigables du nouvel ordre mondial, les « djihadistes modérés », les tortionnaires et massacreurs de Al-Nosra en tête, financés et armés par l’Occident et soutenus par Israël, dont les atrocités innombrables sont vues d’un bon œil puisqu’elles contribuent à déstabiliser l’odieux « régime » syrien. De l’autre, sortis tout droit de l’imagination enfiévrée des animateurs de la presse, des radios ou sites « parallèles », d’improbables révolutionnaires dont l’horizon se borne en fait à un changement de « régime » en tout point conforme aux vœux des puissances étrangères et sans lien aucun avec les idéaux socialistes ou communistes d’antan.

« Nous partageons avec l’Arabie saoudite un certain nombre de visions stratégiques, notamment en ce qui concerne la Syrie », se vantait Manuel Valls interrogé sur une chaîne privée pour justifier les bons rapports entretenus avec cette pétromonarchie peu recommandable en matière de Droits de l’Homme(11). Des visions qui peuvent se résumer en trois points : la destruction du « régime syrien », l’appui aux djihadistes rebelles pour parvenir à cette fin, le soutien sans faille à l’État sioniste, ennemi juré des gouvernements ou des mouvements opposés à l’occupation de la Palestine et associé pour cette raison à l’Arabie saoudite, à la Turquie et aux groupes terroristes à l’œuvre du côté du Plateau du Golan dont Israël soigne les blessés dans ses hôpitaux. De cette concordance de vues, il n’est pas question dans les médias « alternatifs ». Certes, on ne pourrait soupçonner leurs animateurs de partager ces vues. Mais ce silence à leur sujet revient à consolider l’un des piliers de la propagande belliciste : le mensonge par omission.

Au milieu de cette crétinerie anarcho-libertaire généralisée, les membres de la coopérative agricole de Longo Maï, implantée près de Forcalquier, font exception. Sans doute parce que depuis sa fondation au début des années 70, nombre d’entre eux, des militants néo-ruraux guidés par une position résolument anti-néocolonialiste et anti-impérialiste, ont suivi avec une attention méticuleuse et critique le déroulement des évènements sur la scène internationale mais aussi dans les coulisses. Aussi, à la différence des « radicaux » de papier ou de bacs à sable « alternatifs », ils ne s’en laissent pas conter par les récits mensongers destinés à vendre ou à masquer les interventions en tout genre des armées impériales visant, sous des prétextes humanitaires, à remodeler le monde selon les intérêts capitalistes. C’est ainsi que dans plusieurs numéros d’octobre 2015 de leur gazette hebdomadaire, L’Ire des chênaies, un débat véritablement contradictoire a été ouvert sur le soi-disant « chaos syrien », syntagme dont usent et abusent les observateurs stipendiés pour faire croire que la « situation est plus complexe qu’on ne l’imagine », avant de nous assener des explications dont l’inspiration semble puisée dans les bandes dessinées. Il faut récuser, conseille l’auteur d’un premier article, « la vision simpliste, infantilisante et malhonnête de ce drame devenu très vite le théâtre d’une confrontation géopolitique majeure et mondialisée » (12). Ainsi en va-t-il de la « narration occidentale des gouvernements et des médias » qui fait autorité, comme on l’a vu, dans les milieux anarchistes ou « radicaux » selon laquelle « la matrice initiale, essentielle, et quasi exclusive du drame syrien tient à la nature du « régime » et de son président diabolisé ». Comme si, à l’époque du capitalisme transnationalisé, plus encore qu’hier où il n’était que international, les contradictions et les conflits internes pouvaient être analysés et interprétés en faisant abstraction du caractère surdéterminant des ingérences impérialistes, plus nombreuses que jamais.

Résumons-nous pour éviter tout malentendu. Le « régime » syrien entre-t-il dans la catégorie des dictatures policières au service prioritaire d’une clique dirigeante, au même titre que ceux qui avaient été instaurés en Irak et en Libye avant que les interventions armées de l’impérialisme, directes ou par djihadistes interposés, n’y mettent fin ? Sans aucun doute. N’étaient-ils ou n’est-il pour celui que l’Occident capitaliste et ses alliés (pétromonarchies, Turquie et Israël) cherchent à abattre après les autres que cela ? Certainement pas. Rien que sur le plan sociétal qui fascine tant, de nos jours, nos anarchoïdes hexagonaux, ils avaient au moins le mérite, d’une part, de garantir à la femme de ne pas être institutionnellement traitée comme un être inférieur et soumis, d’autre part, d’être des « régimes » laïcs c’est-à-dire soucieux de ne pas laisser la religion s’immiscer dans la vie politique. Sur le plan social que les mêmes anarchoïdes semblent quelque peu délaisser, voire oublier quand il ne s’agit pas de leur propre société, les dits « régimes » étaient tout de même parvenus à assurer aux classes populaires un minimum de bien-être en matière d’éducation, de santé, de logements et d’équipements collectifs. Tout cela est connu de n’importe quel Occidental en plus des agents étrangers des services de renseignement qui a pu vivre, ne serait-ce que quelque temps, dans les sociétés placées sous l’emprise de ces « régimes », ou, à défaut, s’est donné la peine de lire des ouvrages d’universitaires moyen-orientaux (économistes, historiens, sociologues…) non inféodés aux pouvoirs en place que ce soit localement ou à l’extérieur des pays concernés(13).

D’une manière plus générale, une allergie séculaire donc enracinée au matérialisme historique et à la dialectique, à toute approche d’une conjoncture politique, conflictuelle ou non, en termes de rapports de classes, et, disons-le, à la pensée marxienne, confondue avec les falsifications marxistes (staliniennes, trotskistes ou maoïstes), incite nos anarchoïdes à renoncer à toute « analyse concrète d’une situation concrète » quand cela les dérange… ou les arrange. Aussi préfèrent-ils, selon une vision manichéenne peu propice à la lucidité, focaliser non seulement leur attention, mais aussi leur hostilité voire leur haine sur des incarnations personnalisées du Mal. Ainsi en arrivent-ils à faire chorus avec les pires suppôts de l’ordre impérialiste pour diaboliser les dirigeants qui font obstacle à son expansion : Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi, Bachar al-Assad et, bien sûr, le dirigeant russe promu nouveau « grand Satan » de l’Occident, Vladimir Poutine(14). On comprend dès lors pourquoi, obsédés par la destitution du « tyran », l’anéantissement simultané d’une population et d’une civilisation dans un pays mis à feu et sang « pour la bonne cause » ne puisse leur apparaître, finalement, que comme un immense et, certes regrettable, mais inévitable « dommage collatéral ».

Jean-Pierre Garnier

Cet article est tiré de l’ouvrage « Le grandguignol de la gauche radicale ». Chronique marxiste-burloniste, Éditions critiques, 2017.

Notes et références
  1. « Syrie, une autre information… », Chroniques rebelles, 20 avril 2013.
  2. « Tragédies syriennes. Révolution volée & exil », CDFQ, n° 136, octobre 2015
  3. syrie.blog.lemonde.fr/…/la-credibilite-perdue-de-rami-abdel-rahman-dire
  4. Ibid.
  5. Ibid.
  6. François Mitterrand, Le coup d’État permanent, Plon, 1964.
  7. Le Canard enchaîné, 7 octobre 2015.
  8. Nathalie Guibert, « La France mène des opérations secrètes en Libye », Le Monde, 26 février 2016.
  9. Georges Brousailles, « Aux origines du désastre libyen », CQFD, mars 2016.
  10. Comité Invisible, À nos amis, La Fabrique, 2014.
  11. « Bourdin direct », RMC-BFMtv, 15 octobre 2015.
  12. Laconique, « De la Syrie au Mali en passant par les réfugiés… », L’Ire des chênaies, 7 octobre 2015.
  13. On ne peut que recommander, un parmi d’autres, l’ouvrage fondamental de Georges Corm, Pensée et politique dans le monde arabe. Contextes historiques et problématiques, XIXe- XXIe siècles, La Découverte, 2015.
  14. À cet égard, ils sont en phase avec un éditorialiste de L’Immonde qui, dans le dossier déjà cité, appelait ses lecteurs à une mobilisation générale contre « l’armée syrienne, la Russie, l’Iran et les milices chiites qui participent à un crime d’une ampleur sans précédent ». Du coup, la « Shoa », à qui était réservé jusque-là ce statut, passe à la trappe !

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