Qu’est-ce que je fou là?

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Le 16 juillet 2013, j’arrive avec ma valise à la Clinique de la Borde, dans le Loir-et-Cher. Cette institution psychiatrique privée agréée par la Sécurité sociale, fondée en 1953 par le neuropsychiatre Jean Oury — qui est toujours son actuel directeur — naquit du mouvement de la psychothérapie institutionnelle. Ce lieu est connu du plus large public grâce au film «La moindre des choses» de Nicolas Philibert. Qu’en est-il de ce lieu aujourd’hui, comment y vit-on, quelles rencontres y fait-on, comment y circule-t-on ? Quelle est cette ambiance particulière, entre légèreté, bienveillance mais aussi souffrance ?

A Blois, je prends la «Chauffe», navette entre la gare et le château de la Borde. Les labordiens aiment nommer à leur manière les usages si spécifiques du lieu. Le lendemain, mon sympathique chauffeur sera le «poisson-pilote» qui me fera faire le tour de l’institution. Je me présente à tous ceux que je croise, je suis la nouvelle stagiaire. Je l’accompagne dans les différents lieux articulés autour du château dans lesquels on vit et entre lesquels on circule. Mon guide me montre sa chambre, passe à l’infirmerie demander un Xanax. Je ne réalise qu’à ce moment-là que mon poisson-chauffeur est pensionnaire. Ce n’est que par indices que je finis par savoir qui est «soignant» et qui est «soigné». Les soignants sont appelés «moniteurs» et les soignés «pensionnaires», mais on appelle un chat un chat et la «folie» et le «fou» ne sont pas des mots oblitérés, retrouvant ainsi leurs lettres de noblesse(1). Cette confusion me permet d’entrer dans la rencontre en mettant de côté mes a priori. En effet, on peut souffrir d’une importante dépression ou de schizophrénie et pourtant toujours savoir conduire une voiture et prendre des responsabilités par rapport au collectif.

Un certain nombre de pensionnaires ont eu un métier et ont encore un savoir-faire, voire un talent dans un domaine spécifique. J’apprends de chacun et les sujets de conversations et l’entrain ne manquent pas. Je me pose la question sur le moment où tout a basculé pour eux … C’est lors de ces rencontres que l’on réalise qu’il n’y a pas de frontière nette entre le normal et le pathologique. La Borde, c’est «la moindre des choses» que l’on puisse faire alors, c’est-à-dire un espace où «on leur fout la paix» et où il s’agit avant tout «d’éviter le pire», ce qui n’est déjà pas si mal.

Pas de blouses blanches ici, de hiérarchie cloisonnée et de séparation antagoniste des rôles. A la Borde, chacun a bien un statut mais ne s’y identifie pas totalement. Un pensionnaire ou un cuisinier pouvant avoir une fonction thérapeutique plus importante qu’un soignant pour un autre pensionnaire. «Chaque rencontre avec autrui provoque des résurgences de souvenirs.» Cet aphorisme de François Tosquelles nous rappelle aussi que le transfert se fait là où on ne l’y attend pas toujours. C’est l’inattendu, le hasard de la rencontre qui règle la vie au château de la Borde. Et pourtant, le collectif est structuré, organisé, a ses lois, mais sans rigidité bureaucratique. On tente de trouver une solution pour chacun tout en l’articulant au groupe. On en discute lors des réunions quotidiennes et hebdomadaires, pendant lesquelles on peut penser l’action.

«C’est humain» me dit Patrick(2), pensionnaire de longue date qui me dit sur le ton de la confidence qu’il est amoureux de ce château et que ce château est le sien. Je pense alors: un lieu où chacun est chez lui ? Un lieu de soin au sens de prendre soin de l’autre ? La guérison qui viendrait de surcroît ? Le mieux vivre avec la maladie plutôt que la guérison ? Un château pour les fous ? J’ai cette image d’Épinal de Jean Oury, jeune psychiatre, mécontent de l’administration de l’institution où il exerçait alors, s’embarquant sur les routes avec une trentaine de patients, logeant une quinzaine de jours d’hôtel en hôtel. Passant un jour en moto devant un magnifique cèdre, il découvrira le château et ses dépendances, que le propriétaire lui vendra pour une bouchée de pain…

Ni clôtures, ni murs, ni portes fermées à clef (si ce n’est les infirmeries), de chambres d’isolement, mais un château et de multiples chemins pour mener d’un endroit à l’autre, une diversité de lieux de dimensions et de styles différents, mais toujours à taille humaine, étalés dans le très grand domaine: le potager, la chapelle devenue bibliothèque, le secrétariat du club, les tréteaux pour le théâtre, le poulailler (et ses chevaux), la rotonde, le bureau de coordination médicale, la garderie pour les enfants du personnel(3), et les secteurs: le Bois, les Pilotis, le Parc et l’Extension, qui regroupent au total une centaine de pensionnaires.

L’hétérogénéité des lieux va de pair avec celle des personnes qui y vivent ou y travaillent. Les moniteurs sont aides-soignants, infirmiers, psychologues de formation mais aussi sans formation dans le domaine du soin. Quant aux pensionnaires, ils ont entre 20 et 90 ans environ, certains sont là pour un court séjour, d’autres y passent leur vie, certains anciens pensionnaires fréquentent la Borde en journée (hôpital de jour). Mais que seraient ces lieux tantôt ouverts, tantôt intimes, sans une libre circulation ? Chacun va et vient, beaucoup savent où aller, d’autres se font embarquer par un acolyte au détour d’un chemin. La «Feuille de jour» est là pour nousrappeler les activités du jour ou la réunion «R.A.I.L» pour celles de l’après-midi, on y accueille aussi les nouveaux venus. Et des chaises, partout des chaises, occupées, vides, parsèment les lieux. Les secteurs n’ont pas toujours l’élégance du château et sont parfois sombres et sales. Mais ce qui est encore plus frappant c’est qu’après quelques jours passés à la Borde je ne vois plus la même réalité, l’humain ayant pris le pas sur le matériel. Le ménageréalisé par pensionnaires et moniteurs se fait en privilégiant la relation qui s’y noue. Ainsi, le balai m’a permis mieux qu’un diplôme de me lier (d’amitié? Je ne saurais dire) avec Antoine qui ne peut quitter son lit. M’occuper des petits papiers de Claire a un effet apaisant pour cette petite dame aux prises avec des moments d’angoisse impressionnants. Aider à sa demande Yolande à se laver crée un lien qui lui fera peut-être me montrer quelques jours plus tard ses photographies. J’y découvre alors la Borde d’il y a trente ans, identique. Rien ne semble avoir changé, si ce n’est peut-être un lave-vaisselle, un ordinateur, un escalier incendie… Rien n’a changé à la Borde, mais le mouvement psychique, social et institutionnel est en perpétuel mouvement.

Un lieu chargé d’histoire(s), où sont passés plus ou moins longtemps des Félix Guattari (co-directeur de la Borde), Jean Renoir (qui voulait faire un film sur la Borde vers 1960), Fernand Deligny (qui y fut invité), Min Tanaka (qui a dansé le butô devant le château)… Les personnes qui y sont passées et les événements qui jalonnent l’année comme la fête du 15 août ou plus ponctuels comme les tournages, constituent une histoire commune. Mais c’est le quotidien qui est ici élevé au rang le plus supérieur: «Dieu gît dans les détails»(4). Une tâche n’est a priori pas plus importante qu’une autre, le spirituel et le matériel se mêlent, de même que le singulier et le collectif. Lors du «Bar-à-thé», Patrick, qui refusait déjà de manger au repas du soir car il disait ne pas le mériter, est replié sur lui-même, ressasse. J’insiste pour lui offrir des gâteaux, il finit par accepter, déguste et son visage s’illumine: «Je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon!». Il nous rejoint ensuite dans divers jeux. Ici, on parle de l’attention portée à l’ambiance, Oury utilise aussi le terme de connivence.

Le lieu où on est hospitalisé est avant tout un lieu d’existence, un lieu où s’articule singulier et collectif, une microsociété avec ses conflits aussi, où on essaye de vivre ensemble au quotidien. Alors que ce qui caractérise la psychose, c’est justement ce lien qui s’est brisé avec l’autre. A ce propos, je relis mes notes (du séminaire sur Szondi organisé à la Borde par le psychanalyste Marc Ledoux.): «La vie commence avec le contact: toucher et être touché: est-ce qu’on est capable d’être touché? Est-ce qu’on est capable de créer une société alternative, où on toucherait l’autre avec la plus grande bienveillance et prudence possible, cet autre qui a été maltraité par l’existence?». La psychothérapie institutionnelle, ce n’est non pas une «société idéale» mais avant tout un outil à penser.

Oury se dit influencé par Kierkegaard, Gide, Lacan, Marx. Mais aussi et surtout par son ami lepsychiatre catalan François Tosquelles, fondateur du paradigme critique de la psychiatrie qu’est la psychothérapie institutionnelle, intrinsèquement liée à son expérience des camps de concentration. Ainsi, Oury distingue deux types d’aliénation: l’aliénation psychotique et l’aliénation sociale. Je me rappelle de son anecdote à ce propos: enfant, il enfermait des grenouilles dans un bocal et le lendemain, au lieu qu’elles aient proliféré, leur nombre avait diminué car elles s’étaient dévorées entre elles. Ce bocal, on va l’ouvrir, chercher à soigner l’établissement en permanence. Et mettre en place une structure permettant une quasi autogestion(5) par les pensionnaires eux-mêmes, avec une vraie prise de parole et de décision. Une structure qui fasse repère, qui se repère, mais qu’on puisse aussi remettre en question.

Ainsi à la Borde, on est frappé par l’important nombre de réunions: du rez-de-chaussée, médicales, du personnel, du Club, d’accueil, Peachum, etc. La liste est encore longue, chaque atelier et secteur ayant sa réunion. Où on va, où on ne va pas, où on passe, où on reste… Cette prise en charge commune du quotidien n’est pas sans effet thérapeutique, les patients voyant leur activité psychique déplacée sur d’autres problèmes que leur mal de vivre. Patrick me confie: «J’essaie d’avoir du lest dans mes pensées». Je note, j’essaie aussi…

Pour aller plus loin:
Oury J. & Faugeras P., 2012, Préalables à toute clinique des psychoses, Erès.
Foucault M., 1972, Histoire de la folie à l’âge classique, Tel Gallimard.
Oury J. & Depussé M., A quelle heure passe le train?, Calmann-Lévy.
Tosquelles F., 1995, De la personne au groupe, Erès.
Norgeu A.-M., 2006, La Borde : le château des chercheurs de sens?, Erès.

Aussi les sites:
http://www.revue-institutions.com
http://www.collectifpsychiatrie.fr
http://www.croixmarine.com
http://www.euro-psy.org

 

Notes et références
  1. Ici, on est plus proche de la pensée du fou du Moyen-Âge et de la Renaissance où la folie fait partie de l’homme que de l’âge classique. Ce 17e siècle cessera de considérer la “déraison” comme l’expérience de toute existence humaine. Ce changement de perception crée alors l’internement et ainsi l’opposition normal-pathologique. On y rejette toutes les formes d’inutilité sociale et donc toute une catégorie de la population. Comme unique thérapeutique: le châtiment. La déraison devient la dénomination permettant de mettre sous  clôture tout ce qui dépasse, trouble la morale: malades vénériens, débauchés, blasphémateurs, alchimistes, suicidés, etc. On voit à quel point il s’agit de la sensibilité d’une époque donnée. L’oeuvre de Michel Foucault traitera de ces thématiques hétérotopiques
  2. Les prénoms cités dans cet article sont des prénoms d’emprunts
  3. La garderie ressemble à une cabane élaborée avec vue sur un étang, Où tout semble construit à taille d’enfant,  comme un décor d’Alice. On m’a dit qu’elle a été construite grâce à Françoise Dolto avec les droits d’auteur d’un de ses livres..
  4. Phrase d’un pensionnaire et titre du livre de Marie Depussé paru aux éditions P.O.L, écrivaine fréquentant La Borde depuis près de soixante ans
  5. Deux entités sont créées pour permettre la prise de décision des pensionnaires eux-mêmes: le club et le comité

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