LE COVID-19 VALAIT BIEN UN CARNAVAL

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L’un des premiers chocs de la crise a été pour nous l’annulation de plusieurs carnavals. Ainsi, une « petite » grippe allait avoir raison de nos traditions millénaires ? Après réflexion, nous avons pourtant bien eu un carnaval, et de grande ampleur. Peut-être même une tragédie dionysiaque. Mais quel en sera le dénouement ?

Dans la Grèce ancienne, la tragédie était d’abord une fête religieuse célébrée à l’orée du printemps. Elle était dédiée à Dionysos, un dieu étrange, parfois considéré comme étranger, connu pour être le patron des transes collectives et des breuvages capiteux. À l’instar de nos carnavals, la fête dionysiaque annonce la renaissance de la nature, tout en nous faisant sentir la fragilité de l’ordre social. Comme pour nous rappeler que la puissance vitale et enivrante de la nature et du végétal n’est pas dénuée de certains risques. Et que la cité ne peut être totalement préservée du monde sauvage. Celui des forêts, des fauves. Et des virus.

Ce qu’apporte Dionysos dans la cité, c’est un moment d’ivresse partagée et un renversement temporaire de l’ordre établi. Dans l’œuvre tragique que lui consacre Euripide, Dionysos s’empare de l’esprit de toutes les femmes de la ville de Thèbes, qui aussitôt quittent leur foyer, abandonnant maris et enfants pour rallier en dansant et en chantant les montagnes et les forêts. Cet abandon de la cité par les femmes, qui se libèrent soudain de leurs devoirs et de leur soumission, provoque un bouleversement brutal et inattendu. C’est le signal de départ d’une succession de renversements et de brouillages de l’ordre et de la hiérarchie. Entre l’homme et la femme, mais aussi entre le puissant et le faible, le riche et le pauvre, le civilisé et le sauvage, l’espace cultivé et l’espace naturel.

LES ESSENTIELS MÉTIERS MODESTES

Tout comme l’épidémie de transe dionysiaque, le virus du covid19 vient menacer et subvertir (temporairement ?) l’ordre établi. On s’aperçoit soudain que les rouages les plus essentiels de nos sociétés résident dans les fonctions les plus modestes et dévalorisées : infirmi·er·ère·s, caissi·er·ère·s, chauffeu·r·se·s, éboueu·r·se·s. Souvent, ces fonctions sont assurées par des femmes, dont on sait par ailleurs qu’elles sont moins bien rémunérées et sous-représentées dans les postes de direction. On disait jadis que les femmes avaient un lien secret avec la nature. C’est politiquement incorrect. Mais historiquement pertinent. Car à travers l’oppression des femmes, à commencer par les sorcières d’autrefois, c’est bien un lien avec la nature, ses lois, ses puissances et ses risques, qui a été occulté, minorisé ou détruit(1).

Dionysos est un dieu qui surgit des espaces sauvages, de la forêt, tel un émissaire de la déesse Artémis, chasseresse agile et impitoyable, patronne des mondes naturels aux destins et devenirs entrelacés. Pour ses fidèles enthousiastes, Dionysos est le pourvoyeur d’une transe douce et heureuse, d’une union harmonieuse avec le dieu et la nature. Mais pour les habitants de la cité, il peut être funeste autant que bienfaisant, car il apporte la menace d’un désordre sans retour, d’une destruction irréversible. Dans la tragédie d’Euripide, Dionysos fera commettre l’irréparable à Agavé, la mère du roi Penthée. Croyant avoir tué un fauve à la chasse, elle stupéfie la cité en brandissant, pleine de joie et de fierté, la tête de son propre fils qu’elle prend pour le trophée d’un lion. Le lien de Dionysos avec la chasse, activité qui confronte l’homme à la nature, exprime à sa façon le risque propre que le dionysisme nous invite à habiter. C’est le risque que le chasseur se retrouve chassé, que l’homme devienne l’animal, qu’une violence mortelle s’abatte sur la société(2).

LIENS DÉVOYÉS AVEC LA NATURE SAUVAGE

Ce lien avec la nature sauvage et la chasse, qui s’invite dans la cité pour lui rappeler sa fragilité, nous semble évident dans l’actuelle pandémie. C’est à la chasse que Dionysos emmène les femmes en transe. C’est en croyant chasser qu’elles abattent et démembrent le roi de la cité. Or, le lien du Covid-19 avec la chasse est démontré. Ce n’est pas le cadavre d’un fauve qui introduit cette fois le désordre dans la cité globale, mais celui d’une chauve-souris ou d’un pangolin. L’expansion urbaine démentielle qu’a connue la Chine a précipité le dérèglement des écosystèmes, créé des frontières instables et généré des échanges perturbés entre les humains et leur environnement naturel, favorisant la propagation explosive de maladies(3). Tout comme Dionysos à Thèbes, le virus se présente dans la cité globale en émissaire d’une nature courroucée. Et tout cela fait trembler sur ses bases l’ordre économique, le virus couronné menaçant de renverser la couronne du capital financier, qui trône sans mesure sur le monde.

TOUS S’AVANCENT MASQUÉS

Enfin, il faut rappeler que Dionysos est un dieu masqué. L’allusion à la tragi-comédie des millions de masques dont manquent nos hôpitaux et pharmacies est presque trop facile. C’est surtout la nature incertaine et double des individus pendant l’orgie dionysiaque, qui frappe par son analogie avec la façon dont le virus progresse. Comme au carnaval, les citoyens ordinaires avancent désormais masqués et leur identité trouble est porteuse d’une duplicité inquiétante. De chacun on se demande désormais : est-il ou non contaminé ? est-il ou non possédé ? Non plus par la fureur du dieu de la vigne, mais par la charge virale du Covid-19.

Ainsi, le carnaval, le cortège dionysiaque, c’est un petit bout de Société contre l’État, pour reprendre le titre d’un célèbre livre de Pierre Clastres consacré aux sociétés forestières d’Amazonie. Car la tragédie, comme forme dramatique, se rit de nos prétentions en exposant la chute cruelle des puissants, et plus particulièrement de tous ceux qui transgressent les limites de leur condition humaine, tel le roi Penthée se prenant pour un demi-dieu. Cette méfiance intraitable de la Grèce ancienne à l’égard de l’hybris (la démesure) est un fil rouge de la vie intellectuelle des Grecs. Mais l’hybris est sans doute aussi un signe sombre de la dérive de notre époque, alors que l’impératif de profit, étranger à toute mesure, nous fait traverser à grande vitesse les limites de la biosphère.

CORRIGER LES ARROGANTS

Cependant, le but du rite dionysiaque n’était pas la destruction de l’ordre social ni le renversement définitif du pouvoir, mais plutôt sa régénération, sa purification à travers une forme d’avertissement sauvage et de révolte festive, qui secoue les certitudes, dévoile les excès et corrige les arrogances impies des puissants. Dionysos vient des forêts profondes et des contrées barbares, pour nous rappeler que nous ne sommes que des hommes et que nous devons pouvoir nous contenter de la magie simple du quotidien. Le goût de l’autre, la saveur des fruits sauvages, la joie du vin. Il nous invite à une pacification avec nous-mêmes, la nature et les autres, en relativisant les frontières de l’organisation sociale (par la fête, le désordre, la musique) et de l’identité personnelle (par l’ivresse, le déguisement, la sensualité).

Les anciens avaient les ressources d’une vision, sinon véritablement animiste, du moins habitée de ce monde. Leur polythéisme ouvrait à la pluralité des espaces et des modes de vie et savait éveiller l’attention aux conséquences de nos actes. Ils entendaient des signes que nous ne percevons plus. Ils connaissaient l’exercice qui consiste à lire et interpréter ces signes de la nature et du destin. Ils étaient prêts parfois à en tirer des décisions d’action.

Notre vrai risque, à nous, c’est de ne même plus entendre le roulement de tambour du carnaval qui nous met en garde contre la routine mortelle d’une société malade. Tout comme nous n’entendons déjà plus le chant des oiseaux qui s’est éteint dans l’indifférence de nos campagnes mortifiées.

Certes, un vent de changement semble se lever ces jours-ci, qui appelle à revenir à des choses nécessaires, durables, locales. Mais peut-on vraiment espérer qu’une fois la crise éteinte, nous ne nous empresserons pas de confier à nouveau à l’ordre des « experts » et des grands « acteurs économiques » la recherche d’une solution de sécurité qui nous évite toute remise en question profonde ? Rien n’est moins sûr, tant nous sommes bercés aux promesses de l’innovation et drogués aux solutions technologiques. Des solutions qui passent par toujours plus de contrôle, de surveillance et de gestion technocratique, d’algorithmes, d’automatisation et d’économie numérique. Plus de personnalisation qui isole. Plus de « distance sociale », une expression qui dit si bien notre impuissance politique, consacrée par la culture libérale. Plus de résignation. Et moins de carnaval ?

Max Lower, du blog symbiosphere(4)


Notes et références

Sources bibliographiques et notes

HARRISON R, Forêts.
NIETZSCHE F, La naissance de la tragédie.
VERNANT J‑P et VIDAL NAQUET P, La Grèce ancienne, tome 3.

  1. C’est d’ailleurs le point de vue de l’éco-féminisme, qui veille notamment à réactiver la puissance oubliée des sorcières médiévales.
  2. Dans Au temps des catastrophes, la philosophe Isabelle Stengers a décelé un risque semblable. Elle associe en effet le retour de la barbarie à celui d’une autre divinité grecque : Gaia, la Terre-Mère. Le nom de Gaia a été utilisé par les inventeurs d’une théorie du système Terre qui décrit le climat comme le produit de l’activité vivante de la biosphère (James Lovelock et Lynn Margulis, L’hypothèse Gaia), de sorte que c’est très littéralement que la déesse blessée se manifeste aujourd’hui à travers les désordres climatiques. Comme si, pour nos sociétés occidentales, on assistait à une sorte de retour mythologique du refoulé !
  3. Voir par exemple « Déforestation, urbanisation : comment l’humain offre de nouvelles opportunités aux virus », 29/03/20, www.rtbf.be ou encore « Il est urgent d’enquêter sur l’origine animale de l’épidémie de Covid-19 », www.franceculture.fr
  4. https://symbiosphere.wordpress.com/max-lower

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