Petit voyage au pays des géants

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Au pays des Géants, vivent de puissants empires marchands aux moyens financiers plus imposants que ceux de nombreux États. Dotés d’un amour propre considérable, ces Géants adorent faire leur promotion (et celle de leurs produits) ; à l’inverse, ils sont frappés d’amnésie quand il s’agit d’aborder le côté sombre de leurs comportements.

Jadis membre de l’IG Farben (l’empire chimique allemand à la solde des nazis), la société Bayer résume ses 150 ans d’existence sous la formule suivante: «Bayer: 150 ans Science Pour Une Vie Meilleure ». Un slogan qui fait écho à celui d’une autre firme chimique, le groupe américain DuPont, qui adoptait en 1935 la devise: «Vivre mieux grâce à la chimie». 

La tribu des Géants aime donc se présenter sous son meilleur jour, œuvrant au progrès de l’humanité à travers une foule d’innovations technologiques censées nous conduire vers des lendemains qui chantent. Cependant, de la coupe aux lèvres, le breuvage offert peut s’apparenter à un liquide des plus toxiques. Ainsi, au moment où il inventait le nylon (une matière qui a gagné le cœur des femmes et colorié de sensualité l’imaginaire collectif), la multinationale américaine DuPont défendait aussi becs et ongles un poison doublement mortel: l’essence avec plomb (ce dernier étant alors parfaitement connu pour son extrême toxicité). Un poison que DuPont commercialisait en compagnie de General Motors et d’Exxon par le biais d’une firme dont ils étaient les actionnaires : l’Ethyl Corporation. 

Comme quoi, il ne faut jamais prendre pour argent comptant le discours enchanteur des firmes privées. Pour les comprendre, il faut s’intéresser de près à leurs pratiques internes et à leurs comportements de groupes. Car les Géants, s’ils se font concurrence sur les marchés, savent parfaitement s’entendre lorsqu’ils font face à des intérêts communs. Et dans un univers nommé capitalisme, où l’accumulation d’un capital toujours plus grand est la loi, le premier horizon partagé par les Géants est de continuer à grandir afin de gagner en influence dans leur «tribu» extrêmement hiérarchisée. Et pour y parvenir, les Géants ont trouvé un filon qui marche: convaincre le monde politique d’adhérer au conte du « libre-échange » (cf. pages 10–11) grâce auquel ils pourront se manger les uns les autres au cours de fusions-acquisitions de plus en plus titanesques.

la Tribu deS géanTS à la reCherChe de l’exPanSion

On pourrait remonter soixante ans en arrière. Atterrir en pleine guerre froide, dans les années 1950, et détailler la manière dont les services secrets américains et certains Géants made in USA les Fondations Ford et Rockefeller, par exemple s’entendirent pour financer divers mouvements (culturels et politiques) favorables à l’unification économique des nations européennes. Une stratégie visant alors à dresser un rempart contre l’ogre soviétique, mais également à écouler les surplus industriels provenant de chez l’Oncle Sam. 

Contentons-nous ici de remonter à l’année 1983. Aux 6 et 7 avril plus exactement, lorsque 17 chefs d’entreprises se réunissent à Paris à l’initiative de Pehr Gyllenhammar (patron de Volvo), lequel a notamment convié les dirigeants de Fiat et Renault, de Saint-Gobain (dont l’amiante est alors l’une des activités-phares), de Nestlé, de Thyssen, de Siemens, de Philips… Ensemble, ces Géants fondent un clan nommé la Table ronde des industriels. Une Table ronde qui a un premier objectif en tête: élargir l’horizon commun de toutes ces firmes privées en quittant les étroites frontières des marchés nationaux pour fonder un immense marché européen. Un marché européen basé sur des lois juridiques précises : libre-circulation économique, possibilité d’achats et de fusions d’entreprises, course à la compétitivité… Un message reçu alors cinq sur cinq par la Commission européenne, dont deux représentants (les commissaires au Commerce et aux Affaires monétaires Etienne Davignon et François-Xavier Ortoli) assistent à la réunion inaugurale de la Table Ronde. Surtout, les propositions de la Table ronde des industriels vont pratiquement être «copiées-collées» par Jacques Delors, qui devient président de la Commission européenne en 1985 et transforme le vœu des industriels en un Traité politique: l’Acte unique européen. Signé en 1986 par les douze pays alors membres de l’Europe, ce Traité marque la naissance du marché unique européen. 

Un an après cette signature, en 1987, cinq Géants membres de la Table ronde fondent un nouveau clan nommé l’Association pour l’union monétaire européenne (AUME). L’idée de Fiat, Philips, Rhône-Poulenc, Solvay et Total était alors de compléter le marché unique (dont les règles de fonctionnement étaient en cours de négociations politiques) en le dotant d’une monnaie unique. Le principe est acquis en 1992, lorsque dix des douze pays membres de l’Europe ratifient l’ensemble du Traité de Maastricht dont l’une des décisions-phares est la création de l’Euro(1).

Bien entendu, les Géants ont interprété leur succès à obtenir des victoires politiques comme une fameuse incitation à s’aventurer plus loin. C’est pourquoi la Table ronde des industriels existe toujours de nos jours (avec une cinquantaine de membres issus de l’agroalimentaire, de l’automobile, de la chimie, de la finance, du pétrole, des télécommunications…) et des projets souvent couronnés de succès (citons notamment le développement des réseaux de TGV à travers l’Europe et l’insertion de critères d’évaluation privée dans l’enseignement). Mais de nombreux Géants lorgnent également vers un horizon plus large, vers un marché encore plus grand, vers une fusion transatlantique des marchés américain et européen. 

leS ClanS de l’exPanSion TranSaTlanTiQue 

Parmi ces clans, l’un des plus actifs et des plus influents est la constellation des Chambres américaines de commerce (AmCham). De quoi s’agit-il? D’un vaste réseau planétaire rassemblant, à l’échelle d’une région ou d’un pays, des entreprises locales (qui commercent avec l’Oncle Sam) et des entreprises américaines. Le but de cette toile d’araignée consiste à intensifier les relations commerciales entre les Etats-Unis et les innombrables nations dans lequel AmCham a implanté ses réseaux. Au niveau européen, AmCham a ainsi un relais établi dans chaque pays et dispose en outre d’une antenne travaillant directement à l’échelle de l’Union européenne. Si les antennes nationales fédèrent des entreprises de toutes tailles, le relais européen rassemble environ 140 Géants et non des moindres puisqu’on y trouve notamment American Express et MasterCard, Monsanto et Coca-Cola, JP Morgan et Goldman Sachs, IBM et Microsoft, Google et Facebook, British American Tobacco et Philip Morris International, Time Warner et Walt Disney, ainsi que le trio DuPont/Exxon Mobil/General Motors qui gagna jadis énormément d’argent en vendant de l’essence plombée. 

Depuis le milieu des années 1990, le Conseil d’affaires Europe-Amérique et le Dialogue transatlantique du monde des affaires s’échinent également à convertir le monde politique à la fable du «libre-échange » transatlantique. Composés eux aussi de puissantes multinationales, ces deux groupes de pression ont décidé d’unir leur force et ont fusionné, au début de l’année 2013, pour former un seul clan : le Conseil d’affaires transatlantique. Lequel compte aujourd’hui parmi ses membres des Géants américains et européens tels qu’Audi, Deutsche Bank, Deutsche Telecom, Ford, Philips, Siemens, Umicore mais aussi… pas mal de multinationales déjà membres du clan précédent (AmCham Europe). 

Tous ces clans de Géants (nommés lobbies) influencent le monde politique de différentes façons. Certains créent des groupes thématiques portant sur tous les sujets de société: agriculture et alimentation, économie digitale, emploi et social, environnement, propriété intellectuelle, services financiers, soins de santé, sécurité et défense, transports et énergie… Des sujets évidemment abordés selon l’angle de vue des Géants (la priorité est d’amasser le plus d’argent possible) qui peuvent y travailler de différentes façons: tantôt, un groupe thématique rédigera un rapport général (analyse, constats, perspectives) dans lequel il distillera ses conseils ; tantôt, un groupe thématique rédigera des notes techniques, par exemple en amendant à l’aide d’un vocabulaire juridique pointu un texte législatif en cours d’élaboration dans des instances officielles. 

Bien entendu, pour voir leurs tentatives d’influence couronnées de succès, les Géants ont besoin de relais à tous les niveaux stratégiques de décision (ce qui inclut la politique, mais aussi les institutions internationales, le monde diplomatique, les états-majors militaires, voire d’obscurs fonctionnaires directement en charge d’un dossier politique). Pour y parvenir, les lobbies de Géants multiplient les évènements (conférences, forums, journées d’étude) où se rencontrent les élites issues de tous les milieux, et réservent à leurs membres les plus huppés (c’est-à-dire ceux payant les cotisations les plus élevées) des diners et déjeuners en comité restreint avec des décideurs de haut-vol. 

À ce petit jeu qui consiste à dresser des ponts entre la tribu des Géants et le monde des décideurs, le Réseau de gouvernance transatlantique mérite assurément une distinction. Constitué au début des années 1990, le Réseau de gouvernance transatlantique est un clan d’un genre particulier. Comme les lobbies dont nous venons de parler, il réunit de puissantes multinationales telles qu’Allianz, BASF, Boeing, Citigroup, Coca-Cola, Deutsche Bank, Dow Chemical, IBM, Michelin, Microsoft, Nestlé, Time Warner, Walt-Disney… Cependant, sa vraie force tient au fait d’associer à ces Géants des membres issus du monde politique, américain (5 sénateurs et 32 élus à la Chambre des Représentants) comme européen (60 députés européens, soit près de 8 % de l’ensemble des élus politiques actuels). Ni les multinationales membres, ni les élus politiques adhérents ne sont choisis au hasard. Tous sont évidemment favorables à un rapprochement commercial entre l’Europe et les États-Unis, mais tous disposent également d’une capacité d’influence dans leur secteur d’activités (ou leur groupe politique) respectif. Ainsi, sur les 22 commissions thématiques existant au sein du Parlement européen, un tiers est actuellement présidé par un élu politique membre du Réseau de gouvernance transatlantique. Parmi ces commissions sous influence, on retrouve bien entendu celle qui a directement en charge les travaux parlementaires associés aux négociations transatlantiques : la commission du Commerce international, présidée par le portugais Vital Moreira. De fait, le Réseau de gouvernance transatlantique est le relais direct des multinationales au sein des institutions parlementaires américaines et européennes. Ainsi, ce n’est pas un hasard si l’actuel cheminement politique du projet suit un script défini par le Réseau de gouvernance transatlantique dès… octobre 2011. 

C’est ainsi: le conte du «libre-échange» transatlantique n‘est pas une initiative politique, mais une histoire écrite par de puissants lobbies associant des Géants rêvant de devenir toujours plus grands. Pour être sûrs de parvenir à leurs fins, ceux-ci ont récemment créé un super-clan, une fédération de sept lobbies pro-transatlantique nommée l’Alliance marchande pour un partenariat de commerce et d’investissement transatlantique. Outre les différents clans transatlantiques déjà mentionnés plus haut, cette Alliance accueille également Business Europe qui associe 41 fédérations patronales (comme la Fédération des entreprises de Belgique) issues de 35 pays différents. Le but de cette Alliance de Géants est toujours le même: obtenir du monde politique un renforcement de la compétitivité internationale. Une compétitivité dont ils abuseront ensuite pour dire qu’il faut aider les entreprises à survivre dans une concurrence impitoyable, justifiant ainsi de fermer les yeux sur toutes les pratiques ignobles dont les Géants sont capables. Avec une impunité presque totale tant les regards sont aujourd’hui fixés sur la nouvelle incarnation du mal: l’ogre terroriste. 

B.P.


le TranSPorT eT l’innoVaTion

« Telle que nos économies sont à présent interconnectées, nous ne pouvons atteindre un marché transatlantique libre de toutes entraves sans étendre et renforcer le flux des voyageurs et des travailleurs. Le Transatlantic Business dialogue pense que les technologies existantes devraient être utilisées pour permettre à tous les voyageurs de traverser aussi vite que possible, et sans tracasseries, les aéroports. […] La capacité à faire des affaires, à rester compétitifs et innovants, repose sur la possibilité de recruter les esprits les meilleurs et les plus brillants, à transférer des employés sans se soucier de leur nationalité, et à développer les relations d’affaires et d’investissements (vis-à-vis des clients, des fournisseurs et des partenaires) au-delà des frontières nationales. Le mouvement international des gens accroît la capacité à être innovant ».

Transatlantic Business Dialogue — Novembre 2011

la Chimie

« Dans les analyses d’impact réglementaires d’un produit chimique, rien ne devrait conduire à révéler des informations confidentielles, et notamment des informations qui pourraient compromettre un intérêt commercial et financier si elles étaient découvertes […] »

Conseil de la Chimie Américaine (ACC) & Conseil de l’Industrie Chimique Européenne (CEFIC) — Octobre 2012


Notes et références
  1. Le Danemark et le Royaume-Uni avaient alors décidé d’être membre de l’Europe sans adopter l’Euro.
    Pour aller plus loin: Les lobbies mentionnés possèdent un site officiel (en anglais): http://www.ert.eu/; http://www.amchameu. eu/ ; http://transatlanticbusiness.org/ ; http://www.tpnonline.org/ index.html ; http://www.businesseurope.eu/Content/Default.asp.
    La rubrique «Actualités» du site www.no-transat.be (dont nous reparlerons en fin de dossier) donne davantage de détails sur les votes transatlantiques des députés européens. Enfin, les personnes désireuses de retrouver le fil conducteur qui a mené l’Europe a épouser les vues du Réseau de Gouvernance transatlantique pourront se reporter sur l’article Europe-Etats-Unis: chronique d’un mariage annoncé, publié sur: http://www.econospheres.be/spip.php?article358.

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