Les sorties médiatico-politiques laissent toujours cette impression que ce qui se passe ne relèverait que de l’imprévu. On assisterait à une forme d’émergence de l’anormal dans un monde des plus normaux. Ainsi, Caterpillar licencie massivement et les médias de masse s’esclaffent — eux qui ont très certainement quelques actionnaires en commun; le politique, de son côté, tousse et feint de s’étonner : Le MR, fer-de-lance des intérêts notionnels (mais votés et tolérés par la plupart des autres partis) qui ont attiré des transnationales comme Caterpillar, aimantées par les avantages fiscaux alléchants, pleure ce « vendredi noir pour Charleroi et la Wallonie », alors que son président (Olivier Chastel) « est sous le choc et outré après l’annonce de la fermeture de Caterpillar à Gosselies ». Encore un peu, on y croit…
Cynique, mais plus honnête, l’administrateur de la FEB (Fédération des entreprises de Belgique) est plus clair, dévoilant à demi-mot son plan : « C’est un drame, mais de l’autre côté il y a des opportunités». Car le Robin des Bois du Bel-20 va créer une task-force qui permettra de se faire rencontrer l’offre hautement qualifiée que représentent des milliers de travailleurs de Caterpillar et la demande des entreprises… et par là même de faire jouer la compétitivité, avec des hommes et des femmes moins enclins à faire la fine bouche dès lors qu’ils ont «un enfant à nourrir», viennent « d’acheter une voiture » et voudraient «acheter une maison… »(1). Les gouvernements, grands facilitateurs de la finance, aideront la FEB, car pour eux ils ne s’agit plus d’éviter les licenciements, mais simplement de tenter de gérer les licenciés.
Et qui pourrait jeter la pierre à ces ouvriers, immergés dans la logique, comme la plupart d’entre nous, de l’endettement et du « pouvoir d’achat », qui ont permis d’accentuer l’esclavage et les chaînes, en assurant la continuation du profit des entreprises et la consommation ? Qui pourrait aussi reprocher cet attachement pour son boulot, là où le travailleur passe la grande partie de sa vie?
Mais ce que l’impression d’accident cache plus profondément, c’est qu’au-delà du drame social, même si Caterpillar survivait, nous ne serions nullement en «situation normale». L’illusion de la norme avant le « drame social » fait oublier que la multinationale symbolise le progrès destructeur, celui qu’aura permis l’or noir, créant bulldozers, camions, engins d’exploitations minières souterraines, extracteurs sur paroi haute, fraiseuses de chaussée, machines forestières, niveleuses, pelles hydrauliques, sondeuses, tombereaux de chantiers, draglines(2)… tous ces engins qui ponctionnent par tonnes les matières premières, façonnent le monde capitaliste et concrétisent ses projets, ceux-là mêmes contre quoi se battent les êtres des Zones à défendre (ZAD) d’un peu partout en Europe.
L’esclave des mines du Brésil ou du Congo gagne-t-il quelque chose avec la fermeture de Caterpillar? Certes, non… comme le diront les infatigables défenseurs du « si ce n’est pas chez nous qu’on le produit, ce sera de toute façon chez d’autres »(3). Nous voulons pourtant opposer à cette forme de résignation la possibilité de joindre dans nos luttes l’esclave du «Sud» avec celui du «Nord» et dire que Caterpillar n’est guère bon… pour personne.
Pour ceux qui palabrent encore et se demandent si lutte sociale et écologique sont compatibles, privilégiant le versant de la première dans la défense inconditionnelle de l’emploi, on voudrait leur rappeler ce que disait le Marx philosophe: «La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du processus de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse: la terre et le travailleur»(4); se souvenir que l’exploitation de l’un se fait toujours au détriment de l’autre, et que le changement ne viendra donc que de la disparition de transnationales comme Caterpillar, orchestrée par le bas, certes (détruisant alors eux-mêmes les emplois destructeurs, changeant les slogans du sauvetage de l’emploi par des «brûlons Caterpillar»).
De fait, cela nécessitera que certains réalisent que «sauver le climat sans toucher aux emplois» n’est pas envisageable, sauf à lutter pour le capitalisme en disant lutter contre…
Alexandre Penasse