POURQUOI DEUX SEXES ?

Illustré par :

Dans nombre de pays européens, la procréation médicalement assistée (PMA) et la grossesse pour autrui (GPA) sont des pratiques courantes, de même que l’ouverture de ces techniques médicales aux couples homosexuels. Actuellement, 13 pays européens limitent la PMA aux couples hétérosexuels, pour lesquels un diagnostic d’infertilité a été posé. La PMA est étendue aux femmes célibataires ou en couple homosexuel dans huit pays membres de l’UE, dont la Belgique. Sept pays membres autorisent la GPA. Aux Pays-Bas, en Pologne, en Slovaquie et en Belgique, aucune législation ne l’interdit, ni l’autorise. Sa pratique est dans les faits possible, sans qu’une quelconque limite lui soit fixée. En revanche, elle est légalement encadrée en Roumanie, en Irlande et au Royaume-Uni.

Globalement, ces questions ne suscitent que peu de réactions, comme si elles allaient de soi, relevant d’un ordre qui peut même se passer de tout cadre juridique. Aussi, il n’y a quasiment aucun débat à propos de l’installation de « nouvelles formes de famille », permises grâce à la possibilité donnée, à des couples de lesbiennes ou d’homosexuels, de « procréer » en l’absence de l’autre sexe. Il s’agit d’une pure logique d’autant plus efficace qu’elle a décrété qu’il n’y avait plus rien d’impossible.

La Belgique est particulièrement exemplative de cet état de choses. La prise en charge du projet parental des couples de lesbiennes y est effective depuis les années 80, bien avant que la PMA soit encadrée légalement. Quant à la grossesse pour autrui, aucune législation ne l’interdit, ce qui, dans les faits, l’autorise et cela en l’absence de tout questionnement. Une large majorité parlementaire est favorable à une autorisation légale de la GPA qui concernerait aussi les couples homosexuels. La volonté exprimée par ces parlementaires, d’exclure « la maternité de substitution à des fins commerciales », contraste avec le fait que plusieurs « bourses » aux mères porteuses n’ont pas été interdites sur le territoire national.

L’OCCASION D’UN DÉBAT ?

Pour comprendre les enjeux de ces questions sociétales, il est utile de se tourner vers les pays où elles suscitent réactions et résistances, en France par exemple. Les intentions du pouvoir y sont préalablement annoncées, tel le projet présidentiel de faire voter une loi qui ouvrira la procréation médicalement assistée aux couples de lesbiennes et aux femmes célibataires. Dans un avis datant du 27 juin, le Comité consultatif national d’éthique, sur les « demandes sociétales de recours d’aide médicale à la procréation », a appuyé cette volonté, tout en restant hostile à l’introduction de la GPA. Il a majoritairement estimé que « cette demande… d’insémination artificielle avec donneur, pour procréer sans partenaire masculin, en dehors de toute infécondité pathologique, s’inscrit dans une revendication de liberté et d’égalité …(1)». Par rapport à la Belgique, la France semble « en retard ». Il s’agit d’ailleurs là d’un élément avancé par les partisans de ces réformes, insistant sur la « normalité » de leur position. Ces procédures existant déjà dans nombre de pays européens, pourquoi pas les introduire en France ?

Cependant, ces réformes sont importantes, elles promotionnent une nouvelle forme de la famille composée de parents de même sexe, une unité familiale dont l’autre sexe est exclu a priori. Cette nouvelle structure ne doit pas être confondue avec les familles recomposées d’homosexuels, ayant des enfants issus d’une précédente union. Dans ces nouvelles formes de familles, le père et la mère deviennent interchangeables. La mutation s’inscrit dans une tendance sociétale, installée dans la plupart des pays occidentaux et promu par des organisations internationales. Elle conduit à un déni de toute différence, celle de la spécificité des fonctions paternelle et maternelle et enfin celle des sexes. Pourtant, si l’indifférenciation sexuelle semble maintenant aller de soi, il s’agit là d’une véritable rupture dans l’histoire de l’humanité.

UNE QUESTION ORIGINAIRE

L’existence d’une division sexuelle a toujours fait l’objet d’un questionnement. Pourquoi deux sexes et non un seul ? La différenciation à laquelle les textes fondateurs de notre culture font référence ne relève pas de l’ordre naturel. Si le sexe fait partie du Réel, il est bien organisé par le Symbolique. Ce nouage le sépare de la nature et forme ce qui spécifie l’humus humain. Les récits mythiques, les textes grecs ou ceux de l’ancien testament, sont éclairants, car ils sont dans une position d’analyste concernant notre condition. Ils indiquent que la division sexuelle n’est pas un donné naturel, mais une condition d’ordre symbolique pour qu’une société puisse commencer. Dès qu’il est sexué, l’humain n’est plus un tout. La division sexuelle installe un manque, elle révèle une incomplétude. La division sexuelle inscrit ainsi le désir de l’autre et devient alors constitutive d’un rapport social, de la possibilité d’une société.

La question fait déjà partie de la mythologie grecque. Au XIIe siècle avant Jésus Christ, Hésiode pose le problème à travers le récit de Pandora, la première femme créée sur l’ordre de Zeus, pour distinguer les hommes des dieux. Jusque-là les hommes, seul sexe existant, vivaient parmi les dieux et se reproduisaient en recevant du temple des enfants mâles. Ils ne devaient ni assurer leur subsistance, ni leur descendance(2).

La création de la femme est rupture d’une vie sans dimension temporelle. Par sa venue, l’homme devient mortel et naît d’un giron féminin. Une histoire humaine peut alors commencer en se séparant du monde des dieux.

L’objet du récit de Pandora se retrouve dans le texte biblique relatif à la création d’Ève. Dans le jardin d’Eden vivait l’Adam, un humain indifférencié, mâle et femelle, ni homme, ni femme. Cet être est privé de relations. Afin de tirer l’Adam de son isolement, Dieu va lui créer un vis-à-vis en séparant les deux sexes(3). Cependant, l’entrée en relation n’est possible que si chacun accepte un manque. La reconnaissance du vis-à-vis implique une perte. Le sexe devient ainsi « le signe de la différenciation universelle qui sépare le Créateur de sa créature.(4) » Chaque sexe n’est qu’un côté du rapport, personne ne peut être le tout. La seule présence de l’autre sexe indique que l’autre manque radicalement.

À l’opposé, les réformes actuelles instituant une nouvelle forme de famille composée, a priori de parents de même sexe, effacent la présence de l’autre, celle de l’homme donneur ou de la femme porteuse. En supprimant le vis-à-vis, elles annulent le manque, faisant de l’homme ou de la femme un Un, un être complet semblable à l’Adam ou aux hommes vivant parmi les dieux.

DÉNI DE LA CASTRATION

L’analyse du Comité d’éthique invoque « une reconnaissance de l’autonomie des femmes ». En fait, dans ce texte voulant étendre la PMA aux couples de lesbiennes et aux femmes seules, n’apparaît qu’un sexe, celui de la femme. Dans le cas de la PMA, la femme se montre comme toute et peut engendrer sans l’autre sexe. Le masculin est annulé par son don de sperme. La procréation est séparée de la relation sexuelle. La femme n’a plus affaire qu’avec la machine médicale qui lui garantit son « autonomie », c’est-à-dire l’absence de l’autre.

La fusion avec la machinerie médicale supprime la castration. Il en est de même pour le couple d’homosexuels dans le cadre de la GPA. Il s’agit de la même opération de déni de l’autre, ce dernier n’existant que comme support d’une opération technique, comme un rouage de la machine médicale. Cependant, si l’externalisation de la procréation fait disparaître le masculin dans le cadre de la PMA et le féminin dans la GPA, elle annule également le donneur d’ordre féminin ou masculin. Son image de toute puissance, l’absence apparente de manque, masque sa totale subordination à la machine médicale et étatique.

La femme ou l’homme demandeur occupe une place semblable à celle occupée par les hommes dans le mythe grec où ils recevaient les enfants du temple religieux, le service étant aujourd’hui assuré par le temple médical. Comme les grecs mythiques, ils n’ont pas de manque, ils n’ont pas d’autre et ils sont totalement dépendants de la divinité en ce qui concerne leur procréation. Cependant, dans le mythe grec, la relation entre les dieux et les hommes s’inscrit dans un ordre symbolique. Aujourd’hui, dans le libéralisme triomphant, le rapport entre le temple médical, le donneur de sperme, la mère porteuse et l’usager relève du contrat. Il y a simplement un « droit à l’enfant » et une marchandise qui se négocie entre « semblables ».

SUSPENSION DU CORPS

La loi française de 2013, dite du « mariage pour tous », a permis l’adoption par un couple de même sexe. Si la loi donnait à « la seconde mère » le droit d’adopter l’enfant de sa compagne, elle n’avait pas ouvert l’accès de la PMA aux couples de lesbiennes. Le projet présidentiel complète cette législation car, comme l’exprime la sociologue Irène Théry, véritable militante de cette mutation sociétale, « a compagne de la mère qui accouche, la  »mère non statutaire,’’ ne trouve ni logique, ni juste, de devoir adopter son propre enfant.(5)» L’ouverture de la PMA aux couples de femmes permettrait que « les deux mères » aient, dès la naissance, un lien avec « leur enfant ». Ainsi, cette loi aurait aussi pour objet de rétablir « l’égalité » entre la mère biologique et la « mère d’intention ». Il s’agirait d’établir une équivalence de droits entre la mère, qui porte et accouche l’enfant, et sa compagne qui l’a simplement « conçu » mentalement. L’expression de la volonté d’être mère doit être considérée comme du même ordre que l’acte réel de donner la vie.

Ce qui définit la procréation dans l’ensemble des réformes concernant la PMA et GPA, relève d’une pure intention, de la simple volonté d’être parent et non l’implication du corps à travers le caractère sexuel du rapport. À travers cette procédure, le corps est dénié. Or, comme l’exprime Merleau Ponty, il n’y a pas d’intersubjectivité, de relation à l’autre, sans intercorporéité. C’est par le corps que s’établit le rapport avec le monde. Au contraire, les réformes actuelles veulent supprimer tout manque, notamment celui engendré par l’incapacité naturelle de se reproduire pour un couple homosexuel. Ainsi, pour la majorité du comité d’éthique, cette ouverture de la PMA aux couples de femmes aurait pour objectif de « pallier une souffrance induite par une infécondité résultant d’orientations personnelles ». Le corps est suspendu, il ne peut plus faire obstacle à la volonté de procréation. Celle-ci est libérée de tout obstacle. Alors, la reproduction ne doit plus être sexuelle, mais résulte simplement d’une demande adressée à la machinerie médicale.

Dans ces procédures sociétales, le donneur de sperme (ou la mère porteuse) disparaît derrière l’exigence du donneur d’ordre. La « volonté » devient ainsi la seule source légitime des nouvelles formes de reproduction. Tout en déniant l’autre sexe, elles délivrent l’individu de son corps et de sa division. Le « droit à l’enfant » est alors pure « volonté de jouissance », une jouissance d’objet, auto-référée et autonomisée du désir et ainsi libérée du manque.

UN MONDE DE MONADES

La PMA, comme la GPA, sont des techniques sociétales qui transforment les individus en monades, en « uns » qui ne doivent plus faire face à la « coupure », à la différence des sexes. Il s’agit de donner consistance à un monde sans limite. Ces réformes installent un véritable « clonage virtuel » qui transforme l’enfant en l’objet du donneur d’ordre et en produit de la puissance étatique. Elles créent un univers où il ne serait plus nécessaire de faire face à la présence de l’Autre, donc d’être confronté à sa division, à sa propre castration. Elles installent un monde où le tiers est supprimé, un univers monadique où l’individu n’est plus en rapport qu’avec sa mère institutionnelle. Ces réformes consacrent ainsi la fin du corps social, de la société humaine proprement dite, au profit du seul rapport monade-État, forme post-moderne de l’exclusivité du rapport entre l’Adam et Dieu.

L’externalisation de la reproduction est un choix politique d’une société composée de monades n’ayant pas de relations entre elles. Comme l’anticipait Leibniz, « Dieu seul », ici la machine médicale, « fait la liaison et la communication de ces substances(6)». Il concluait aussi que « l’état d’individualité les fait être comme de petits dieux ». Ce projet sociétal, relevant d’un capitalisme ne rencontrant plus d’opposition, s’oppose à tout ce qui, jusqu’à présent, a constitué notre humanité. Il s’agit là d’un renversement du choix dont rendent compte les textes mythiques, celui de l’installation d’un monde spécifiquement humain par l’ouverture à l’autre grâce à la création d’un vis-à-vis. L’option actuelle va en sens contraire, le nouvel Adam, la monade, limite ses rapports avec ce qui occupe la place de Dieu : la puissance étatique.

Tülay Umay, sociologue.
A écrit dans Le Monde, La Libre Belgique, L’Humanité, Le Soir, La Pensée, Le Sarkophage

Notes et références
  1. Gaëlle Dupont, « Le Comité d’éthique favorable à la PMA pour les couples lesbiens et les célibataires », le Monde, le 28 juin 2017.
  2. Jean-Pierre Vernant, « Le Mythe de Prométhée et Pandore », Arte Histoire, 2013 et Jean-Pierre Vernant, « Hésiode, Pandora, la première femme », Conférence, 2005, https://www.youtube.com/watch?v=jR1AOyT-klg
  3. Jean-Pierre Lebrun, André Wénin, Des lois pour être humains, Érès, 2008 et André Wénin, « Mâle et femelle, Il les créa », Conférence de carême 2012, https://www.youtube.com/watch?v=FKpPnN1gEf0
  4. Shmuel Trigano, « La différence sans hiérarchie. Le principe de la différenciation sexuelle dans la pensée biblique », Études, juillet-août 1999.
  5. Irène Théry, « La PMA sociale a toujours existé », Le Monde, le 29 juin 2017.
  6. Beaufret J., Leçons de philosophie, Paris, Seuil, (1998), t.1, chap 3: La Monadologie de Leibniz.

Espace membre