En 1900, se tenait à Paris l’exposition universelle qui consacrait le culte de la technique. Le développement industriel, nourri de la spoliation des terres colonisées, s’accélérait dans les pays occidentaux et le libéralisme économique, inspiré par Adam Smith, amplifiait la mutation de l’organisation sociale des peuples. Les inventeurs étaient célébrés et la marche en avant de l’imposition des machines et de la consommation de masse, initiée par l’Angleterre au début du XIXe siècle, continuait à piétiner et à bouleverser les territoires, les modes de vie et les relations sociales. Les opposants, assez nombreux à l’origine, étaient anéantis, étouffés et leurs cris de résistance effacés de la « belle histoire » que les puissants écrivaient.
Un élément essentiel et souvent oublié de cette « grande transformation »(1) est la pénétration de l’esprit scientifique et des nombres dans les esprits. Bien sûr, le Siècle des Lumières avait déjà, dans une certaine mesure, préparé le terrain. Mais la grande messe de Paris, en 1900, démontre la volonté des États européens d’inoculer la vénération de cette nouvelle science, au service des industriels, dans l’âme et la chair de leurs citoyens. Ce travail de domestication de la pensée humaine s’est amplifié depuis lors. Il n’est pas un domaine de la vie publique qui ne soit affecté. Il consiste en réalité à déléguer à des experts et à des chercheurs la conduite des affaires communes puisque ce sont les seuls à être en mesure de comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il a pour conséquence de nous soumettre, dès la naissance, à la tyrannie de l’esprit scientiste. Depuis plus d’un siècle, et l’invention de la publicité y a largement contribué, une des grandes forces de la propagande industrielle est d’avoir réussi à placer le débat politique dans la sphère scientifique à coups de statistiques, de pourcentages, de chiffres d’experts ou de sondages. Elle atomise ainsi toutes velléités de contestation se référant à des arguments organiques, non mécaniques, en relation avec notre mesure humaine ou faisant appel à un ancrage à la Terre, à une observation simple ou à un héritage de traditions et de savoir-faire.
« Le scientisme affirme qu’en dehors de la connaissance scientifique, aucune autre forme de connaissance n’est légitime, car seule la connaissance scientifique est positive et vraie. C’est une forme de réductionnisme où seules les connaissances valides sont scientifiquement prouvées, le reste étant irrationalités, croyances ou idéologies. Se trouvent ainsi disqualifiés d’emblée les savoirs traditionnels des populations autochtones ou encore ceux des “non-scientifiques”, les savoirs populaires et les savoirs paysans. »(2)
La réussite extraordinaire de cette entreprise de pénétration de l’intimité de chacun d’entre nous est incontestable et me paraît extrêmement préoccupante. En effet, même les opposants les plus farouches et les plus déterminés au capitalisme industriel n’envisagent plus désormais étayer leurs critiques d’un système technicien mortifère autrement qu’en référence à des études scientifiques et à des chiffres, émanant de chercheurs à la solde(3), faut-il le rappeler, des industriels. Cette allégeance présente, me semble-t-il, deux incompatibilités sérieuses avec l’espoir d’une transformation réelle de notre façon de faire société et d’habiter le monde.
D’une part, l’argumentation basée sur des chiffres d’experts ne peut convaincre car les industriels, grâce à leur puissance financière, façonnent d’autres chiffres qui s’opposent toujours à ceux brandis par les pourfendeurs du système. Par ailleurs, pour une étude dénonçant les ravages du capitalisme, combien de dizaines d’autres qui parviennent à semer la confusion et le doute(4) ? À l’ère de notre pauvre temps numérique, l’absence d’études constitue également une porte de sortie pour légitimer la poursuite du processus de normalisation par l’informatique, même si le bon sens et la décence ordinaire nous inclinent à penser qu’il faudrait de toute urgence cesser cette fuite en avant. Les médias, et le spectacle qu’ils mettent en scène, sont devenus les fers de lance de la propagande progressiste et technologique. L’hebdomadaire Télérama vient de fournir un exemple de cette pratique. Le numéro 3.635 daté du 14 au 20 septembre 2019 propose une « Une » extrêmement racoleuse : « Les enfants et les écrans, ils vont payer l’addiction. » Le titre de l’article à l’intérieur est tout aussi radical : « Éloignez-les des écrans ! » Après avoir rappelé « le niveau dramatique » des impacts, voici la conclusion, parfait exemple de la pensée soumise et de notre dépossession au profit de la science : « Mais au fond, que sait-on vraiment de la toxicité des écrans ? (sic) L’appel des académies ne mentionne aucune référence scientifique [tiens donc!]. Prudents, les auteurs (les élites scientifiques des académies en tout genre) invitent seulement les industriels et les fabricants à rappeler aux parents l’importance de la modération [l’addiction pathologique présente à la Une a disparu ! ] en attendant que des bases plus factuelles soient établies. » CQFD ! Extraordinaire tour de passe-passe, génie de la non-pensée ! Une psychiatre, en encadré, en rajoute une couche : « Je ne suis pas opposée aux écrans, nous sommes une génération “écrans”, en revanche l’utilisation de l’écran… blablabla… blablabla. » Face à cette servitude volontaire affichée par les journalistes, il est vain de croire en la possibilité d’avoir une argumentation convaincante en étant prisonnier du piège scientiste.
D’autre part, il me semble indispensable d’extirper cette pensée scientiste de nos esprits afin de nous reconnecter avec la Terre, son rythme, ses saisons et de retrouver le sens de la mesure humaine. Si nous nous opposons au gigantisme industriel et à la folie numérique, n’est-ce-pas pour défendre la pensée autonome reliée aux autres et inventer une vie simple débarrassée de l’oppression des machines ? Comment reconquérir notre dignité et tous les savoir-faire disparus si nos réflexions sont inféodées à un univers scientifique qui a justement pour objet de dompter et de détruire la Nature tout en aliénant les humains à des systèmes marchands complexes hautement technologiques ?
« …le mode de pensée véhiculé par la science s’est en partie confondu avec la pensée elle-même(5). »
Il me paraît essentiel de mettre en harmonie les besoins qu’implique une vie décente et ordinaire, respectueuse des autres et de notre environnement, et une compréhension, une sensation organiques libérées de la tutelle des machines et du système technicien. Voilà près de 50 ans, un mathématicien parmi les plus brillants et les plus reconnus de son époque, Alexandre Grothendieck, a lancé un mouvement politique(6) avec d’autres universitaires pour dénoncer et rejeter en bloc cette mainmise des experts, chercheurs et autres technoscientifiques sur l’argumentation politique. Plus près de nous, le groupe Oblomoff a poursuivi ce travail de refus d’assignation de la critique à un cadre défini par les intérêts des industriels et des États à leurs bottes.(7) Bernard Charbonneau, à travers toute son œuvre, a fourni matière à défendre notre autonomie de réflexion afin de la libérer des carcans de la pensée unique.(8) Georges Bernanos, dans La France contre les robots, s’exprimait ainsi en 1945 : « Un monde dominé par la force est un monde abominable mais un monde dominé par le nombre est ignoble. (…) La tyrannie abjecte du nombre est une infection lente qui n’a jamais provoqué de fièvre. Le nombre crée une société à son image, une société d’êtres non pas égaux mais pareils, seulement reconnaissable à leurs empreintes digitales. Il est fou de confier au nombre la garde de la liberté. »
Cette domestication de la pensée, inhérente et indissociable de la transformation industrielle de nos sociétés porte en elle, hélas, l’impossibilité de sortir du système technicien capitaliste dont le rouleau compresseur numérique est la nouvelle étape. En observant attentivement les mouvements récents autour de l’écologie dans les sociétés occidentales, on peut percevoir à quel point l’esprit scientiste et la vénération des chercheurs sont au service du libéralisme industriel. Ainsi la jeunesse européenne semble perturbée et inquiète en raison des perspectives peu réjouissantes du devenir de notre planète. Depuis quelque temps, l’avenir leur paraît sombre et un certain nombre d’entre eux souhaite agir pour tenter d’infléchir cette tendance et notamment pour essayer d’endiguer le dérèglement climatique. Par un hasard assez extraordinaire surgissent à ce moment-là, deux phénomènes extrêmement médiatisés : Greta Thunberg et le mouvement Extinction Rebellion. Il convient de noter que ces deux entités ont déjà en commun un service de communication efficace, qui utilise exclusivement les nouvelles technologies numériques. Celles-là même qui ont aliéné considérablement les adolescents et les jeunes adultes(9) auxquels est destiné leur message. L’urgence climatique(10), dont tous deux se réclament, ne leur paraît pas en lien avec l’usage intensif de l’Internet. Ce qui semble assez cohérent puisqu’ils sont les purs produits du système industriel et de la pensée libérale technicisée. Leurs revendications, qui s’adressent aux gouvernements, reflètent bien cela. La jeune Suédoise proclame ne pas faire de politique tout en assénant : « Tout ce que je dis, c’est que nous devons écouter la science, (…) il faut laisser cela (les décisions) aux scientifiques.(11)» Extinction Rebellion, qui est favorable à la croissance, ce qui est bien naturel puisqu’il est financé, tout comme Greta Thunberg, par des milliardaires américains, demande la neutralité carbone. Cette dernière est un concept capitaliste inventé par les industriels pour marchandiser la
Nature et qui a été médiatisé par les politiciens occidentaux lors du protocole de Kyoto en 1997. Pour mémoire, compensation carbone et crédit carbone furent alors créés, ainsi qu’une bourse dédiée, pour permettre aux grandes entreprises de continuer à polluer et à détruire la planète, en engrangeant de nouveaux bénéfices, tout en faisant croire aux pauvres imbéciles que nous sommes que les États se chargeaient de solutionner ainsi le problème.(12) Résultat depuis 15 ans(13), le taux de carbone dans l’atmosphère n’a jamais cessé de croître.
Mais nous sommes complètement abêtis par la société du spectacle et dépossédés de notre esprit par la science. Par ailleurs, l’histoire a été rayée de nos mémoires par l’invention de l’immédiateté perpétuelle permise par les smartphones connectés. Alors la nouvelle impératrice de l’Union européenne, nourrie par les think tanks qui financent Greta Thunberg et Extinction Rebellion, proclame avec tambours et trompettes le Green Deal dont le point phare est la neutralité carbone, promise pour 2050. C’est le même mensonge qu’en 1997, mais qu’importe. Les médias vont faire leur travail de propagande, faire semblant de s’émerveiller devant tant d’audace et endormir ainsi les contestations éventuelles. La jeunesse qui s’est mobilisée pour « sauver la planète » va pouvoir retourner à ses smartphones, sans plus jamais lever la tête des écrans, et la société industrielle va, elle, poursuivre sa course en avant : destruction de tout ce qui est vivant et mise en cage connectée de tout ce qui est humain. Voilà où nous mène la vénération de la science, la perte de notre esprit(14), la sacralisation de la technologie. Voilà pourquoi il faut nous affranchir du scientisme et des experts. Nous avons besoin d’une pensée libre et autonome en phase avec notre rythme biologique et nos capacités physiques.
Une expérience personnelle m’incline à croire cette libération, indispensable à mes yeux, possible. En juin 2018 est paru un livre(15) que j’ai écrit pour tenter de décrire la globalité du désastre que représentent l’Internet et la numérisation de nos vies sociales et intimes. Pas un seul chiffre d’expert n’y figure et aucune étude n’est convoquée pour appuyer mon argumentaire. Cet ouvrage (vendu et promu, par un tout petit éditeur, sans utiliser l’Internet et les messages électroniques) a connu, à ma grande surprise, un écho certain.
2.500 exemplaires ont été vendus en 18 mois, j’ai participé à une soixantaine de présentations et une nouvelle édition va être publiée en mars prochain par un important éditeur québécois. J’ai reçu plusieurs centaines de lettres de lecteurs qui ont été touchés, bouleversés ou interpellés par ce livre. J’ai croisé près de 1.500 personnes lors des débats auxquels j’ai participé. Les uns comme les autres ont semblé comprendre mes pensées et mes analyses, débarrassées des chiffres et des statistiques dont les grandes chaînes de télévision raffolent. Voilà de quoi s’interroger… La reprise en main d’une pensée libre, ancrée dans la vie simple et dans l’observation, nourrie d’une poésie humaine peut donc être entendue, comprise et considérée. Elle est le ferment indispensable, me semble-t-il, d’une prise de conscience, préalable indispensable à une transformation radicale de notre société. Pourrait-elle être le lien organique qui relie encore les personnes autour de la résistance à l’anéantissement de notre condition humaine ?
La société industrielle, pendant près de 200 ans, et son corollaire, le confort moderne, depuis près d’un siècle, nous ont plongés dans l’abîme jour après jour mais cette libération de nos esprits pourrait être la flamme qui illumine nos espoirs …
Hervé Krief
- Karl Polanyi, La Grande Transformation: Aux origines politiques et économiques de notre temps, [1944], Tel Gallimard, 2009.
- Marie-Hélène Parizeau, Biotechnologies, nanotechnologies, écologie, entre science et idéologie, Quae, 2010.
- Au sens propre, puisqu’ils sont financés par les industriels et donc leur pitance dépend de leur zèle à servir leurs maîtres.
- Lire Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Les marchands de doute, Le Pommier, 2012.
- Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Seuil, 2003.
- Céline Pessis, Survivre … et vivre, L’échappée, 2016.
- Un futur sans avenir, pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, L’échappée, 2009.
- Lire, par exemple, Bernard Charbonneau, Le système et le chaos, Anthropos, 1973.
- Qu’on se rassure, les enfants suivent à vitesse accélérée le même chemin.
- Cette expression ne veut absolument rien dire, elle semble tomber de nulle part, un peu comme une maladie dans la pensée technico-chimique industrielle du soin.
- La décroissance, n°165, décembre 2019-janvier 2020.
- Voir sur ce sujet, le documentaire d’Antoine Costa, « Les Dépossédés », France, 2016.
- Les États-Unis ayant freiné des quatre fers, la mise en place n’a débuté qu’en 2005.
- Cf. Gustav Landauer, L’appel au socialisme, La Lenteur, 2019.
- NDLR : Hervé Krief, Internet ou le retour à la bougie, Quartz, 2018.