« Les médias occultent une part considérable de ce qui permet de comprendre un événement. Mais plus cruciale encore est la place accordée à tel ou tel fait : le moment, la mise en page, le ton, la répétition, les éléments de contextualisation, les faits et les analyses qui lui donnent sens (ou l’en privent). Les contraintes sont si fortes, et sont si profondément inscrites dans le système, que des choix éditoriaux qui s’établiraient autrement sont difficilement imaginables ».
N. Chomsky & H. Edwards p.21
- Vous allez à la manifestation ?
- Quelle manifestation ?
- Ben, contre le TTIP.
- C’est quoi le TTIP ?
Je leur en avais déjà parlé pourtant. Mais combien de fois l’avaient-ils vu à la télé, entendu à la radio, lu dans les journaux? Non pas sous la forme habituelle qu’affectionne la presse dominante, qui présente toujours les faits sous cette fausse neutralité mettant en jeu deux «camps»: des pour et des contre. Dans cette mise en jeu: les opposants sont toujours représentés comme des individus dont on dirait qu’ils ont juste décidé de s’opposer sans qu’on n’explique vraiment les fondements à la base de leur action et les valeurs qui président à leurs choix. Ils contesteraient, c’est bien leur droit…
« On peut dire que la représentation médiatique du monde, telle qu’elle est fabriquée quotidiennement par les journalistes, ne montre pas ce qu’est effectivement la réalité mais ce que les classes dirigeantes et possédantes croient qu’elle est, souhaitent qu’elle soit ou redoutent qu’elle devienne ».
Alain Accardo, « Journalistes précaires, journalistes au quotidien », éditions Agone, 2007, p.64
Pas vraiment de faits objectifs donc à l’origine de la contestation. Pas de réalité de la destruction sociale et sanitaire, de l’asphyxie des écosystèmes, de l’oppression salariale qu’engendreront ces traités. Ceux qui manifestent exerceraient juste leurs droits civils et politiques comme la liberté d’opinion ou la libre expression. Choix individuel donc.
PAS DE VÉRITÉ ?
Mais derrière la fausse neutralité, le traitement médiatique de la contestation montre à lui seul que les canaux de propagande suivent docilement l’idéologie dominante et que, derrière l’apparence d’impartialité, les médias ont leur avis et construisent la réalité qui arrange la caste des nantis et assurent à l’ordre dominant sa perpétuation.
TROIS EXEMPLES
1. Le choix de ceux qui s’expriment.
Le matin de la manifestation du 20 septembre contre le CETA et le TTIP, prévue le soir à Bruxelles,
la radio publique de la RTBF, La Première, invite Cecilia Malmström, Commissaire européenne au commerce. Quoi de mal, direz-vous ? C’est qu’en 15 minutes, même si le journaliste relaie les craintes des mouvements sociaux, un sujet comme ça demande du temps et des arguments bien préparés, chiffrés, permettant de donner le change aux mensonges et tentatives de réassurance des porte-parole des multinationales. L’inviter ce matin du 20 septembre, quelques heures avant une manifestation, c’est lui donner une tribune, un plaidoyer, laisser libre cours à la propagande atlantiste qui, à nouveau, peut donner à l’auditeur cette impression qu’il n’existe pas de faits objectifs, que Commission européenne et gouvernement des États-Unis ne veulent que le bien des citoyens. Ceux qui s’y opposent peuvent donc le faire, gentiment et sans violence, mais ils ne sont pas très crédibles au fond, ne défendant pas plus le bien commun que Cecilia… telle est l’impression que cela peut donner.
« Une démocratie authentique qui associerait le peuple à l’action constitue une menace à vaincre ».
Noam Chomsky (1)
Cette dernière, chaudement recommandée à l’époque par Jean-Claude Juncker (JCJ) – président de la Commission et fervent défenseur du libre marché et des paradis fiscaux – pour son accession à la fonction de commissaire(2), nous dira donc sur les ondes de la radio publique : « Le traité avec le Canada [CETA] est tout à fait réalisable, les États membre vont le voter bientôt je l’espère, le Parlement européen aussi». Pour le TTIP, elle ajoutera «Il y aura un traité, si pas avant Obama, il faudra attendre une pause naturelle pour la prochaine administration ». Normal, non, quand son rôle consiste essentiellement en la ratification de ses traités?: «Notre but doit être de conclure les négociations sur des bases de bénéfices réciproques et mutuels », expliquera JCJ à sa nouvelle recrue(3).
Durant toute l’interview sur La Première, elle tentera ainsi de convaincre les auditeurs qu’au fond, une majorité d’Européens sont favorables au CETA et au TTIP: «Dans la majorité des pays [de l’UE], il y a une majorité de soutien » (…) « J’ai reçu la semaine passée une lettre de 12 États qui m’ont assuré de leur soutien et qui m’ont dit: « S’il vous plaît, n’arrêtez pas les négociations, c’est un accord très très important ». Et dans ces pays, il y a aussi un soutien populaire très fort.» Pauvres Européens qui n’arrivent pas à prendre conscience de l’opportunité du CETA et du TTIP. Il faudra donc convaincre ces derniers, et la RTBF s’y emploiera en invitant Vincent Reuter (administrateur délégué de l’union Wallonne des Entreprises, le 14.10), Didier Reynders (20.10), Marianne Dony (présidente de l’Institut d’études européennes et professeur à l’ULB, apparemment fervente aficionada de l’Union et des traités, le 21.10).
Malmström ajoutera encore : « Dans aucun cas on ne peut forcer les États membres de privatiser leurs services publics, il n’y aura pas de baisse de standard; nous avons essayé d’expliquer, de souligner et de porter toutes ces craintes dans les négociations»; «Le traité avec le Canada, c’est dans l’intérêt de l’Europe, de la Wallonie aussi ; en Wallonie on vient de perdre beaucoup d’emplois (…) c’est pour cela qu’il faut donner une autre chance aux compagnies belges…»
Elle ne dira pas que les Canadiens nous conseillent d’éviter de faire la même chose qu’eux, et nous préviennent(4), alors que le Canada signait il y a 22 ans un traité de libre-échange avec les ÉtatsUnis et le Mexique, en faisant miroiter les sempiternels sophismes de la croissance économique, de la création d’emploi et de la richesse pour tous qu’allaient amener ces traités. Caterpillar par exemple, qui produisait des locomotives en Ontario, a imposé à ses travailleurs une baisse de 50% de leur salaire sous la menace de fermer l’usine; ils ont refusé et l’entreprise, comme beaucoup d’autres, est partie aux États-Unis où les normes de travail sont plus «souples». Quelques années plus tard, Caterpillar délocalisait à nouveau sa production vers le Mexique, où le salaire est encore plus bas(5). Au Canada, rien que ces 5 dernières années, 350 000 emplois manufacturiers ont disparu. Voilà donc avec le CETA et le TTIP une occasion de concurrence sans fin entre les pays européens, dont on sait bien à qui elle bénéficiera.
L’harmonisation dont parlent les défenseurs du TTIP et du CETA consiste donc en un «équilibrage vers le bas»: un équilibre déséquilibré à l’avantage de certains. Comme l’énonçait une de ses zélatrices, Madame Dony, sur les ondes de La Première dans des termes fantastiquement contradictoires: «Il y a un équilibre au niveau des échanges de biens qui a été établi, il y des gagnants et des perdants partout. Et donc si un État décide de dire, « parce que ma population, mes agriculteurs sont un peu perdants je ne veux pas l’accepter », mais alors on ne peut plus faire un accord de libre-échange du tout». Le libre-échange, on le sait donc, résulte en une harmonisation déséquilibrée, par le bas, qui réduit les normes en matière de sécurité alimentaire, de santé et d’environnement. Aucun équilibre donc, si l’on définit ce terme comme un «Rapport convenable, proportion heureuse entre des éléments opposés ou juste répartition des parties d’un ensemble; état de stabilité ou d’harmonie qui en résulte.» (Le Petit Robert)
Et dans le cas où un gouvernement prendrait des mesures pour protéger ses citoyens, un tribunal spécial (tribunal d’arbitrage pour règlement des différents), avec des juristes privés, payés des sommes colossales, pourra intervenir6. Des cas de ce type ont déjà eu lieu et augurent des résultats de cette pratique une fois généralisée dans l’espace européen: «En 2012, le gouvernement slovaque a été condamné à payer 22 millions d’euros de dédommagements à l’assureur néerlandais Achméa. Pourquoi une telle condamnation? Tout simplement parce que le gouvernement slovaque, soucieux de garantir l’accès à tous aux soins de santé, avait exigé des firmes d’assurance actives dans ce secteur de diminuer leurs prix»(6).
« Le « non » radical à la mondialisation est intenable dans un monde où le consommateur pose tous les jours des gestes qui font sortir les entreprises des frontières » (…) « Le marché reste le mode d’organisation le plus efficace de la vie économique notamment parce que tous les autres ont montré leurs limites ».
Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef du Soir, 2 décembre 1999(7)
En 1999, « les médias firent des manifestants de Seattle des « agitateurs professionnels » (US News & World Report), « irrémédiablement aigris » (Philadelphia Inquirer), juste « opposés au commerce international » (ABC-News) faisant « beaucoup de bruit pour rien (CNN). Et les revendications des manifestants n’étaient pratiquement pas rapportées ».
N. Chomsky & H. Edwards, p.101
Ce même matin du 21 octobre, l’invité de Matin Première tentera pourtant de nous convaincre: «Et c’est pour cela que les États, pour sauvegarder d’une certaine manière leurs prérogatives, leur souveraineté, leur capacité de régulation, se disent « on va faire appel plutôt à des tribunaux arbitraux et qui vont trouver une solution à travers une indemnisation » (…) Les États choisissent l’arbitrage pour les protéger». Ouf! On avait eu peur.
Et puisque pour certaines informations, il faut mettre en place la «stratégie 360°», les autres supports s’y mettent. Le 22 septembre, deux jours à peine après la manifestation, Le Soir, évitant peutêtre que le doute s’installe encore, laisse carte blanche à Hans Maertens, administrateur délégué de la VOKA (organisation des entreprises flamandes), qui nous dit que «la Wallonie et Bruxelles peuvent sortir gagnants avec le CETA».
2. La focalisation sur les conséquences – à très court terme – de la contestation
A l’habitude, en ce matin de grève et de manifestation, les quotidiens font la part belle aux «perturbations de trafic » qu’engendre la « mobilisation ». Occultant à peine leur volonté de montrer que la «mobilisation» démobilise – rend moins mobile les «usagers» , ils en «oublient» que ce pour quoi les premiers se meuvent a très peu à voir avec cette sacro-sainte liberté de circuler en bagnole et que celle-ci a d’ailleurs peu d’importance par rapport à leurs revendications: quelle importance en effet pour le fonctionnaire d’ING ou l’ouvrier de Caterpillar de perdre deux heures dans leur bagnole dès lors que ceux qui sont en cause dans leur immobilité provisoire sont ceux-là mêmes qui se mobilisent pour qu’ils ne perdent pas leur boulot (au-delà de tout le questionnement nécessaire à propos de la défense inconditionnelle de l’emploi, qui n’est pas le sujet ici) ?
Une véritable union pourrait avoir lieu, celle de la classe ouvrière et d’une partie de la classe moyenne, mais les médias divisent, montent les uns contre les autres. Leurs rédactions dépêchent des journalistes, sorte d’envoyés spéciaux du bitume, aux lieux congestionnés pour nous dire en direct l’état du trafic, dont on fait plus que deviner que la lenteur sera directement imputable à l’action de grève. Franz Olivier Giesbert, directeur du journal Le Point en France, évoquant sur BFMTV les grèves contre la loi travail, en offre une parfaite illustration: «Regardez le manque de respect total, il y l’Euro qui arrive, c’est un moment de communion nationale « mais non c’est pas grave on fera grève! ». Et puis y’a ces horribles inondations, tous ces salariés qui ne pensent qu’à rentrer chez eux, dans quel état ils vont retrouver la maison, et là, grève… c’est un manque de respect». Réactions médiatiques identiques par rapport aux blocages des raffineries où les micro-trottoirs, purs outils sélectifs de propagande, faisaient plus que donner le ton.(8)
3. Le silence sur la contestation de masse
Cette focalisation sur notre petit intérêt individuel n’a au fond qu’une seule fonction: celle de surtout ne pas nous laisser croire que nous, la masse, avons le pouvoir de faire changer les choses, de faire basculer le cours de l’histoire, de nous unir au-delà de certaines positions théoriques différentes. Il faut laisser le sujet à l’état de sujet, dans cette illusion libérale qu’il est seul maître de ce qu’il fait et que, même après la signature du TTIP, il pourra encore « choisir ». Karel De Gucht, ne disait-il pas lorsqu’il était commissaire au Commerce : « On pourrait laisser le choix aux Européens, via des systèmes d’étiquetage clair. Ne diabolisons pas [le poulet lavé à l’eau de javel]. Moi je fais confiance aux consommateurs. Par exemple, si j’achète un poulet, je prendrais évidemment un poulet de Bresse»(9). Certes, cela est plus facile quand on gagne 12000 euros par mois (ou 30000 avec une prime d’installation de 50000 euros pour Jean-Claude Juncker) que quand on est une mère de famille au chômage qui doit «choisir» entre un poulet de Bresse et payer son chauffage… à ce prix-là, la javel passe plus facilement…
A ce niveau, le slogan du ralliement contre le TTIP/CETA, place Schuman, des organisateurs nous criant: «N’oubliez pas, vous avez également une possibilité de faire changer les choses, vous avez une responsabilité en tant que consommateur », sonne un peu creux. Car c’est justement cette illusion d’un sujet maître de ses choix, idéologie bourgeoise s’il en est, qui pourrait opter librement entre Bresse et la javel, qui fait complètement et violemment fi des rapports de classe et de l’impossibilité – matérielle mais aussi en terme de connaissance – pour certains, et nombreux, de faire le choix de choisir !
La masse qui s’oppose, il ne faut donc pas trop la montrer… Quelques jours après de multiples manifestations contre le TTIP/CETA en Allemagne, nous écrivions à la RTBF: «J’aimerais que vous m’indiquiez pourquoi vous n’avez nullement fait mention des centaines de milliers de téléspectateurs qui ont manifesté en Allemagne contre le TTIP/CETA, dans votre JT du samedi 17 au soir? N’est-ce pas assez important que pour en parler et expliquer ce qui justifie la colère des manifestants?».
Ils me répondront: «L’actualité étant souvent très chargée, la rédaction du JT est amenée constamment à faire des choix. En trente minutes de journal, il est effectivement impossible de parler de tout. C’est la raison pour laquelle la rédactionde la RTBF pratique une information dite 360°, c’est-à-dire une informationqui se décline sur les différents médias. Un sujet peut ainsi être traité en radio et sur le net mais pas en télévision, ou inversement ».
Mais qu’est-ce que l’«actualité» justement? Qui la crée? Comment se forme-t-elle, si ce n’est par les choix de sujets que le média décide d’exposer? L’actualité ne préexiste donc pas au choix informatif : elle existe par ce choix, car nous restons en dernière instance des êtres qui ne jouissons pas du don d’ubiquité(10) et qui, somme toute, sommes très limités pour obtenir seuls l’information qui dépasse notre rayon direct d’analyse.
- Éditions de l’Herne, Paris, 2006. p.26.
- http://ec.europa.eu/commission/sites/cwt/files/commissioner_mission_letters/malmstrom_en.pdf
- Jean-Claude Juncker à Cecilia Malmström : « Our aim must be to conclude the negotiations on a reciprocal and mutually beneficial basis », idem.
- http://canadians.org/fr/transatlantique-accords
- Voir à ce sujet le documentaire Wall-Mart: the high cost of low price, notamment ce moment où un cadre de Walmart découvre la façon dont sont traitées les ouvrières dans les maquiladoras au Mexique.
- Voir le dossier « Le marché transatlantique : démocraties à vendre ? », kairos 10.
- Ricardo Cherenti, Bruno Poncelet, Le Grand marché transatlantique, les multinationales contre la démocratie, Éditions Bruno Leprince, 2014, p. 101.
- http://archives.lesoir.be/les-bons-et-lesmarchands-_t-19991202-Z0HKJY.html
- http://la-bas.org/les-emissions-258/lesemissions/2015–16/au-havre-le-combat-continue
- Karel De Gucht, lorsqu’il était Commissaire européen au Commerce. Voir Le grand marché transatlantique, Ricardo Cherenti, Bruno Poncelet, Éditions Bruno Leprince, 2014.
- Faculté, possibilité d’être présent en plusieurs lieux à la fois.