Le RN dans les ruralités : pauvreté et misère en action[1]
Les temps récents ont beaucoup bruissé sur les villes moyennes, les petites villes et surtout les ruralités. Électoralement, il s’entend. Alors, RN ou pas RN ? Conservatrices ou non ? Réactionnaires ou pas ? Car un fait est venu conforter ce que l’on savait : le vote en question s’exprimerait davantage dans les ruralités et surtout s’exprime bien moins dans les grandes villes. Et une explication s’est imposée lors des élections européennes et législatives de 2024 en France : les conditions de ressources et l’accès au travail.
Ainsi, tel que l’exprimait Camille Borden et dans un article du Monde largement relayé[2], le vote RN serait celui de la pauvreté et de la misère, celui des précaires, des classes populaires, éloignées des grands bassins d’activités ou mal insérés dans les grandes polarités. Reprenant les articles et tribunes d’Olivier Bouba-Olga ou encore d’Eric Charmes, les différences spatiales entre villes et campagnes seraient ainsi le décalque de la répartition des inégalités sociales face au travail, avec un sentiment de déclassement converti géographiquement en défiance.
D’un point de vue géographique, on pourrait de prime abord se dire que tout ceci est finalement logique. Les villes et les campagnes sont unies par une seule réalité largement démontrée, celle de l’ordre du capital et de ses mutations. Tout serait donc affaire d’économie et de rapports sociaux avec, derrière, systèmes de production et mondialisation. Toutefois, les comportements électoraux n’auraient-ils pas de liens aux espaces de vie et aux affects construits, sinon transcrits dans la seule structure de l’économie ? Plus largement, les cultures politiques locales et les sentiments qu’elles procurent n’auraient-elles aucune influence sur la répartition d’expressions politiques situées ?
Et si ce type d’explication quelque peu uniforme, que la gauche sociale-démocrate relaye sans relâche, participait finalement de ce qu’elle condamne : la possibilité donnée au RN de construire en toute tranquillité son propre récit géographique et culturel des ruralités (racines et traditions, éternité et… envahissement) ?
Omission coupable : la diversité des formes d’habiter dans les ruralités
Partons de quelques situations. Chacune et chacun l’aura remarqué, interpeller le maire sur la place du village lors du marché hebdomadaire vaut, c’est évident, formulaire pour obtenir, on ne sait d’ailleurs quand, un rendez-vous auprès d’un ou d’une maire d’arrondissement. Plus encore, la débrouille du quotidien, celle dont la réalité sociale permet pour un nombre croissant de personnes de simplement survivre, ne dépend-elle pas un peu de ressources situées et de paysages de la proximité (outillage et biens vivriers, menus services et autres coups de main apportés, visites inopinées par un emploi du temps un peu moins saturé ou petits moments pour simplement se parler en fin de journée…) ? Et l’on pourrait poursuivre par d’autres pratiques non moins très situées, elles-mêmes documentées dans leurs réalités, comme celles de paysages traversés, d’espaces parcourus, d’extérieurs côtoyés par l’usage imposé et tant critiqué de la voiture dans ces contrés. La recherche en sciences humaines nous dit que l’absence de la vue au loin et de belvédère nuit à tout imaginaire, autant que le peu de contact à la nature nuit à l’apaisement. Voilà sans doute pour d’autres sentiments, ceux-là mêmes que, justement, le tourisme champêtre (et urbain) reconnaît souvent comme dépaysant et dont la rareté et le coût d’accès depuis les hautes tours métropolitaines prive la quasi-totalité des urbains.
En fait, dans la lecture dominante proposée, celle socio-économiquement omnipotente et géographiquement légèrement atrophiée, adieu les espaces et cadres de vie, les paysages et les environnements. Adieu chemins et jardins, maisonnées et petites centralités, faibles densités et proximités, comme plus largement tout ce qui fait géographie comme attachement et signifiant, comme expériences et connaissances, épaisseur du temps et ce faisant bien évidemment aussi sentiments. Qui n’a d’ailleurs jamais remarqué que ce qui nous entoure nourrie ses propres croyances et valeurs, sans pour autant être uniquement inféodées aux bases et structures économiques et sociales ? Qui n’a jamais constaté que les géographies de vie ont une petite influence sur les existences et dès lors sur les façons de se figurer symboliquement et pratiquement les puissances et les forces qui agissent sa proximité, son quotidien, son environnement ? Les exemples pris, c’est-à-dire l’accès direct aux décideurs locaux, l’entraide de subsistance ou encore la tempérance des vies, ne participent-ils pas aussi de cognitions, de représentations politiques situées ?
Nous avons affaire à un grand déni, celui de l’habiter, c’est-à-dire les liens que les sociétés tissent avec leur espace de vie pourtant mis en avant par la géographie et l’anthropologie comme expérience située de vie, comme connivence avec la localité, et ce faisant aussi, comme construction de nos affects et subjectivités… politiques. Ici, les dépositaires d’un courant entier de la philosophie, la phénoménologie, doivent bien s’amuser en se voyant à ce point niés car, non, les « effets de lieu » ne sont pas simplement la spécificité locale des rapports de classes converties en places. De même, les dépositaires, historiques, de la géographie, ceux ayant durablement travaillé sur des genres de vie attachés à des pays géographiques et à leur proximité, seront sans doute flattés. Ainsi que toute la géographie culturelle et sociale d’aujourd’hui, et même que la sociologie pragmatique. Mais d’où vient ce déni pour des auteurs qui se prévalent souvent de la géographie voire du titre de géographe (sans d’ailleurs jamais vraiment l’être)[3] ?
Cadrage idéologique : la grandeur urbaine et sa colonialité
Ce déni remonte à fort loin, en fait à une construction de l’État qui, par dessein d’unification, s’est faite au détriment des localités, rurales en particulier, par craintes de quelques passions mal canalisées, des mondes paysans puis ouvriers singulièrement. Or, ce déni se poursuit aujourd’hui largement par les catégories employées et les entendements développés, héritiers de savoirs orientés par et vers cette gouvernementalité.
En premier lieu, les lectures majoritairement proposées, celles rabattant des formes géographiques sur des facteurs sociologiques, celles parlant d’effets de structure spatiale par des indicateurs économiques standardisés, permettent de légitimer et d’adosser la réponse centralisée des politiques d’État à la centralité économique critiquée. Lorsqu’elles s’y laissent aller, les pensées relayées proposent et défendent en fait toujours les mêmes recettes et solutions face à la délocalisation et aux conséquences politiques contre lesquelles ils disent lutter : redéploiement national des activités industrielles comme plus largement économiques par relocalisation (et ce depuis quelques polarités urbaines) et défense des services publics, dans les deux cas par redistribution du paternalisme d’État.
Voilà comment selon les recettes souvent prônées et les données servant à les justifier il s’agirait d’apporter solution au vote frontiste des ruralités : un réarmement de l’action d’État avec, a minima, un ruissellement économique jamais véritablement démontré ou encore des modèles de services et d’aménagement largement importés, à l’exemple parmi d’autres en France de l’Action cœur de ville pour les villes moyennes.
Mais, ce mantra de la réponse d’État n’aurait guère de portée sans d’autres idées nécessaires au cadrage idéologique. Ici, un concept fait son entrée en arrière-plan : selon ces pensées, il y aurait une urbanisation généralisée des modes de vie et ce quels que soient les espaces et situations, pays et gouvernements. De la mobilité à la consommation de biens de première nécessité, de l’équipement des foyers à l’extérieur des activités… tout serait en voie d’être uniformisé par l’urbanisation. Bien que relativisée par nombre de recherches portant sur les ruralités, car faisant fi des environnements de vie, cette lecture fonctionnelle embarque alors tous les habiter dans un même mouvement, homogénéisant. Les maisons périurbaines sont présentées comme des nappes pavillonnaires uniformisées, les mobilités rurales comme uniquement dépendantes de l’automobile, les petites villes et villes moyennes attachées à l’offre de supermarchés… Et dès lors, on l’aura compris, vient assez rapidement dans le propos, particulièrement sur une base éco-responsable et morale urbaine de plus en plus remarquée, l’injonction à changer de modes de vie, d’abord pour les classes populaires, dans des ruralités d’abord nassées par cette logorrhée unifiée et renvoyées à l’obsolescence par cette belle modernité.
Voici les procédés discursifs par lesquels deux champs et effets de structure, économique (le marché mondialisé) et politique (l’État centralisé), évoluant consubstantiellement dans l’esprit des mêmes experts, aplatissent la diversité géographique des territoires. Voilà comment, dans le rural, le local et ses habitudes de vie sont présentées comme homogènes et uniformes, pour un État cherchant toujours et encore, par le fait même de ses institutions, faire advenir l’unité et la prospérité. Or, dans ces discours, les grandes villes sont présentées comme le siège de la richesse économique et le foyer de l’émancipation. Pourquoi se priver d’en faire le référentiel premier, le modèle d’interprétation à partir duquel on traitera de loin les autres territoires ? Ce positionnement implicite, clairement épistémique et macro-céphalique, poursuit en fait l’œuvre d’inconsidération historique, mettant allègrement de côté que les ruralités sont faites de longue date par ces mêmes politiques d’État à la main des grandes villes, exploitées et colonisées à des fins de production et de subsistance aux bénéfices des grands centres urbains.
Savoirs de gouvernement et retranchement des fiertés
Et c’est ainsi que, sans trop forcer la comparaison, il n’y a pas loin entre des termes chatoyants de « ploucs », « bouseux » et « culs terreux » du milieu du siècle dernier et les qualifications actuelles et usuelles données aux populations et territoires ruraux dans notre temps néolibéral de la métropolisation :
- le « moyen » sert à y qualifier les « villes moyennes » et les classes « moyennes » en voie de déclassement (belle reconnaissance que de se voir qualifié de « moyen »),
- les « périurbains » et « suburbains » caractériseraient celles et ceux qui n’auraient pas la chance de vivre dans les cœurs métropolitains battants (pour rappel « péri » signifie autour et « sub » en dessous),
- le « mitage » des paysages qualifie l’habitat dispersé, type d’habitat pourtant au cœur de l’histoire de fragments entiers des ruralités,
- … et, bien que très récemment requalifiée en diagonale des faibles densités, la chatoyante « diagonale du vide » viendrait caractériser des territoires entiers prétendument déclinant.
Tout ceci sans même parler du gradient d’urbanité développé par certains géographes pour apprécier la diversité sociale et culturelle que la densité des grandes villes offrirait, permettant en retour de qualifier les ruralités d’ « hypo-urbaines », c’est-à-dire de moins civilisées.
Par cette terminologie promue au sein des savoirs dominants, non seulement des réalités sont aplaties mais surtout des regards sont portés, des représentations imposées et, sans nul doute, des fiertés retranchées. Car, de là à en déduire que, dans les ruralités, les espaces seraient globalement inertes et les pensées assez amorphes, la vie forcément étriquée et les normes sociales très pesantes, le tout en comparaison de l’activité fort stimulante et des capacités offertes dans les grandes densités, il n’y a qu’un pas que les commentateurs avisés franchissent parfois allègrement. Souvenons-nous d’ailleurs de l’accueil « chaleureux » des écrits sur la France périphérique que la quasi-totalité des chercheurs en sciences sociales continue de nier[4]. Souvenons-nous également de la réception très réservée au mouvement des Gilets jaunes par ces mêmes soutiens au tout urbain[5], alors même que celui-ci a bien incarné une économie morale de modes de vie périphériques (rapports à la mobilité et à l’habitat, à l’énergie et à l’alimentation), ainsi qu’a attesté d’une désaffiliation au régime politique de la représentation, d’abord celui des Cités(-États).
Et c’est ainsi que l’on peut lire qu’« À travers la petite ville, les Français demandent la protection. Mais l’urbain, ce n’est pas la protection, c’est l’exposition ! Si l’on ne joue que la protection, on tue l’espace public, et on tue la démocratie. Paradoxalement, c’est dans les grandes métropoles que peuvent se réinventer des modalités de sécurité et de protection. Pour cela, il faut approfondir une citoyenneté politique et une citoyenneté sociale dans des espaces cohérents, qui ont du sens[6]. ». C’est ainsi qu’on lit également : « On ne peut être progressiste si on ne reconnaît pas le fait urbain et la disparition des sociétés rurales. »[7]. C’est ainsi, enfin, que l’on doit admettre que, par de tels jugements, dans les villes moyennes, « la modération devient un manque d’imagination, la douceur de vivre de l’endormissement, l’équilibre de l’ennui, l’harmonie du conformisme »[8].
Voici pour un petit mépris social et culturel, auquel participent, involontairement sans doute, nombre de collègues. En fait, bien plus que la prétendue croissante xénophobie largement instrumentalisée, ne serait-ce pas ce dénigrement qui produirait un peu de ressentiment ? En tout cas, voilà pour l’ordre centralisé des politiques d’État, avec, derrière, la prévalence des pensées et savoirs-experts qui en forment, épistémologiquement, le fondement (et que l’on entend à longueur de temps). Les terroirs et genres de vie (termes eux-mêmes abandonnés aux pensées réactionnaires) seraient totalement uniformisés, sans aucune capacité, depuis les pensées converties au monde entier par leurs propres activités (les savoirs les mieux installés vivent la ville métropolisée).
Prendre distance des métropoles : l’autonomie
Ainsi donc, depuis les grandes villes et leurs métiers, savoirs, professionnalités, fort peu d’histoires géographiques propres et de paysages singuliers accordés aux ruralités ; fort peu de diversité architecturale localisée et de cultures situées reconnues ; et ce faisant fort peu de capacités d’initiatives et d’ingéniosités. Dans les campagnes, il n’existerait pas de possibilités endogènes pour des trajectoires singulières. Et pourtant, les maisons n’y sont pas toutes des pavillons, les commerces pas tous des supermarchés, les mobilités carbonées plus imposées que réellement désirées… et, plus encore, les espaces de vie et localités offrent bien plus de particularités et possibilités que ne le prétendent de telles généralités. C’est ici que d’autres faits livrent des réalités autrement géographiques cette fois-ci. Et, le diable étant toujours caché dans les détails, les analyses du moment en proposent même, bien que reléguées en notes de bas de page, certaines prémices.
L’emploi productif en crise ?
Tout d’abord, si l’aisance financière, le niveau d’éducation, la position dans la stratification sociale ou encore l’absence de services publics grossissent les flux électoraux du RN, à y regarder de plus près, la réalité est plus subtile.
Le nombre d’emplois dans les fonctions dites « productives » par exemple a connu une augmentation de 6,7 % entre 1999 et 2020, y compris dans la Bretagne orientale, la Vendée, le Languedoc, la Provence, la Corse, la vallée du Rhône, les sillons alpin et rhénan, ainsi que plusieurs villes de moins de 80 000 habitants (Agen, Albi, Pau, Rodez, Quimper…). Dès lors, s’il y a bien eu contraction spatiale des nouveaux emplois dans certains bassins ruraux tels les Vosges, le Jura, le Massif central, et dans plusieurs villes de moins de 50 000 habitants, la baisse ne saurait être systématisée à un type de territoires en particulier, en l’occurrence et à rebours des analyses dominantes, à ceux les plus éloignés des grands pôles d’activités.
En outre, à suivre les travaux du géographe Arnaud Brennetot, la baisse de tels emplois productifs à certains endroits n’implique pas nécessairement la baisse de la production, de la valeur ajoutée ou des investissements, notamment là où des gains de productivité sont réalisés. Et cette baisse est parfois compensée par l’essor des fonctions présentielles liées aux dynamiques démographiques, qui, en pourcentage sont en moyenne supérieures dans les ruralités que dans les grandes villes métropolisées. En définitive, seulement certains des territoires demeureraient piégés dans des trappes de déclin systémique. Voilà pour un peu moins d’uniformité.
Dès lors, d’autres dimensions et paramètres éclairant la réalité économique et sociale. Parmi les facteurs influents figurent notamment le sentiment quant à ses propres conditions de vie et à leur évolution, de même que la capacité non moins située à avoir la maîtrise de sa propre vie, de ses propres de choix d’existence et de subsistance. Voilà qui traverserait aussi le vote analysé et qui suggère bien l’influence de la grande ville métropolisée, mais ici moins par représentations distanciées que par certaines influences directement décelées.
Le « périurbain » ou le ressentiment par la comparaison
C’est indéniablement dans le périurbain éloigné (singulièrement parisien et lyonnais) mais néanmoins accueillant une certaine densité que, sans doute, le vote RN a été le plus important lors des dernières élections. Or si ceci n’est pas le seul fait des catégories populaires — mais aussi des catégories intermédiaires d’âge et de diplôme, comprenant, autre terme chatoyant employé dans la littérature installée, les « petits-moyens » — ce vote prospère surtout aux lisières, là où selon les indicateurs la part des actifs qui ont un emploi dans le centre urbain le plus proche est sans doute la plus faible, là également où le prix de l’immobilier est le plus bas en comparaison des grands centres urbains.
Voilà donc introduit pour le premier paramètre identifié. Il s’agirait de considérer le sentiment contrarié quant à ses propres conditions de vie et leur évolution au regard de la situation de sa localité et des politiques d’aménagement menées. Et, comme on le voit, entre fonctions et commodités, le fait métropolitain n’y est pas étranger, que ce soit en termes de concentration des emplois, de concurrence immobilière en découlant ou encore de taux de couverture en services. C’est par comparaison de traitement, et plus encore par sensation de relégation, que les disparités nourrissent un sentiment d’abandon, d’abord dans l’aire d’influence des grandes (et aussi des villes moyennes).
Mais, allant maintenant dans les dites ruralités, l’influence métropolitaine sur le vote RN ne s’arrête pas là. Elle est cette fois-ci inverse aux effets précédents : un potentiel de réaction et une capacité d’action propre à atténuer la probabilité du vote en question. C’est notamment le cas de l’Isère, distinguant pour la Présidentielle de 2022 : un fort taux de vote RN dans le « périurbain » ayant densifié ses habitations sur les dernières décennies, et ce dans les plaines et collines au Nord-ouest du département, sous la double influence de Lyon et Grenoble ; et, à l’opposé, certes Grenoble mais aussi des massifs de l’Est et du Sud du département (Vercors, Chartreuse, Belledonne, Oisans et Sud Isère) présentant des densités bien moindres.
L’autonomie locale comme remède à la fragmentation territoriale ?
En fait, il est également pour ne pas dire surtout à remarquer que plusieurs territoires pleinement ruraux sont bien moins concernés par la propension du vote RN, qui plus est des contrées qui souvent ne brillent pas par les grandes dynamiques de l’emploi ou par l’offre de services de proximité tant vantées comme solution. Dans les Pyrénées Atlantiques, dans les Hautes-Pyrénées ou dans l’Ariège, dans la Creuse, en Corrèze, dans le Cantal ou en Lozère, en Sud-Isère, en Savoie, en Haute-Savoie et dans la Drôme, ou encore dans l’ensemble de la péninsule bretonne jusqu’aux Deux-Sèvres, la Mayenne et la Haute-Vienne, de nombreux territoires largement pourtant à dominante rurale affichent des pourcentages de vote RN plus faibles.
Or, ces différents territoires affichent tous peu ou prou non seulement de faibles densités et des caractéristiques géo-historiques assez voisines, ainsi que certaines traditions marquées en termes de cultures… politiques. Et ces particularités renvoient indéniablement à des solidarités sociales et productives qui se sont construites sur le temps long et qui se sont bon an mal an maintenues ces dernières décennies. Comment ? En privilégiant l’autonomie, et ce, c’est à remarquer, sinon à rebours tout du moins en dehors de l’influence métropolitaine et/ou des grands aménagements. Les Pyrénées orientales attestent notamment de telles influences : plus on s’éloigne de l’urbanisation littorale pour prendre de l’altitude et être dans des habiter plus dispersés, moins le vote RN est représenté. Et, plus largement, remarquons pour exemple que l’économie sociale et solidaire, certes sociologiquement marquée, occupe une place bien plus importante en zones rurales qu’en zones urbaines et périurbaines (Observatoire National de l’Économie sociale et solidaire).
Voici donc un facteur d’atténuation du vote RN propre à certaines caractéristiques portées par les ruralités reculées : des différences fondées sur des capacités endogènes à trouver réponse par la vie locale et ses initiatives aux mutations économiques globales, sur la base d’histoires et de cultures sociales situées (avec quelques héritages du socialisme municipal et/ou du radical-socialisme), et ce dans le champ du travail comme plus largement dans celui des subsistances et de leur partage par des dynamiques associatives plus actives, déliées de l’influence des grandes villes. C’est aussi le cas de Grand-Combe dans les Cévennes, avec malgré la configuration là aussi un taux de vote RN étonnement bas, entre réactivation des solidarités du travail industriel et création communautaire pour faire entraide et sociabilité[9].
Nous sommes ici au contact du second paramètre précité pour la remise en géographie : la possibilité d’avoir la maîtrise de sa propre vie, et ce faisant la liberté retrouvée de ne plus s’en laisser conter sur les dépendances et les réponses éloignées par les jeux d’assemblées et l’ordre mondialisé (métropolitain). Et le contraire eut étonné à en juger le poids du sentiment non pas seulement d’abandon ou de relégation, mais aussi de dépossession de quelques capacités dans la probabilité de l’expression politique analysée. Tel que le dit Benoît Coquard, les ouvriers et employés des villages sont pris dans des rapports de réciprocité intenses. Les réduire, par une bienveillance située socialement, à cette image d’abandonnés ne fait probablement que susciter chez eux le sentiment d’être incompris.
Cependant, si la plus grande autonomie des ruralités vis-à-vis des mutations économiques est vraisemblablement une des clefs premières pour inverser le vote en question, là non plus, rien n’est dit sur ce réarmement de telles capacités morales et politiques dans les discours du moment. Lorsqu’Olivier Bouba-Olga et Vincent Grimault d’Alternatives Economiques indiquent par exemple que l’intégration d’effets d’appartenance régionale ne modifie pas les résultats des dernières séquences électorales, lesdits effets sont appréhendés depuis les régions définies administrativement par l’État, depuis les systèmes indiciaires de l’Insee et de leur lecture massifiée et uniformisée. Bref, depuis les grandes institutions au creuset de l’arraisonnement et de la neutralisation des cultures locales !
Conclusion : sortir des citadelles métropolitaines pour enfin faire de la géographie
Au final, si les conditions de ressource économique sont bien un explicatif premier d’une propension au vote RN dans les ruralités, la géographie apporte quelques subtilités, avec pour particularité ici de mettre en lien de telles destinées avec l’évolution même des grandes villes. En fait, qu’il s’agisse des dépendances périurbaines par le halo métropolitain des différences de traitement ou des prises de distance par des cultures rurales renouant avec certaines habitudes sociales et politiques attachées à des milieux géographiques éloignés, le devenir métropolitain du pays joue un rôle premier dans le vote des ruralités.
Et ceci est somme toute logique. Si les sentiments de déclassement voire de relégation économique prévalent bien dans d’anciens bassins industriels[10], et que ceux d’assignation et de dépossession spatiale prévalent sur des littoraux pris d’assaut par quelques patrimoines parisiens et internationaux[11], comment ne pas imaginer que les foyers premiers de cette richesse sélective (les métropoles), que le théâtre principal de l’exercice distinctif du pouvoir central (les Métropoles), ne soient pas l’objet principal de quelques ressentiments, voire réprobations ?
Dès lors, si les métropoles apparaissent aujourd’hui pour certaines et certains comme un rempart électoral (à Paris, le vote RN a fait 8% aux dernières législatives), c’est en fait un rempart de citadelle car loin de se vivre en permanence comme abandonnés par Paris, les populations rurales rejettent surtout le mode de vie métropolitain. Voici pourquoi les Métropoles restent totalement indécentes et pleinement barbares[12]. Historiquement, la barbarie émane toujours d’un discours simultanément de supériorité et de séparation, promu par la « civilisation » à des fins de reproduction. Voilà surtout pourquoi l’autonomisation locale est, dialectiquement, la solution au séparatisme territorial, lorsque les disparités de regards et de traitements orchestrent assignations et blessures qui déterminent de beaucoup les suffrages exprimés. A l’opposé du gradient d’urbanité manifestant un sentiment de supériorité des métropoles sur toute autre forme d’habiter, et incitant l’ensemble des autorités de poursuivre l’œuvre historique de colonialité intérieure, il serait bienvenu d’appliquer une lecture inversée : intégrer la prise d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs économiques et politiques des métropoles comme critère (et dès lors pour les férus de mesure, un gradient d’autonomie cette fois-ci).
Guillaume Faburel, géographe, Pr. Université Lyon 2, Mouvement Post-urbain.
[1] Synthèse de la Note d’Analyse publiée par le Mouvement post-urbain en sept. 2024 (www.post-urbain.org).
[2] « Législatives 2024 : vote des champs et vote des villes, une question de diplômes plus que de géographie », Le Monde, 2 juillet 2024.
[3] Olivier Bouba-Olga est économiste, Eric Charmes, ingénieur, mais également puisque cela foisonne, Max Rousseau est politiste, Magali Talandier, de même… Il est dorénavant de bon ton de se prétendre géographe.
[4] Aurélien Delpirou et Achille Warnant, 2019, « La France périphérique un an après : un mythe aux pieds d’argile », Analyse Opinion Critique, 12 décembre.
[5] Parmi tant et tant, on peut citer Daniel Béhar pour qui « La crise des “gilets jaunes” révèle l’histoire d’une France qui disparaît », The Conversation, 3 décembre 2018.
[6] Olivier Mongin, 2010, « Recréons des lieux publics partout où c’est possible », Télérama, 17 décembre.
[7] Jacques Lévy, 2018, « Peut-on débattre avec Christophe Guilluy », Libération, 14 octobre.
[8] Frédéric Santamaria, 2012, « Les villes moyennes françaises et leur rôle en matière d’aménagement du territoire : vers de nouvelles perspectives ? », Norois. Environnement, aménagement, société, no 223, pp. 13–30.
[9] https://www.youtube.com/watch?v=7ejrGLL4rXE
[10] Benoît Coquard, 2019, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte.
[11] Félicien Faury, 2024, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil.
[12] Guillaume Faburel, 2018, Métropoles barbares, Passager clandestin ; 2023, Indécence urbaine, Flammarion.