Brexit 

Problème économique ou question politique ?

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Le 23 juin, déjouant la plupart des instituts de sondages, 52 % des électeurs britanniques ont demandé de quitter l’Union européenne. Les discours alarmistes se sont immédiatement multipliés. En ce qui concerne la Grande-Bretagne, les chiffres les plus divers et même les plus fantaisistes circulent, allant jusqu’à une perte de PIB par habitant de 14% à l’horizon 2030, pour le Bertelsmann stiftung, un think tank pro-européen allemand. D’autres se contentent d’évaluations bien plus modestes ne dépassant pas 1 ou 2 points de PIB. Christine Lagarde a rappelé que son institution, le FMI, estimait pour le Royaume-Uni une perte de croissance de 1,5 à 4,5% avec le Brexit. Le choc serait donc rude, avec un arrêt de la croissance dès 2017. En ce qui concerne l’influence sur l’économie mondiale, le discours se veut aussi inquiétant bien que les chiffres avancés infirment l’inquiétude manifestée. Ainsi, le 19 juillet, le Fonds monétaire international a baissé ses prévisions de croissance de 0,1 point pour cette année et l’année prochaine : le Brexit pourrait coûter un dixième de point de croissance à l’économie mondiale, ce qui n’est pas particulièrement inquiétant.

Des marchés financiers peu déstabilisés

Les marchés financiers ont vite absorbé le choc. Les indices Euro Stoxx 50 et Stoxx Europe 600, principales références des actions européennes ont, la semaine du 15 août, retrouvé leur niveau du 23  juin, jour du référendum britannique sur la sortie de l’UE. Après avoir chuté de 10,8% dans la foulée du vote, le CAC 40, l’indice phare de la Bourse de Paris, a rebondi de 13% fin août.

Les inquiétudes ont été « neutralisées » par une nouvelle injection massive de liquidités. Une nouvelle fois, les banques centrales ont montré qu’elles étaient prêtes à tout. La Banque d’Angleterre a ainsi abaissé ses taux directeurs et a réactivé son programme d’assouplissement monétaire (quantitative easing), tandis que la Banque centrale européenne (BCE) étendait son propre programme de rachat d’actifs. De même, l’atmosphère s’est détendue à Wall Street depuis que la Réserve fédérale américaine (Fed) a laissé entendre qu’il n’y aurait pas de relèvement de taux avant l’élection présidentielle de novembre.  Ce scénario constitue une configuration idéale pour la bourse. Le nouveau déploiement de « la politique accommodante », tant de la Fed, de la BCE ou de la Banque d’Angleterre, dope artificiellement le prix des actifs risqués et accroît les déséquilibres.

Cependant, s’il n’apporte pas vraiment de nouveaux problèmes économiques, le climat d’instabilité qu’il installe met au grand jour les déséquilibres structurels, tant anglo-saxons que ceux de l’ensemble de l’UE et de l’économie mondiale. Le Brexit, annoncé comme une catastrophe pour l’économie de la Grande-Bretagne, doit être relativisé à la mesure du demi-engagement britannique et des multiples dérogations qui le caractérisent. Les inquiétudes des différents acteurs économiques sont moins liées au Brexit en lui-même qu’à son rôle de révélateur des déséquilibres, tant de l’UE que de l’économie mondiale, causés par les politiques de recours systématiques à la planche à billets des différentes Banques centrales.

Dehors tout en restant dedans

La Grande-Bretagne n’ayant qu’un demi-pied dans l’UE, l’exit britannique ne serait, par la force des choses, qu’une demi-sortie. Le Royaume-Uni est coutumier des va-et-vient et des semi-engagements. On se souvient de la renégociation du chèque britannique sous Margaret Thatcher en 1983. Plus de 4 milliards d’euros de réduction de la contribution anglaise qui furent répartis sur les autres États-membres. On se souvient encore de l’adhésion au Serpent Monétaire Européen en 1990 qui tourna court…,  de la ratification de Maastricht en 1992 sous réserve de ne pas adopter l’euro, puis de la signature du chapitre social du traité de Maastricht et du traité d’Amsterdam sous Tony Blair, assortie de clauses d’exemption et notamment du refus de participer à l’espace Schengen, ainsi que de nombreuses exceptions concernant le contrôle des frontières, sans oublier le refus britannique de signer le pacte budgétaire de décembre 2011 qui le dispense de la discipline budgétaire des autres Etats-membres. En n’oubliant pas le paquet cadeau accordé en février 2016 à David Cameron : clause de « sauvegarde » de sept ans suspendant les aides sociales pour les travailleurs ressortissant d’un État membre de l’UE installés au Royaume-Uni, indexation des allocations familiales sur le niveau de vie du pays d’origine, levée des « obstacles » à la circulation du capital, protection tatillonne des intérêts financiers de la City.

Une sortie imprévue et en trompe‑l’œil ?

Les dirigeants britanniques ne sont pas pressés de sortir de l’UE. Le départ effectif de la Grande-Bretagne de l’Union européenne pourrait,  en raison des difficultés que rencontre l’administration britannique, être reporté à fin 2019. Le ministère, nouvellement créé, chargé de superviser le Brexit, n’aurait engagé que moins de la moitié des fonctionnaires nécessaires à son bon fonctionnement. Quant au ministère du Commerce international, il ne dispose pas encore des experts devant intervenir dans les négociations avec l’UE. Il semble bien que la sortie de la Grande-Bretagne ait été une option non prévue par les politiques qui militaient pour le retrait de l’Union européenne. Selon le Sunday
Times
, des ministres britanniques ont prévenu en privé de hauts responsables du secteur financier de la City de Londres que le recours à l’article 50 pourrait n’avoir lieu que vers la fin de 2017, ce qui reporterait le Brexit à fin 2019.

Quelle que soit la date de sortie, après le statut spécial du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne, on lui prépare un régime extraordinaire à l’extérieur. Dans l’UE, réduite pour lui à un vaste marché commun, l’Angleterre se soustrayait déjà à la plupart des politiques communes en matière de frontières, de droits sociaux, d’obligations environnementales ou encore de supervision financière et monétaire. En bref, si la Grande-Bretagne faisait partie de l’UE, tout en restant dehors, maintenant, elle sera dehors, tout en étant dedans. D’ailleurs, dans sa première déclaration publique Boris Johnson, figure de proue du Brexit, devenu le nouveau ministre britannique des Affaires étrangères, a affirmé que quitter l’Union européenne ne signifiait pas quitter l’Europe.

Une possibilité pour la Grande-Bretagne de sortir de la politique d’austérité

En ce qui concerne la Grande-Bretagne, deux options s’offrent au nouveau gouvernement, celle de poursuivre et de développer la politique précédente, à savoir favoriser la City par rapport au tissu industriel, en accentuant son caractère de paradis fiscal. La proposition du chancelier de l’échiquier démissionnaire G. Osborne allait en ce sens, en voulant réduire le taux d’imposition des sociétés à 15% au lieu des 20% actuels, un manque à gagner pour l’État financé par une politique d’austérité. Cependant, dès son discours d’investiture,  la nouvelle première ministre, Theresa May, a fait savoir qu’elle entendait rompre avec cette politique d’élargissement des inégalités et propose un ensemble de mesures qui ressemble bel et bien à un plan de relance pour soutenir l’activité économique. Au contraire des dirigeants de l’UE, l’eurosceptique conservatrice Theresa May semble s’orienter vers une politique qui tient compte du vote d’électeurs traditionnellement attachés aux travaillistes, ouvriers ou anciens ouvriers précarisés, qui ont choisi clairement, et contre la campagne du Labour, le camp du Brexit. Ce choix de soutien de l’activité économique, opposé à l’entêtement continental d’une politique d’austérité renforcée, est également une tentative d’éviter l’éclatement de la Grande-Bretagne par une sortie de l’Écosse et de l’Irlande du Royaume-Uni.

Un révélateur des problèmes de l’UE

Cependant, c’est pour l’Union européenne que les difficultés risquent d’être les plus grandes. La seule réponse au Brexit et à la montée du mécontentement vis-à-vis de l’UE sera d’approfondir et de poursuivre la politique de la zone euro mise en œuvre depuis 2010 : la réduction des déficits. Afin d’ajouter l’acte à la parole, l’Eurogroupe vient de valider la conclusion de la Commission européenne sur le « manque de mesures efficaces » prises par le Portugal et l’Espagne pour rétablir l’équilibre budgétaire. Une démarche confirmée par le sommet Ecofin qui regroupe les ministres des Finances des 28 États membres. Si elle a permis à ces pays d’échapper à des sanctions, elle ouvre bien la voie à de nouvelles mesures d’austérité budgétaire.

En ce qui concerne l’Italie, la troisième économie de la zone euro, avec sa dette de 2 300 milliards d’euros, le déni de l’Eurogroupe est total. Les banques italiennes sont grevées par 360 milliards d’euros de créances douteuses et ont besoin de capitaux de l’ordre de 40 milliards. La plupart des établissements de la Péninsule se dirigent donc vers une inévitable faillite (avec 20% de pertes, une seule banque, Unicredit, serait encore solvable). Selon les nouvelles règles de résolution de l’union bancaire, créanciers, actionnaires et déposants seront mis à contribution. Aussi, le gouvernement italien négocie le droit d’aider directement les banques par un soutien étatique, ce qui est désormais prohibé en zone euro. Une telle aide conduirait à une augmentation de la dette italienne, déjà à 132,7% du PIB, et conduirait l’UE à réclamer de nouvelles coupes budgétaires à l’Italie. Ce qui, lors des prochaines élections, reviendrait à donner la victoire au parti eurosceptique, le Mouvement 5 étoiles. Une sortie de l’Italie de la zone euro et de l’UE sonnerait la fin de cette dernière.

Déni des problèmes

Le 29 juillet, l’Autorité bancaire européenne a publié les résultats de son stress
test
appliqué aux banques de l’UE, afin de mesurer leur vulnérabilité aux chocs extérieurs. Seuls deux établissements ont fait preuve d’une grande faiblesse, la banque italienne Monte dei Paschi di Siena, dont l’échec était attendu, et l’irlandaise Allied Irish Banks, qui n’a pas non plus satisfait au ratio de solvabilité.  L’Autorité bancaire insiste sur le fait que la santé globale du secteur bancaire s’est grandement améliorée depuis la crise de 2008. Les marchés financiers ont été, en ce qui les concerne, plus circonspects, les valeurs bancaires continuant d’être orientées à la baisse.

Le scénario est celui d’une récession de l’économie de l’UE pendant une période de trois ans commençant fin 2015, avec l’hypothèse d’une baisse de 7% du PIB de l’UE en 3 ans. Il ne s’agit donc pas de la simulation d’une crise financière, comme en 2008. D’ailleurs, le test considère, durant la période fictive de trois ans de récession, la valeur des actifs financiers comme une constante alors qu’en cas de crise financière, comme celle de 2008, elle baisse fortement. Et, dans le test, le prix réel des actifs, tel qu’il est fixé par le marché, importe peu, seule la grandeur comptable est considérée. Ce choix permet de travailler à partir de données obsolètes, sur les chiffres de capitalisation bancaire de décembre 2015. Or, celle-ci a déjà diminué de 40% depuis cette date et le marché reste baissier.

Le Centre pour la gestion du risque de l’université de Lausanne a un autre modèle d’évaluation, basé non plus sur les valeurs comptables, mais sur les prix de marché des actifs bancaires. Ses résultats sont nettement plus négatifs que ceux avancés par l’ABE. En enregistrant les pertes cumulées depuis décembre 2015, le besoin de recapitalisation des banques de l’UE serait de l’ordre de 882 milliards d’euros en juin 2016.

Ces tests font ainsi ressortir une forme de pensée positive que l’on souhaiterait auto-réalisatrice, une méthode d’autosuggestion sur l’absence de gravité des problèmes actuels, qui fait penser à la méthode Coué.

Instabilité politique généralisée

Le Brexit est pour l’UE, moins en danger en soi, que le catalyseur de problèmes structurels non résolus. Il produit également une phase d’instabilité au niveau des relations politiques mondiales, principalement en ce qui concerne les rapports de l’Angleterre et de l’Europe avec les USA. Le Brexit est d’abord une rupture avec la volonté politique des États-Unis d’intégrer la Grande-Bretagne au sein de l’Union. L’entrée aux forceps de l’Angleterre résultait de l’intervention des USA qui a dû s’y reprendre à trois reprises, les deux premières ayant été bloquées par le général de Gaule. La fonction de cheval de Troie US au sein de l’UE a, aujourd’hui, beaucoup moins d’importance, puisque tous les postes de direction, Commission, BCE… sont occupés par des proconsuls et que le droit étasunien a directement force de loi dans l’Union. Cependant, Obama est intervenu directement, afin de s’opposer à la sortie de la Grande-Bretagne. Il a menacé de réduire les relations économiques avec elle et de placer le pays en seconde position par rapport à l’UE. Il est vrai que si le Brexit ne remet aucunement en cause la domination étasunienne, il complique quelque peu les choses. Vu la prégnance de leur hégémonie, les États-Unis en étaient venus à privilégier les accords avec l’UE, au détriment des accords bilatéraux avec les États membres. La sortie de la Grande-Bretagne complexifie ainsi la chaîne de commandement étasunienne. Il en sera de même en ce qui concerne la mise en place d’un grand marché transatlantique USA-UE.

D’une manière plus générale, la sortie de la Grande-Bretagne aura pour conséquence que l’UE aura moins d’importance pour les USA. Ce qui ne pourra que renforcer la stratégie actuelle privilégiant son action au niveau de l’OTAN. Cette institution, grâce à la centralité de sa nouvelle fonction « de gestion des crises » à travers « la lutte contre le terrorisme », jouera un rôle encore plus large dans la direction politique US des pays européens.

Jean-Claude Paye

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