LA PRODUCTION MODERNE DE LA MÉDIOCRITÉ

CONVERSATION AVEC ALAIN DENEAULT

Illustré par :

C’est la lecture de Politique de l’extrême centre et de La médiocratie(1) qui nous a poussés à rencontrer Alain Deneault. Philosophe, directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris, sa pensée radicale est un outil précieux en ces temps sombres, mais où persiste un peu d’espoir. 

Kairos : Dans la préface de votre ouvrage, vous évoquez ces personnages qui se disent « de gauche, mais… », qui ne sont pas trop pour les nationalisations, la réduction du temps de travail ou l’augmentation des impôts sur les entreprises. À côté de ceux-là, il y a « les libéraux », qui reconnaissent quand même les excès du capitalisme « mais… ». Dans les deux cas, on entretient une réelle confusion qui est celle dans laquelle on est maintenant, c’est-à-dire que tous soutiennent un système capitaliste destructeur, et on ne s’y retrouve plus. 

Alain Deneault : On est dans un ordre politique qui cherche à abolir l’axe gauche-droite, au nom d’un discours exclusif, par conséquent excluant, qui se montre intolérant à toutes autres propositions que la sienne. Ce discours se résume en quelques points : plus d’argent pour les actionnaires, plus d’argent pour les multinationales, plus d’accès aux paradis fiscaux, moins de lois protégeant les travailleuses et les travailleurs, moins de services sociaux et de programmes sociaux. Cette approche est partagée par des acteurs politiques qui peuvent porter l’étiquette de gauche ou de droite et qui agissent dans différents pays du monde, et qui sont subordonnés à l’oligarchie. Et ça va de Tsipras à Trump, avec des variantes sur différents enjeux, notamment de types moraux, mais il y aura quand même d’un point de vue économique ce programme qui sera adopté. 

Pour donner un semblant de sens politique à ce programme, on véhicule des idées associées à ce que j’ai appelé l’extrême centre. On a associé à tort l’extrémisme en politique à la position du curseur sur l’axe gauche-droite. Alors que l’extrémisme, au sens moral, renvoie beaucoup plus à une attitude qui consiste à être intolérant à ce qui n’est pas soi. L’extrême centre consiste à être intolérant envers tout ce qui ne s’insère pas dans ce paramétrage finalement très étroit de l’ordre du jour du programme oligarchique dont j’ai parlé. C’est un centre qui a peu à voir avec l’axe politique gauche-droite, dans le sens où c’est un centre qui vise moins à se situer sur cet axe qu’à l’abolir, et à présenter une vision des choses comme étant la seule valable. L’extrême centre c’est donc ne tolérer rien d’autre que ce discours-là qui se présente arbitrairement comme relevant du centre. Pourquoi le centre ? Parce qu’il ne va pas se présenter comme étant radical, destructeur, impérialiste, au fond, violent par bien des aspects. Mais il se présente au contraire comme étant pondéré, comme étant pragmatique, comme étant normal, comme étant vrai, juste, équilibré, comme étant raisonnable, rationnel et ainsi de suite. 

Tout en donnant donc l’illusion qu’il y aurait des oppositions entre personnages politiques différents, qui sont pourtant toujours à la même école. 

Mais de moins en moins. Il faut être bigrement raffiné pour voir une différence entre un social-libéral du parti socialiste et un gaulliste social du parti LR. Ce qu’on tente de plus en plus à faire valoir, c’est un discours de nécessité, exclusif et excluant : « on n’a pas le choix ». 

Dans Médiocratie, vous parlez de « résister aux termes », en ce sens, est-ce que cela a encore une signification de parler de droite-gauche. N’est-ce pas le meilleur subterfuge du pouvoir d’encore nous faire croire qu’il existe une droite et une gauche ? 

Effectivement, on est entré dans une phase spectaculaire dont on voit que les acteurs eux-mêmes n’arrivent plus tout à fait à faire semblant de croire en une substance qui permettrait de se définir dans un camp ou dans l’autre. Cela dit, si on définit rigoureusement les termes et qu’on leur donne un sens qui ne soit pas celui du spectacle, il y a encore une pertinence indéniable au fait de penser la gauche et la droite, mais encore faut-il engager les discours sur la base d’une dialectique fondée et sérieuse. Partons d’un phénomène qui est presque anthropologique : on ne peut pas ne pas instituer le lien social. Dès lors qu’on a institué le lien social, on le fait le plus souvent dans nos traditions modernes, au nom du peuple. Les problèmes commencent là entre la gauche et la droite, parce qu’à partir de ce moment-là, on doit convenir du fait que le peuple, il n’est nulle part. On a beau dire que c’est au nom du peuple, du demos, du socius, que se trouve légitimé une institution publique, ce peuple-là n’est jamais donné une fois pour toute. Et c’est pour cela qu’il y a débat : il y a débat sur ce qui nous est commun, il y a sur le fait qu’il n’y a jamais une sorte de façon précise, juste, scientifique et absolue de définir ce qui est en partage. La gauche et la droite se distinguent en ce sens qu’être de gauche c’est chercher à traduire et médiatiser ce qui relève du partage, ce qui est commun à tous, en étant au plus près de ces réalités-là. Alors qu’un discours de droite consiste en une façon de faire valoir des intérêts particuliers au titre de ce qui est général. Et c’est tout le problème des droits de l’homme, des démocraties libérales… : on a fait passer pour des discours d’intérêt commun des positions qui sont en fait soit oligarchiques, soit bourgeoises. 

Dans ce spectacle où l’on a les swissleaks, luxleaks, footballleaks, en France c’est Fillon, en Belgique Publifin, c’est toujours des condamnations qui seraient soi-disant les derniers scandales, où tout va changer, mais on n’attaque jamais le régime, le système-même qui crée cela. 

On ne le fait pas mais on le fait peut-être faire. Je ne mélangerais peut-être pas tout, dans le sens où les révélations auxquelles on a eu droit ces dernières années sur le système offshore, sur les législations de complaisance, sur ce que rendent possible les paradis fiscaux, ce phénomène-là me semble différent de ce qui survient en France avec François Fillon, qui est dans ce cas-là la dénonciation d’un tartuffe, dans un contexte électoral précis, ce qui est de bon aloi, mais qui est encore autre chose. 

Ce que j’aime dans la question des paradis fiscaux, c’est qu’elle permet de susciter un questionnement qu’il est difficile de porter tel quel. Si vous luttez contre les paradis fiscaux, vous savez, en faisant des discours publics, en intervenant dans les médias, en posant des questions, que vous avez là, en cette cause, un Cheval de Troie. Ce qui est intéressant avec la question des paradis fiscaux, c’est qu’elle déclenche une série de questionnements qui, si on a le courage de les mener à bien, ce que de plus en plus de gens ont, nous amène à constater l’échec du régime oligarchique et idéologique actuel. 

Dans votre livre Médiocratie, vous expliquez que le 28 novembre 2012, un journal canadien fait état de la commande historique que vient de recevoir le groupe Bombardier, pour des appareils destinés principalement aux voyages de milliardaires. Vous vous étonnez que personne ne semble se formaliser du symptôme que représente cette commande dans des régimes de « rigueur » budgétaire imposés. Pensez-vous que les gens ne se formalisent plus ou qu’ils n’ont pas de canaux médiatiques où ils pourraient fait part de leur indignation ? 

Les deux choses vont de pair. Partons de ce qu’est l’idéologie : l’idéologie est le discours des puissants, c’est le mortier sémantique qui fait tenir dans nos têtes l’agencement institutionnel relevant de grands intérêts. En fait, le discours idéologique qui consiste à habiter nos cerveaux, à entretenir l’activité de nos esprits, vise à plusieurs choses : cadrer la perspective qu’on a sur le monde : « regardez ici plutôt qu’ailleurs » ; ensuite raboter les inégalités, ou lisser toutes les contradictions ; naturaliser, c’est le TINA, There Is No Alternative, l’extrême centre dont je parlais. On va naturaliser le discours, on va le rendre obligatoire : « iI faut savoir se vendre », « Il faut être compétitif », « Il faut… ». L’idéologie rend naturel un certain nombre de propositions intéressées par lesquelles une oligarchie s’impose un monde et se donne un monde à la mesure de ses intérêts. 

Les médias font partie évidemment de cette entreprise, l’école aussi. Et je dirais aussi : tout le monde. C’est pour cela qu’il est difficile de parler de la médiocratie, parce que la médiocratie c’est tout le monde. On devient une courroie de ces discours idéologiques, qui finissent par coexister dans cet espace social. 

Vous avez défini cinq catégories de médiocres. 

Oui, cinq attitudes par lesquels réagir. Quand on est face à un ordre idéologique de type médiocrate, on est face à un ordre qui est parvenu à naturaliser des prises de position, des articulations et des méthodes, des injonctions, des ordres et du commandement, tout à fait contestables, tout à fait arbitraires, tout à fait radicaux et même parfois violents et cruels. Mais on fait passer ça pour étant la norme, comme étant le sens. Et comme on est confronté à la médiocrité, à savoir la moyenne en acte : une injonction à travailler à un rythme standard, par rapport à des idées, à des mots clés standardisés, par rapport à une attitude qui nous rend interchangeables, on observe cinq façons de réagir. 

1. Il y a ceux qui d’emblée craquent, ne veulent pas rentrer là-dedans. Des gens qui sans être braves politiquement, sans être combatifs, militants, vont simplement préférer la frugalité, pour ne pas avoir à composer avec un monde de normes, de standards, de mensonges, de faux-semblants.

2. Il y a ceux qui seront plutôt les aliénés, les médiocres malgré eux. Ce sont celles et ceux qui y croient, parce qu’on leur a dit que c’était comme ça. On est dans beaucoup de tautologie : « C’est comme ça parce que c’est comme ça », « Que voulez-vous, c’est la vie », « A chaque jour suffit sa peine »… La norme on la place là, et vous devez considérer cette attitude « là » qui n’est pas normale comme étant normale et vous y conformer.

3. Ensuite, on aura les médiocres zélés. Ce sont les pires et l’avenir est à eux, ce sont ceux qui raffolent de la médiocratie. Ce sont des gens sans convictions, plastiques, souples, avec pour seul souci quand ils se réveillent le matin de voir comment ils vont profiter de l’état des choses pour tirer profit d’une conjoncture.

Ce sont les personnages politiques…

Tout à fait, ils sont emblématiques de ceux-là, et dans toute organisation on aura les médiocres, les zélés, qui prennent les devants, qui devinent ce que les autorités souhaitent d’eux, qui vont adopter le discours du jour, quitte à adopter un discours contraire cinq ans plus tard si celui-ci change. 

4. Cela nous amène à parler du quatrième personnage qui est le médiocre par dépit. Le médiocre par dépit est la personne qui comprend, pour le dire brutalement, qu’elle fait le mal ; comme son travail, par exemple dans le domaine pharmaceutique, commercial, dans le domaine financier. Et à la banalité du mal dont on est conscient – et c’est ce qui amène souvent les uns et les autres à s’engager dans un syndicat, à résister dans les réunions, à être un peu le poil à gratter d’une organisation – s’ajoute le mal de la banalité, c’est-àdire que le poids du quotidien finit par être écrasant. 

5. La cinquième catégorie, c’est celle des têtes brûlées. Ce sont ceux qui dénoncent, qui parlent, sans aucun attachement, de quelque façon que ce soit, pour les formes d’avancées sociales. C’est-à-dire que par profession de foi, on noue une forme d’obédience à la vie de l’esprit, à la pensée pour elle-même. C’est une pure critique désintéressée. Et on peut finir comme Noam Chomsky ou Edward Saïd, comme professeurs, en, ayant ce genre de dignité, en cultivant ce genre de convictions et d’autonomie intellectuelle. Mais on peut aussi finir comme Gramsci en prison ou comme Rosa Luxemburg dans le fond de l’eau. Il n’est pas vrai qu’on va prendre des libertés par rapport à la rigueur qu’exige la pensée comme autorité, presque comme institution, et il n’est pas vrai qu’à un moment donné on va dire que quelqu’un qui va au théâtre est un client, ce n’est pas vrai, on le refuse. Et on va refuser aussi de cesser de citer Rosa Luxemburg parce qu’on est dans une université qui n’aime pas trop qu’on aborde ces questions-là, pour plutôt citer la Banque mondiale qui s’intéresse à la gouvernance parce que c’est comme ça qu’on va avancer dans sa carrière. Non ! On refuse, et parce qu’on refuse, on sait qu’on se ferme des portes et on s’expose à un grand nombre de refoulements, au sens pratiquement physique, on nous refoule physiquement dans un certain nombre de lieux : de lieux de pouvoir ou d’institutions. 

L’effet de l’idéologie sur la pensée, depuis disons les fameuses « trente glorieuses », sur les générations passées et actuelles, ne peut-il pas aboutir à quelque chose de pérenne, définitif. Orwell disait du désir de liberté qu’il n’était pas quelque chose de donné d’emblée et que, comme des vaches que l’on pourrait programmer génétiquement pour ne pas avoir de cornes, on pourrait très bien créer « une nouvelle race d’homme, dénuée de toute aspiration à la liberté »

Au fait, la liberté n’est pas la solution, l’objectif, mais le problème. On a tout fait reposer sur cette notion. Si vous prenez par exemple l’axe gauche-droite tel qu’il se dessine de manière caricaturale en Amérique du Nord, on est soit libertaire ; libéral à l’américaine, c’est-à-dire permissif mais en ne touchant pas aux structures ; libéral à la française, Tocqueville ; sinon on est néo-libéral, ultralibéral, libertarien, mais de toute façon sur l’axe-droite, tel qu’il évolue d’une manière assez désolante, la question de la liberté est le socle. On veut être libre et on trouve une façon de souhaiter la liberté. 

On ne parle pas de contraintes… 

Exactement, tant qu’on n’aborde pas sur un plan social la question des contraintes que nous voulons nous imposer collectivement, à partir d’une position de liberté qui est la même pour tous, comme acteurs délibérants, tant qu’on n’en arrive pas là, on est cuit, car ce sera toujours la liberté des uns qui aura le dessus sur celle des autres. Tant qu’on n’est pas capable d’en venir à l’idée qu’être de gauche par exemple, c’est penser en terme de contrainte : « Comment on va contraindre ceux qui ont plus que ceux qui ont moins pour qu’on tende vers une égalité? » Qu’on soit capable de penser en terme de contraintes pour aspirer à plus d’égalité et pour tendre vers une perspective de cette nature. Si vous avez quelqu’un qui se présente de gauche mais parle toujours de liberté, on peut être certain que c’est un libéral : il pensera toujours en terme de liberté quant à la façon qu’ont des gens puissants de trouver une liberté de contraindre autrui, car c’est bien ça le capital : quand vous êtes dans une entreprise, tout d’un coup tous vos droits constitutionnels tombent, c’est quand même fascinant. 

Dans cette nécessité des contraintes, il y a aussi une entente trans-classes. On sait que les classes moyennes et indigentes vont souvent se battre contre l’impôt, de la même manière que les classes les plus nanties. Il y a une sorte d’entente due au fait qu’on ne nous présente pas bien les choses évidemment. Comment mettre des contraintes dès lors ? 

C’est là aussi qu’on voit à quel point tout nécessite d’être repensé ; on ne peut pas se contenter d’être dans une forme d’évolution politique où on ne fait qu’amender, bricoler. Parce qu’à ce stade de l’évolution du droit et de l’activité des législateurs, le moindre droit auquel on est attaché est celui-là même qui permet à une multinationale d’être hégémonique ; dans les termes mêmes du droit, ce seront les mêmes clauses, les mêmes articles, les mêmes fondements, les mêmes doctrines. Et comme on est attachés à nos droits, j’aurais envie de dire nos petits droits, on se trouve de ce fait à défendre ceux des grands. C’est là où il faut cesser de penser en terme de liberté, en ne tenant plus compte des échelles, mais de réfléchir sur le plan des contraintes pour se demander « Quelle contrainte nous rend libre ?» : c’est en administrant des contraintes que les membres d’une communauté arrivent à leur liberté. 

Propos recueillis le 13 février 2017 à Ath, par Alexandre Penasse 

Vidéo réalisée par Thomas Michel, disponible ici : http://www.kairospresse.be/article/rencontre-avec-alain-denea

Notes et références
  1. Les deux ouvrages sont édités conjointement chez Lux, 2016.

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