LA CÉCILIA, PLUS QU’UNE ÉCOLE ?

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Pas de cours obligatoires, pas d’examen, pas de sanction… A la Cecilia, à Santa Fe, à 500km au nord de Buenos Aires, les élèves peuvent flâner sous les arbres et n’aller à aucun cours. Cette école argentine maternelle, primaire et secondaire accueille une centaine d’élèves, elle existe depuis 23 ans. Reconnue par l’État, elle décerne des diplômes sans se soucier des critères dominants dans l’enseignement.

Quand un parent vient inscrire son fils ou sa fille à l’école, je lui dis clairement: votre enfant pourrait ressortir d’ici dans cinq ans avec son diplôme sous le bras, en ayant passé toute sa scolarité assis sous un arbre”. Chaque fois que Gines prononce cette phrase, il sourit. Parce que le fondateur de la Cecilia, Gines del Castillo, sait que ce ne sera pas le cas. Cette après-midi-là, autour des petites maisons qui composent l’école, la majorité des élèves sont effectivement dehors. Certains jouent de la guitare, tapent dans un ballon, beaucoup discutent. Par-ci par-là, des cours ont lieu. Un quotidien qui dure depuis 23 ans… 

 » Ne rieN faire est bieN » 

“ Le matin on arrive, on enlève nos chaussures, on s’assied au sol dans la grande salle et on fait quinze minutes de silence “, raconte Nuria, 15 ans, élève à la Cecilia. “ Pour le moment le silence est optionnel, donc certains restent dehors. Ensuite tous rentrent et on fait une petite assemblée. Parfois Gines parle d’un thème, sinon on nous annonce les activités du jour. Puis chacun choisit ce qu’il veut faire. Il y a trois modules et les professeurs font leurs activités avec ceux qui veulent assister. Le vendredi il y a l’assemblée des élèves, obligatoire parce que sinon on ne pourrait pas bien fonctionner, certains seraient complètement déconnectés».

“ C’est clair que quand je suis arrivé ici, j’ai eu du mal à m’habituer. Ça n’a rien à voir avec les autres écoles”. Gian Luca a 16 ans, il est là depuis trois ans. Sa première année, il n’a presque rien suivi. L’année suivante il s’était habitué et il a commencé à suivre les activités. A la Cecilia, les cours ne sont pas obligatoires pour les élèves du secondaire. Le principe de base, c’est la liberté. “A partir de là, tout le reste se construit”, explique Gines. “Nous, on veut que les jeunes soient libres maintenant, et en sortant de l’école, pour qu’ils puissent vivre leur vie future en liberté, comme une décision personnelle. Mais pour qu’ils sortent libres de l’école, on voit que ça doit se pratiquer à l’école”. Pour cette raison, Gines et sa femme, Nancy, ont voulu créer une école démocratique. Les élèves sont donc libres, par exemple, de choisir s’ils vont aux activités et à quelles activités ils vont. 

Certains élèves arrivent d’autres écoles avec un passé pénible au sein du système scolaire. La grande liberté dont ils disposent tout à coup n’est pas toujours facile à gérer. Mais l’équipe enseignante a confiance, Gines en premier. “Vu qu’ils arrivent fatigués par les matières, les examens, ils ont une tendance à ne vouloir rien faire et à abandonner tous les apprentissages. Mais en général, ça dure peu “. Pour les professeurs non plus le système n’est pas toujours évident à gérer. Gines, directeur officiel car il en faut bien un, s’en rend compte: “si les élèves peuvent choisir les activités où ils vont, un professeur peut se retrouver sans élève. Aujourd’hui, je donnais une séance de connaissance de soi avec deux élèves, alors que j’aurais pu en avoir vingt. Il faisait un temps superbe, alors naturellement ça donnait envie d’être au soleil”. Depuis peu, une nouvelle consigne a été mise en place: “C’est bien de ne rien faire”. “Les élèves ont mis du temps avant de comprendre qu’on était sérieux. Ils continuaient à aller à certaines activités en pensant qu’il y avait un piège. Aujourd’hui non “. “ Chaque élève utilise le temps comme il en a besoin. Moi par exemple, je passe plein de temps à pratiquer mon instrument “, conclut Gian Luca. 

La liberté à la Cecilia se joue à tous les niveaux. Certaines choses restent pourtant obligatoires, comme par exemple les assemblées, les moments de tutorat, les cours liés à la santé, à la sexualité,à l’écologie… “Mais comme il n’existe pas de sanctions ou de mauvaises notes qui rendraient cette liberté conditionnée, ça relève plutôt d’une obligation morale”, précise Gines. 

pas uN élève staNDarD 

Pour l’équipe enseignante, le challenge est de trouver l’équilibre entre ne pas cloisonner et ne pas abandonner les élèves pour autant. Ainsi, à chaque cours, activité ou atelier, le professeur fait une fiche des présences. De cette manière, l’équipe éducative a une vision du parcours de chaque élève. S’ils voient que tel élève n’assiste en réalité à presque aucun cours, ou à aucun cours de telle ou telle matière, ils vont tâcher, tranquillement, de voir avec lui ses raisons. S’ils n’obligeront jamais un élève à participer, les professeurs n’hésiteront pas à l’encourager. “Les profs, ils passent et ils m’interpellent gentiment: tu veux venir essayer aujourd’hui? Et si je leur dis toujours non, ils n’insistent pas. Mais ils prennent souvent l’initiative de nous proposer “, raconte Gian Luca. 

A la Cecilia, il n’y a pas d’examens, pas d’interrogations, pas de notes. Ce qui n’empêche pas la Cecilia d’être reconnue par l’État argentin et de décerner des diplômes certifiés. Théoriquement, ils suivent d’ailleurs le programme officiel. Paula est arrivée comme professeur de lettres à la Cecilia avant même d’être diplômée, il y a huit ans. Elle avait entendu parler de la Cecilia et était allé voir sur le site. Enthousiasmée, elle a rencontré Gines… et est rentrée dans l’école. Aujourd’hui, elle est la coordinatrice du secondaire; elle s’occupe donc beaucoup des contenus. “Ce qu’on fait, c’est qu’on filtre les programmes officiels. Il y a des choses qu’on enlève parce que ça ne va pas avec notre projet institutionnel, d’autres qu’on rajoute. On fait faire un petit quart de tour aux programmes!”. Il n’y a pas de programme par année, mais une planification en cinq ans, l’idée étant de cerner ce qui est le plus important ou nécessaire que les enfants aient comme outils au bout de leur scolarité. “Chaque garçon, chaque fille va circuler entre les contenus d’une manière différente. Certains peut-être ne vont pas arriver à ce que j’ai placé à un certain niveau, d’autres peut-être vont aller jusque là, puis revenir à un autre point… On ne pense pas que chacun est identique et qu’il y a un programme standard qui convient à tous. Chaque jeune, en fonction de son parcours, s’intéresse à des choses différentes et chacun va sortir différent de l’école”.

les CompéteNCes au seCoND plaN 

Que les élèves acquièrent l’ensemble des contenus et des compétences prévus dans les programmes officiels est loin d’être l’objectif premier de Gines, l’âme de la Cecilia. “On ne favorise pas tant les apprentissages académiques. Ce qui nous intéresse, c’est que les jeunes se connaissent eux-mêmes, et connaissent leurs intérêts et leurs capacités. Notre rôle à nous, c’est de les aider à se connaître et à trouver ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent faire”. Quand certaines personnes n’arrivent pas à accepter l’idée que les élèves puissent se passer complètement de math ou de langues, la réponse de Gines est directe: “Personne ne se consacre à tout sur terre. Et pourtant dans chaque école, c’est considéré comme absolument nécessaire de maîtriser toutes les matières. Parfois il y a des jeunes qui ne sont pas bons en math, mais ce sont des musiciens. Certains des jeunes qui sont sortis de l’école sont maintenant metteurs en scène, artistes. D’autres sont ingénieurs. Ce n’est pas qu’on valorise seulement l’art”.

Gines, et toute l’équipe en général, est conscient qu’une telle organisation des apprentissages et de l’éducation suscite des doutes. Mais ils savent quels sont leurs résultats. “On dirait que ça ne peut pas marcher, mais de notre école sortent des jeunes qui vont a l’université s’ils veulent. Et ce sont parfois des jeunes qui, quand ils sont entrés, n’envisageaient même pas de terminer leur secondaire”. Aldana par exemple est à la Cecilia depuis un an. Elle vient d’une école exigeante, où elle éprouvait des difficultés à suivre et à s’intégrer. L’idée était de venir un an à la Cecila pour se remettre à niveau, puis de continuer dans l’autre école. “Je suis entrée et j’ai aimé, j’ai décidé de rester. Et dans quelques années, je me préparerai à entrer à l’unif”. Quand les élèves arrivent en cinquième [dernière année du secondaire en Argentine], l’équipe éducative leur demande s’ils veulent étudier à l’université. “S’ils répondent oui, on tente de voir ce qui les intéresserait, on les conseille et en fonction de ça, on les prépare, par exemple en mathématiques si l’élève veut faire ingénieur”, détaille Gines, lui-même ingénieur de formation. 

Plusieurs outils sont là pour apprendre aux élèves à se connaître eux-mêmes. La classe de connaissance de soi, entre autres, permet aux élèves de parler des thèmes dont ils ont envie. Le tutorat est aussi un espace pour permettre aux élèves de savoir ce qu’ils veulent et de comprendre leurs propres comportements. De manière générale, la parole est centrale à la Cecilia. Les professeurs n’hésitent pas à s’arrêter auprès des élèves et discuter. Pour Gines, discuter fait entièrement partie de l’éducation qu’ils proposent: “Dans notre école, on discute toute la journée. A part au début de la journée où on reste en silence 15 minutes pour se détendre et se mettre sur la même longueur d’ondes. Le reste du temps, on parle, on communique, dans un aller retour constant. Donc quand il y a une question, un problème ou même si ce sont juste deux personnes assises dans l’herbe, et bien on converse” 

L’assemblée des élèves du vendredi est le moment officiel de dialogue collectif. Mais il n’est pas rare que des thèmes surgissent qui doivent être traités d’urgence. Dans ces cas-là, il s’organise une réunion avec le ou les élèves concernés ou avec tous les élèves. Nancy explique leur philosophie: “ le fait que nous n’ayons pas de mesures disciplinaires fait qu’il y a une sorte d’engagement de leur part aussi. Parce que c’est un aller-retour, quand il se passe quelque chose, il n’y a pas de punition, simplement on parle avec eux et eux peuvent comprendre “. 

Du jarDiN De leur maisoN… 

Il y a 23 ans, quand ils ont lancé l’école, Gines et Nancy n’auraient jamais imaginé accueillir un jour cent élèves. “La raison pour laquelle on a créé l’école, c’est Fernando”, explique Nancy, co-fondatrice. Fernando, c’est leur quatrième garçon. “Quand il est né, on a décidé qu’on ne l’enverrait pas à l’école. On était très critiques vis à vis de l’enseignement classique, qui réprime, qui reproduit la culture sans permettre de changer les choses. Alors de fil en aiguille est venue l’idée de créer nous-mêmes une école. Nancy et Gines se regroupent alors avec d’autres parents, aux idées similaires. En 1991, ils achètent un terrain en milieu semi-rural, ils s’y installent et ils ouvrent une classe maternelle… avec deux élèves. A la fin de l’année, ils sont quinze. 

“On était surs d’une chose “, se souvient Nancy, “ c’est de ce qu’on ne voulait pas. Et du fait qu’on tenait à ce que l’école soit reconnue”. Après une longue mobilisation, le ministère de l’éducation de la province leur reconnaît un statut légal. Chaque nouvelle année scolaire, un niveau de plus est créé, avec Fernando en tête. Aujourd’hui, Fernando travaille à La Cecilia, il donne des ateliers de photographie, d’informatique et de technologie, et il fait aussi partie de l’équipe de conduite de l’école. Il n’est pas le seul à être là depuis le début. Quand Gines et Nancy créent l’école, Valeria, jeune institutrice maternelle tout juste diplômée, se lance aussi dans l’aventure. Une école différente, ça lui parle. Très vite, elle abandonne les décorations en papier pour décorer la classe avec des fleurs du jardin. Aujourd’hui, elle est toujours passionnée, et toujours institutrice à la Cecilia. 

… à uNe éCole libre 

“ Nous avions des objectifs un peu drôles, comme celui de créer une nouvelle culture, d’où le nom “ École de la nouvelle culture “. Mais nous continuons à croire qu’une nouvelle culture viendra de l’éducation. Si on change les personnes, la société change “, affirme Gines. Pour garder sa liberté, la Cecilia demande une inscription payante, dans un pays où l’enseignement est gratuit. Si les membres de la Cecilia restent donc clairement marginaux dans l’enseignement argentin, plusieurs écoles commencent à venir y puiser quelques éléments pédagogiques ou démocratiques pour les incorporer à leur propre système. 

La Cecilia n’est pas vraiment qu’une école. Gines n’a peur d’affirmer leur engagement. “ Nous portons un grand intérêt au changement social. Nous, on pense que la concurrence, ce n’est pas l’humain. Que l’humain c’est la collaboration. Et on essaie d’analyser tout ça dans les classes de sciences sociales par exemple, pas d’un point de vue idéologique mais d’un point de vue humain. On essaie de défaire cette vision du monde qu’on nous vend comme normale “. A un niveau micro, ils font très attention à la concurrence au sein de l’école, qu’ils considèrent ouvertement comme une valeur capitaliste qui ne correspond pas à leur vision de l’humain: pas de bulletins à comparer, une personne chargée de surveiller si de la compétitivité ou de l’agressivité surgit quand ils jouent au football… 

L’équipe adulte est passionnée par les questions pédagogiques. Tous, ils tiennent à être toujours en mouvement, à ne pas se figer dans un modèle d’éducation qui n’évoluerait plus. Pour cette raison, ils ne disposent pas de version écrite de leur pédagogie, “ parce que ce serait nous structurer dans quelque chose qui (doit) change® tout le temps “, explique Fernando. “ On change sans cesse notre organisation, le transit-même de l’école. En fonction aussi de comment les enfants réagissent, qu’est ce qui surgit d’eux “. Le noyau même de l’école, lui, ne change pas. Liberté, connaissance de soi, compréhension de l’autre, vérité sont des valeurs qui sont et restent centrales à la Cecilia. Mais l’actualisation de ces valeurs au jour le jour, elle, change continuellement. 

Edith Wustefeld et Johan Verhoeven 

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