LA TRAQUE À L’HOMME* EST OUVERTE

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*Que ces dames se rassurent : elles sont aussi visées, mais « La chasse à l’homme » qui a inspiré notre titre est aussi celui d’une vingtaine de films, séries télévisées, bandes dessinées qui racontent toutes la traque d’un humain. Fort heureusement ici le but de la chasse n’est pas la mise à mort (quoique) du fuyard, mais d’empêcher qu’il approche trop ses semblables.

Confronté à la nécessité de contenir la grave épidémie due au Covid-19, il a fallu imaginer des dispositifs limitant la contagion. Comme il fallait s’y attendre, le recours aux technologies, notamment numériques, a fait partie des armes que l’on a proposées. Au-delà du constat des illusions du tout à « l’intelligence artificielle », cela soulève la grave question des rapports entre sécurité et liberté. On a parfois en effet l’impression que ce n’est pas un virus que l’on traque, mais bien les humains qui en sont porteurs.

On pourrait croire qu’une nouvelle compétition s’est ouverte depuis 3 mois : chaque pays est rangé dans un classement qui dénombre les personnes infectées, les décès et précise l’évolution de la courbe des cas (qu’il faut aplatir). Évidemment, ces bons ou mauvais résultats sont attribués à l’efficacité des politiques, donc des dirigeants responsables de la détermination de ces politiques, et plus largement, de la façon dont les sociétés sont organisées. Ces classements sont très douteux, car ils ne tiennent pas compte des facteurs génétiques au sein des populations, de la séquence de diffusion de l’épidémie qui a permis à certains (s’ils étaient lucides) de se préparer et surtout de l’honnêteté de la diffusion des chiffres. Mais les gouvernements de chaque pays mettent tout en œuvre, et souvent des moyens techniques plus que douteux, pour que les éventuels porteurs de virus gardent avec leurs congénères une certaine distance physique (qualifiée de « distanciation sociale », traduction imbécile de l’anglais « social distancing » que l’on devrait traduire par « éloignement sanitaire ». Mais laisser entendre que le « social » est dangereux n’arrange-t-il pas certains ?).

LES OUTILS TECHNOLOGIQUES DE LA TRAQUE

En Europe, le confinement de toute la population a été rendu nécessaire, car, par manque de préparation, par manque de moyens de détection (tests) et par manque de réaction rapide, il n’a pas été possible d’isoler les premiers porteurs du virus. Le confinement fut d’une sévérité différente selon les pays (et selon l’expansion de la maladie), mais quasi partout les mêmes technologies furent utilisées. Les forces de l’ordre, souvent peu nuancées (euphémisme) furent dès lors chargées de repérer et de mettre hors d’état de nuire les délinquants. Voyons quels outils furent utilisés.

Le drone

Pour repérer les « fuyards » qui osaient se promener dans les parcs, les champs ou sur les plages(1), on utilisa le nouveau bijou/ joujou technique dont rêvent tous les grands enfants que sont militaires et policiers : le drone (de l’anglais « faux bourdon »). Non content de repérer les « imprudents », on a équipé les drones de haut-parleurs qui ont enjoint aux délinquants de rentrer chez eux, de se disperser (ou de se rendre ?). Fort heureusement, il ne semble pas qu’ils aient été équipés des mitrailleuses ou des roquettes qui permirent à l’armée américaine d’éliminer tant de « dangereux terroristes » en Afghanistan ou en Irak.

Les caméras « intelligentes » et la reconnaissance faciale

On parle ici des régimes les plus autoritaires, mais la généralisation des millions de caméras qui surveillent tous les lieux publics, couplée à la reconnaissance faciale, permet de punir tous ceux qui auraient commis un délit en l’absence des forces de l’ordre. Il faut évidemment construire la gigantesque base de données où les visages de chacun sont enregistrés pour que cela soit efficace. Et, patatras, voilà que ce qui était jusqu’il y a peu un délit (se promener masqué, surtout pour les femmes musulmanes) est devenu une obligation qui rend caduc tout le système de repérage. Mais peut-être sont-ils en train de développer des systèmes de reconnaissance basés sur une moitié de visage… ?

Le bracelet électronique

Destiné jusqu’à présent aux personnes placées en résidence surveillée, on imagine attacher solidement à la cheville des personnes obligées de se confiner strictement, ce mouchard qui déclenche une alarme au poste de police le plus proche quand le « prisonnier » sort de chez lui. Quand on sait que cette alternative positive à la prison est très peu développée par manque de moyens pour le millier de condamnés qui pourraient profiter de ce système, on se demande comment en équiper des millions de personnes…

Le thermomètre à infrarouge

Vous l’avez vu, à l’entrée de pas mal de lieux publics, on braque sur le front de ceux qui veulent y entrer un pistolet qui vérifie que leur température corporelle ne dépasse pas 37,5°C. À distance, sans contact, cela semble idéal pour repérer les pestiférés (on en trouve des dizaines entre 30€ et 100€ sur Amazon)(2)… C’est oublier un peu vite que la moitié des malades du Covid-19 sont asymptomatiques et que même ceux qui ont des symptômes n’ont pas toujours de fièvre. Mais cela rassure et permet aux usines et bureaux de se remettre à fonctionner, « pour le plus grand bien de l’économie ».

L’alarme au rapprochement

Dernier petit gadget à la mode : puisque nous ne pouvons plus être à moins d’un mètre (ou 1,5m selon le pays) et que nous sommes si distraits, un petit boîtier utilisant la technologie Bluetooth (voir encadré) se met à striduler si vous franchissez ce seuil de distanciation d’avec un autre humain doté du même boîtier. Employée dans des usines ou des musées, cette alarme ne va pas encore jusqu’à distribuer une petite décharge électrique comme le font les colliers que l’on met aux chiens qui ne peuvent pas sortir du jardin de leur maître.

LA FOLIE DES TECHNO-FURIEUX…

C’était inévitable : face au besoin de repérer les chaînes de contamination pour savoir qui est susceptible de transmettre la maladie(3), les marchands de technologies numériques se sont rués sur le marché plus que juteux. Ils ont donc imaginé de doter les smartphones d’applications qui suivraient les mouvements des « branchés » pendant une longue période. Si une personne se révélait porteuse du virus, on saurait alors retracer son parcours les jours précédents et alerter ceux qui sont passés à proximité, si du moins eux aussi ont ce traceur de mouvements.

Appelée tracking numérique, cette méthode a fort logiquement suscité l’indignation de tous ceux qui sont attentifs aux droits humains : ce pistage total et constant de la vie de chacun est l’outil idéal de tout pouvoir totalitaire, le Big Brother algorithmique qui ferait de chacun de nous le mouton pucé que le berger totalitaire pourrait ramener à tout instant dans le troupeau bêlant(4).

Toutes les organisations qui se préoccupent de protection de la vie privée ou des défenses des droits humains se sont vigoureusement élevées contre les technologies qui nient toute possibilité de garder une vie intime qui ne soit livrée au contrôle des autorités. Même les plus naïfs, qui « parce qu’ils n’ont rien à cacher », seraient prêts à accepter beaucoup de perte de liberté pour des raisons de sécurité, ont tremblé devant cet « Œil de Sauron »(5) qui suivrait à chaque instant la vie la plus intime de chacun·e.

Face à ce tollé, les pouvoirs publics ont reculé et n’ont pas été plus loin dans la volonté de développer le « back tracking », la technique, hélas déjà utilisée dans de nombreux pays peu démocratiques, consistant à conserver la trace des déplacements des individus via la géolocalisation de leur smartphone sous prétexte de sécurité sanitaire. Et pourtant, différentes voix s’étaient fait entendre pour défendre cette option et des sociétés du numérique s’étaient proposées pour offrir leurs services pour développer de telles applications totalement indiscrètes.

UN PEU MOINS INTRUSIF

Les adorateurs du high tech ne se sont cependant pas avoués vaincus. Ils se sont repliés sur la proposition d’utiliser le Bluetooth (voir l’encadré ci-dessous, l’origine de ce terme) pour que chacun puisse savoir, à un certain moment, s’il a approché des personnes infectées, mais que ce ne soit, dans un premier temps, révélé à personnes. Ainsi donc, celui qui aurait téléchargé une application idoine sur son smartphone, grâce à la communication à courte distance permise par Bluetooth, détiendrait une liste de tous les autres smartphones dotés de la même application qui seraient passés dans un rayon de 2 à 10 mètres durant les jours et semaines précédentes. Si, parmi ceux-là quelqu’un était testé positif, tous les téléphones dans les « fichiers journal » recevraient une notification qui enjoindrait leur utilisateur à se faire tester rapidement. Pour les partisans de cette technique, elle est « élégante », parce qu’elle ne tient pas à jour vos déplacements : ce qui est enregistré (le journal) ne sont pas les lieux que vous avez fréquentés, mais uniquement quel autre utilisateur de l’application vous avez approché (lorsque deux personnes se côtoient quelque temps, leurs téléphones s’échangent des données anonymes). Par la suite, lorsque quelqu’un apprend qu’il est diagnostiqué positif au Covid-19, son téléphone pourra envoyer la notification du danger potentiel à l’ensemble des personnes fréquentées et enregistrées sur le fichier journal.

Ce genre de traçage numérique continue à être envisagé : en France, StopCovid est étudié par l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et automatique) et une demi-douzaine de sociétés collaborent dans ce projet (Capgemini, Dassault Systèmes, Lunabee Studio, Orange, Nodle et Withings) ainsi que trois agences gouvernementales (l’ANSSI, l’INSERM et Santé Publique France).

Pourtant, pour que cette technique ait la moindre utilité, elle exige des prérequis qui ne pourront être réalisés. Il faut qu’au moins 60% des membres d’une société utilisent cette « app ». Or, même dans une société disciplinée et férue de technologie comme Singapour (qu’on prend souvent comme exemple), seuls 20% des citoyens ont téléchargé ce procédé. Alors, chez nous, avec des citoyens individualistes, avec une proportion non négligeable de personnes qui n’ont pas et ne veulent pas de smartphone de la dernière génération supportant cette ultramoderne technologie (chacun devrait activer son Bluetooth en permanence, ce qui sollicite fortement la batterie et décharge en peu de temps tous les smartphones un peu anciens). Exclus donc les vieux, les pauvres, les résistants à l’obligation de suivre les coûteuses innovations qui innovent pour innover. De plus, Bluetooth fonctionne aussi à travers les murs et vous pouvez donc parfaitement être resté confiné chez vous, enfermé dans votre appartement et être alerté parce que votre voisin d’à côté ou du dessus est Covid-positif alors que vous ne lui avez plus parlé depuis 2 mois… et donc prié de vous confiner ou d’aller voir un médecin d’urgence. De même, si vous avez frôlé dans la rue un futur infecté, vous seriez donc suspect de contamination alors que vous n’avez entrevu que son dos.

Puisque cela semble impossible, on ne vous dit pas les angoisses et la paranoïa que cela générerait. On aurait donc la réalisation et la généralisation de l’horreur que craignait Norbert Ben Saïd, il y 40 ans déjà dans La lumière médicale(6), quand il prévoyait que la multiplication des technologies d’auto-surveillance et d’auto-diagnostic créerait une société d’hypocondriaques de masse.

RETOUR À L’HUMAIN

Le tracking électronique a été utilisé dans des pays où il a été mis en place au tout début de l’épidémie, quand les personnes infectées étaient peu nombreuses, qu’on avait les moyens de les tester immédiatement et de les mettre en quarantaine en cas de test positif. Mais rien de tel chez nous et les épidémiologistes sont bien conscients que la technologie n’apporte rien, si ce n’est une promesse vaine destinée à rassurer une population de plus en plus en colère devant l’impréparation, les ratés multiples, les mensonges à géométrie variable, les manques cruels de médicaments, de masques, de tests de détection du virus.

On a compris, il faudra des humains pour gérer le déconfinement et empêcher un rebond. Les technophiles angoissés pourront faire joujou avec leurs algorithmes (stupidité artificielle), mais les actes salvateurs seront le fait d’humains. Le suivi des nouveaux foyers et la détection des contacts seront réalisés par des êtres de chair et de sang. Ils parleront, échangeront, expliqueront, conseilleront celles et ceux qui seront les prochaines personnes touchées par le Covid-19. La seule technologie nécessaire sera un téléphone et, comme on le constate depuis des mois dans nos hôpitaux, ceux qui sauvent ne sont pas des programmes informatiques, mais des hommes et surtout des femmes animé·e·s par des cœurs.

Alain Adriaens

Notes et références
  1. On se demandera toujours quel danger de contagion il y a à se promener seul ou en couple « de la même bulle » dans la nature. Les virus se cacheraient-ils dans les buissons ou derrière les arbres ?
  2. Il est même des modèles de grand luxe ou il suffit de se présenter devant un grand écran avec caméra thermique pour que votre température soit mesurée.
    Là, cela coûte beaucoup, beaucoup plus cher et est surtout utilisé par les entreprises qui veulent « relancer la machine ».
  3. La méthode préventive, la plus efficace et qui n’oblige pas à mettre tout le monde en quarantaine (rebaptisée du néologisme quatorzaine vu la durée de la période infectieuse) est de repérer très vite les malades et de voir avec qui ils ont été en contact depuis le moment où ils pouvaient transmettre le virus.
  4. Signalons quand même aux peu conscients porteurs de smartphones allumés en permanence, que les opérateurs téléphoniques, en voyant avec quelles antennes relais de mobilophonie votre GSM a été connecté, peuvent savoir a posteriori où vous étiez tel jour à telle heure. La police utilise d’ailleurs cette information enregistrée pour savoir si un suspect était présent ou pas sur le lieu d’un délit. Selon le caractère démocratique ou pas du régime, un juge doit autoriser cette fouille dans votre passé.
  5. Chez Tolkien, l’auteur du Seigneur des anneaux, l’Œil de Sauron au sommet de sa tour, balayant le monde entier est l’image puissante et intimidante de la surveillance centralisée au service des forces du mal. On retrouve là la même idée de l’œil de Dieu qui a suivi Caïn jusque dans sa tombe…
  6. Besaïd Norbet, La lumière médicale. Les illusions de la prévention, Seuil, 1981.

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