Michel, lecteur de Kairos, couchait depuis quelques semaines sur papier son vécu, pris dans cette folie dans laquelle nous sommes actuellement. Il attendait de l’envoyer à la rédaction de Kairos, un jour ou l’autre… C’est à la lecture de « Bande de solitudes »(1) qu’il s’est décidé. Nous relayons ses propos dans notre rubrique « témoignage ».
Aujourd’hui, la rage et l’angoisse me rongent le cœur. La peur me hante. Pas tant celle d’être contaminé et de contaminer par la bestiole que celle d’étouffer sous une chape de plomb et de laisser étouffer sous elle tout ce qui fait que nous sommes (encore) vivants.
La lassitude me ronge. De ces longues journées sans autre contact que par écran interposé. Des vidéo-conférences interminables où l’on peut craindre à tout moment de se choper le virus de la discorde. La tristesse me ronge, de voir fermés les centres culturels, les bibliothèques, les restaurants solidaires, les lieux alternatifs, tous ces lieux où des humains se retrouvent pour recréer ensemble des moments, des mouvements qui font sens. De voir condamnée la passerelle de la Maison de quartier de mon quartier, où ma chère amie partie au mois de mai prenait son café et papotait avec celles et ceux pour lesquel∙le∙s cette passerelle était comme un pont qui maintenait le lien entre leurs solitudes. D’apprendre la faillite d’un magasin bio, le suicide d’un jeune homme…
Aujourd’hui j’ai peur : autour de moi, de nous : l’incertitude, l’angoisse, ou la révolte… Le mal-être, l’angoisse (et/ou la révolte) parasitent nos conversations, émoussent nos espoirs… Parmi nos proches, même les plus sereins, manifestent des signes de lassitude ou de souffrance (ou d’une soumission, elle aussi mortifère). J’entends dire et je constate de plusieurs côtés que « les gens pètent un câble ».
Aujourd’hui nous sommes comme terrassés par un nouveau Léviathan(2), nous sommes sous l’emprise de la peur qu’il distille. Face à laquelle nous réagissons par la soumission aveugle ou par la révolte qui parfois elle aussi nous aveugle.
Que faire ?
Ainsi que l’a démontré Naomi Klein(3), le néolibéralisme s’accommode bien d’un régime autoritaire. Pire, comme l’analysent nombre d’auteurs(4), vider la démocratie de son contenu, n’en laisser qu’une forme vide participe de ses fondements et a été théorisé par ses concepteurs tels Hayek et consorts. La stratégie du choc, telle que subie par les Chiliens sous Pinochet, consiste à imposer une austérité extrême, des mesures qui ont pour but de rendre les populations impuissantes, de les amener à renoncer à toute revendication, bref, à se soumettre. Bref à les terrasser.
Est-ce que, à l’instar de Comte-Sponville « J’aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu’y échapper dans un État totalitaire » ? Si j’hésite, c’est que je n’ai pas spécialement peur de l’attraper. Mais j’entends respecter ceux qui craignent de l’attraper, qui veulent préserver leur santé, plus fragile que la mienne, et/ou celle de proches pour lesquels ils-elles se font du souci. Néanmoins, je crains par-dessus tout l’ordre autoritaire, voire totalitaire, et je le crains tout particulièrement dans sa forme insidieuse, mutante, insaisissable, difficile à comprendre qu’est le néolibéralisme. Et là, je crains beaucoup, beaucoup pour ma petite santé mentale, pas si solide. Je crains cet ordre pour ma « petite liberté », mais surtout pour notre liberté, nos libertés, de manifester ensemble dans la rue pour le climat, contre l’extinction des espèces ou pour les droits sociaux, de nous réunir à visage découvert pour refaire le monde ou pour cultiver un jardin collectif… Toutes choses si salutaires, si importantes pour notre bien-être, notre santé psychique.
Entre la soumission qui nous fait vivre sous l’empire de l’angoisse et la rage qui peut conduire à la haine ou au désespoir, je suis plutôt de ceux qui « ont la haine ». Et pourtant…
Peut-être, in fine, entre la terreur de celui qui intègre le discours dominant, anxiogène et liberticide, et la crainte d’un totalitarisme qui s’annonce, tout n’est-il pas joué : que faire ? Que faire ?
Intermède
Il y a quelques semaines (c’était avant le second confinement), V. une voisine vient sonner chez moi, m’inviter à une performance improvisée à l’occasion du parcours d’artiste qui avait lieu le week-end suivant dans la commune. Toute joyeuse, elle me dit que « grâce au Covid », aux rituels applaudissements de vingt heures en fait, des liens se sont créés entre voisins, qui organisaient une fête dans leur rue. Ce « grâce » m’a ulcéré, m’a violenté et je le lui ai dit. Et elle a compris que cela m’ulcérait. Il faut dire que V. trouve du sens sur le chemin du bouddhisme. Cela lui inspire une certaine approche de la vie. Cette approche m’inspire-t-elle ? Non. La méprisé-je pour autant ? Certainement pas. Il est vrai qu’elle et ses voisins, en organisant des fêtes de rue en septembre ont fait quelque chose, ont posé un acte de reliance. Et, c’est vrai, quand passant dans la rue où habite V., j’y avais vu les traces de la fête, des dessins aux craies de couleur sur le macadam, et bien cela m’a procuré une réelle joie. Me suis dit, tiens, ici, la vie a repris ses quartiers. V. et ses voisin-e‑s ont-ils ce faisant aidé les habitants des rues pourries de Saint-Josse, les femmes victimes de la violence de leurs mecs, les infirmières au bord du burn out, les vieux dans leurs homes ? Non. Mais ils ont fait à quelques-uns quelque chose qui a du sens, qui est habité d’un certain élan de vie. La vie reste donc possible. Jusqu’à quand ?
Un article retrouvé dans une pile de vieux journaux…
« La haine et la peur [l’angoisse plutôt ?] sont deux aliénations-sœurs. Crier « À bas Hitler » ou « À bas Staline », « À bas Jaruzelski »(5) [] ou « À bas Poutine », cela n’a souvent pas plus de sens que crier « À bas Big Brother » (qui n’existe pas). C’est même prendre le risque de conférer à nos cibles une puissance mythique. En s’épuisant à haïr, on se rend aveugles sur les meilleures stratégies possibles de résistance. Car, s’il est vain de haïr, il est constamment nécessaire de résister, d’opposer des îlots d’existence personnelle et interpersonnelle à la marée montante des normalisations abusives, qu’elles soient économiques, sociales ou médiatiques. S’il y a espoir, il ne peut être qu’en l’homme et en tout homme, à commencer par soi-même et par ceux que l’on côtoie ici et maintenant. Personne n’a le droit de démissionner du nom d’homme. Il faut considérer que le « dernier homme », c’est toujours soi. […] Que la moindre dégradation de l’homme, infligée au moindre des hommes à des milliers de kilomètres, rejaillit sur notre vie intime en blessant notre humanité profonde. Accepter la servitude intérieure revient à entériner, et souvent à entraîner l’esclavage d’autrui. À travers chaque cas particulier se joue l’avenir de tous. La défense de soi est indissociable de la défense de l’humanité en soi. La reconquête de l’homme est à refaire chaque matin… sur soi-même. Voilà ce que nous dit la voix d’Orwell. »,(6) lui-même écrit à partir de son livre Sous le soleil de Big Brother, Précis sur 1984 à l’usage des années 2000.
L’auteur commente une scène célèbre de 1984, où le tortionnaire, O’Brien décrit l’avenir comme une botte écrasant un visage humain… éternellement.
Sur les bords du monde
Pour paraphraser le propos de la philosophe Emilie Hache(7), se référant à l’auteure états-unienne Ursula K Le Guin(8), dansons-nous aux limites du monde ? Sur un chemin étroit et dangereux avec une bifurcation possible vers un monde comme avant, ou plutôt bien pire qu’avant, vers les précipices en fait. Ou un autre vers un monde différent, vraiment différent ? Sachant que la première est une voie large vers laquelle nous mène le sens de la circulation, vers laquelle nous poussent les discours dominants. La seconde est un ensemble de sentiers étroits, broussailleux du genre qu’on loupe aisément. Et où il faut se frayer un chemin, défricher quelque peu, marcher avec précaution…
N’est-il pas temps d’éviter de prendre la mauvaise voie, de changer de cap ? Et pour ce faire, des directions nous sont indiquées, pas forcément (pas uniquement en tout cas) par les plus extrêmes. Il y a à repenser l’organisation des relations entre humains, avec la planète : ainsi cet appel(9) lancé au mois de mai dernier par des intellectuels de différentes universités européennes et états-uniennes. Il y a aussi à nous replonger dans nos dynamiques à notre échelle, à l’échelle possible pour chacun‑e de nous : tel jardin collectif, magasin coopératif, telle initiative de soutien aux sans-papiers…
Avez-vous lu Baruch ?
Avant le glacis imposé à l’humanité pour cause de pandémie, les mobilisations pour le climat (et pour les autres crises écologiques) faisaient appel à la créativité, à l’inventivité, au partage et au développement des connaissances, en bref à quelque chose de l’ordre de la joie, et de l’empowerment : « La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection » disait en son temps Baruch SPINOZA(10), qui faisait de la joie affect fondamental, l’élan de vie pourrait-on dire. Par opposition à la tristesse, affect fondamental qui « est le passage d’une perfection plus grande à une moindre perfection ».
À partir de là, l’illustre philosophe polisseur de lentilles dresse une typologie des joies et des tristesses. Dans ces dernières, il définit l’aversion, la peur, la haine, le désespoir. Parmi les premières, il place la confiance en soi, l’amour ou l’espoir…(11)
La discipline qui nous est imposée face à la crise du Covid en appelle à toute une série « d’affects » relevant de la tristesse, du passage donc à une « moins grande perfection, un surcroît d’impuissance ». Sans aller jusqu’à abonder dans le sens de ceux qui voient dans la crise une sorte de coup monté, face à la réalité de la menace, n’y a‑t-il pas d’autres solutions que de nous soumettre à un ordre autoritaire ? Ou de se laisser emporter par une révolte désespérée ? Toute place est-elle bannie à la créativité, à l’initiative communautaire, à la spontanéité ?
Sortir de l’alternative infernale
Nous devons continuer à prendre des initiatives pour rester en lien, et à soutenir, relayer, faire connaître celles qui sont prises. Nous devons exprimer et entendre nos peurs, nos colères, entendre et faire entendre les cris d’angoisse(12). Nous devons écouter (avec un sens critique) et faire entendre, les voix dissidentes(13), ou celles qui expriment des inquiétudes quant à l’avenir de nos droits(14). Et débattons-en ! Le but n’est pas de remplacer une pensée unique par une autre pensée unique, une vérité qu’il serait interdit de questionner par d’autres dogmes.
Nous devons sortir de l’alternative infernale. Non, nous n’avons pas à choisir entre Charybde et Scylla, entre l’angoisse de voir mourir les proches ou celle de voir mourir la liberté, entre la culpabilité ou l’égoïsme libertarien, entre la soumission à l’oligarchie et à la technoscience ou le chaos… Sortons de cette bipolarité mortifère qui crée des conflits voire des ruptures entre proches.
Disons-nous avec force que des alternatives sont possibles pour que la vie puisse reprendre. Osons les imaginer, les proposer, les défendre, les mettre en œuvre(15). Pour que nous puissions au plus vite sortir sans ces horribles muselières, sourire à nos proches, organiser des fêtes dans nos rues, partager nos savoirs, manifester en masse pour le climat et la justice sociale. Tout en nous souciant vraiment des plus fragiles. Pas seulement par rapport à un virus plus ou moins virulent. Aussi et surtout par rapport à la violence de notre monde, violence des inégalités, des relégations, des mises au rancard… Tout en sachant que nous devons ruser actuellement par un (relativement) dangereux virus, tout en sachant surtout que nous vivons dans un monde contaminé, que ceci est conséquence de siècles d’exploitations, de dominations, de prédations, d’extractivisme…(16) Que donc nous devons vivre avec cette contamination, ruser avec elle pour qu’elle nous empoisonne le moins possible. Et surtout nous associer aux luttes pour que cesse la contamination !
Depuis les confins du monde, nous devons repérer les chemins de traverse qui nous amènent non pas vers les précipices, mais vers le bon côté. Voir où ils nous mènent à court terme, les pas qui nous sont possibles, et aussi vers quelles échappées ils nous ouvrent.
« Le désir qui naît de la joie est plus fort que le désir qui naît de la tristesse » disait Baruch Spinoza. « I believe everything we dream/Can come to pass through our union/We can turn the world around/We can turn the earth’s revolution »(17), chante Patti Smith. Puissent-ils avoir raison.
Témoignage de Michel Bastin
- https://www.kairospresse.be/article/bande-de-solitudes.
- Voir la métaphore célèbre du philosophe Thomas Hobbes, pour décrire le souverain absolu auquel les humains accordent le pouvoir de les gouverner, car sinon, ils n’arrêteraient pas de se taper dessus. On trouve dans tout bon (ou mauvais) dictionnaire de philosophie des références à ce sujet.
- Op.cit. supra.
- Exemple : Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique éditions, 2018
- L’article date des années 80, époque du coup d’État en Pologne. On peut remplacer aujourd’hui par bien des noms…
- François Brune, extrait de l’article « Rebelle à Big Brother », Monde Diplomatique, octobre 2000.
- Dans Imagine Demain Le Monde, 139 / juin-juillet-août 2020.
- Titre, inspiré d’une légende amérindienne, d’un ensemble d’essais réédités récemment : Ursula K Le Guin (traduction . Hélène Collon), Danser au bord du monde : paroles, femmes, territoires, L’Éclat, 2020 (Dancing at the Edge of the World, Thoughts on Words, Women, Places, 1989).
- https://plus.lesoir.be/299599/article/2020–05-16/travail-democratiser-demarchandiser-et-depolluer.
- Voir L’Éthique, parue en 1677, partie 3. On peut lire ce classique en ligne http://spinozaetnous.org/wiki/%C3%89thique_III où sans doute le trouver dans toute bonne Bibliothèque publique.
- Voir L’éthique, op cit, parties 3 et 4.
- https://www.kairospresse.be/article/bande-de-solitudes/.
- Pour la Belgique francophone, Kairos : https://www.kairospresse.be/
- Voir notamment, sur le site de la Ligue des Droits humains, ce long entretien avec Annemie SCHAUSS, professeure de droit public et avocate au barreau de Bruxelles, rectrice de l’ULB : https://www.liguedh.be/covid-19-le-monde-de-demain-une-reduction-de-nos-libertes-fondamentales/
- Ainsi, quelques travailleur.euse.s associatifs et citoyen.ne.s etterbeekois.e.s publieront au mois de janvier un carnet des solidarités, pour rester en lien, reprenant diverses propositions qui sont déjà en œuvre ou qui sont en projet. Plus d’infos : aperodessolidarites@gmail.com.
- Voir notamment à ce sujet François JARRIGE et Thomas Le ROUX, « La contamination du monde, une histoire des pollutions à l’âge industriel » ; Paris, Le Seuil, 2017.
- « Je crois que tout ce dont nous rêvons/Peut se réaliser par notre union/Nous pouvons transformer le monde/Nous pouvons changer la course de la Terre », People have the power, 1988.