Maccarthysme porcin. #NotMe

Véritable rouleau compresseur médiatique, l’affaire Time’s Up outre-Atlantique, #BalanceTonPorc et #MeToo de ce côté-ci, ne peut laisser personne indifférent, certainement pas dans les mouvances anticapitalistes, écologistes et décroissantes. Dans la recherche de la vérité, la prudence épistémologique est de mise ici comme ailleurs. Il faut toutefois absolument éviter ce qu’Orwell appelait « la comédie du comportement orthodoxe », c’est-à-dire hurler avec les loups par réflexe de meute. Ici plus que jamais, le sang froid et la distance critique sont indispensables, en dehors de tout pathos. Commençons par un avertissement. Nous devons écouter tous les témoignages des victimes, sans pour autant croire ni affirmer qu’ils reflètent a priori chaque fois la réalité des faits. Il peut y avoir des erreurs, il peut y avoir de la calomnie et de la fumée sans feu ! Et il peut y avoir des faits non éthiques et juridiquement condamnables. Les auteurs de harcèlement(1), et pire encore, de viol doivent être dénoncés, poursuivis, jugés, puis condamnés une fois que leur culpabilité est avérée. Celle-ci relève des tribunaux, pas des réseaux sociaux. Cela dit, la question n’est pas (seulement) là. Contrairement à ce que prétendent les néo-féministes, alerter qu’il y a risque de dérive n’est pas une classique réaction machiste destinée à détourner l’attention portée aux accusations, c’est appréhender une réalité annoncée. Cette dérive se décline dans quatre phénomènes : l’amalgame, le terrorisme langagier, le retour du puritanisme et la chasse aux sorcières, ou plutôt aux sorciers dans notre cas. Nous examinerons ici la face inquiétante d’un fait social dont la majorité préfère ne voir que la face émancipatrice et pleine de promesses : « Il était temps que la parole des femmes se libère », « Mettons fin au règne oppressant et immémorial du patriarcat », etc., assertions avec lesquelles une majorité d’hommes peuvent du reste être facilement d’accord, même s’il est opportun de se poser la question de la survivance du patriarcat dans une société capitaliste avancée…

Commençons avec les amalgames. Les militants(2) et autres bien-pensants sont les premiers à les dénoncer chez l’extrême droite à propos de l’immigration (« migrant = délinquant »). Mais, pas gênés par leurs contradictions, certains (beaucoup ?) parmi eux les véhiculent quand il s’agit de sexisme. Orwell – à nouveau lui – remarquait que l’incohérence devient la nature même de la pensée. Quand s’y ajoute de l’émotion, c’est encore pire. Entre le type qui mate ou siffle une femme dans la rue et celui qui la pénètre par ruse ou de force, il y a plus qu’une simple nuance : qui v(i)ole un œuf ne v(i)ole pas un bœuf ! L’employé qui raconte une blague salace à ses collègues (même exclusivement masculins) pendant la pause et le patron qui fait du chantage au licenciement pour obtenir les faveurs sexuelles d’une subordonnée et les obtient, ce n’est pas kif kif, n’en déplaise aux dévots de #MeToo qui disent qu’il n’y a là pas de différence de nature, mais de degré. Et alors ? Quand bien même serait-ce le cas, n’y a‑t-il pas lieu d’introduire des nuances dans les degrés ? Nous pouvons compter sur Laurence Rossignol, ex-ministre du gouvernement Hollande et actuellement sénatrice, pour « débusquer le sexisme partout où il se cache »(3) et poursuivre son éradication complète et définitive sous toutes ses formes, comme elle s’y est publiquement engagée. Nuances, exit !

Les médias dominants se mettent en ordre de bataille, abandonnant encore un peu plus définitivement leur rôle de contre-pouvoir. Dans la chasse aux sorciers, France-Inter est en pôle position. Pas un jour sans que ce maccarthisme porcin ne suscite à son antenne des commentaires enthousiastes et revanchards quand de nouvelles têtes (de cochon) viennent de tomber(4), ou pleins de hargne et de sarcasmes quand cent femmes, courageuses et en partie maladroites(5), usent de leur liberté d’expression pour essayer de remettre un peu de sens commun dans cette foire aux empoignes(6). Associée pernicieusement à l’idée d’émancipation de tous et toutes vis-à-vis de la domination masculine, la normalisation idéologique, linguistique et comportementale est en marche. Elle passe par deux canaux, dont le plus important est l’écriture inclusive(7), que « le lobby » essaie d’ancrer dans les habitudes, avant d’éventuellement recourir au droit si la première tactique échoue. Ensuite la lutte contre l’humour, qui, dit-on, nous distingue de l’animal. Notre époque est à la pathologie performative : dire, c’est déjà faire. Lâcher une plaisanterie sexiste(8), ce serait pour le moins « renforcer et véhiculer les stéréotypes » voire, n’ayons pas peur de l’outrance, encourager les violeurs potentiels de passer à l’acte. Tout un chacun sait que les stéréotypes sont multi-déterminés (par les médias, la famille, l’école, les amis, etc.) et ne représentent finalement que des éléments marginaux de la réalité. Ils sont inévitables, ne disparaîtront pas. Dès lors, quand ils apparaissent malgré tout, après que l’éducation et le climat social aient tout fait pour les maîtriser, reste à s’en moquer, au second degré(9). C’est l’essence même de la caricature, ce droit à la caricature que, le 11 janvier 2015 après la tuerie de Charlie, des millions de citoyens défendaient dans les rues de Paris. Gageons qu’une majorité d’entre eux se reconnaissent aujourd’hui dans le mouvement #MeToo. Cherchez l’erreur ?

Co-fondatrice de ChEEk Magazine, la journaliste Julia Tissier ne voit pas la pornographie comme une des causes du sexisme, et donc l’absout, mais réclame la tolérance zéro pour les blagues « grasses » et « lourdes ». Où tracera-t-on la limite entre le gras et le maigre, le lourd et le léger ? Qui le fera, et avec quelle autorité ? Entre l’industrie du porno qui fait de l’argent et une blague racontée gratuitement qui s’inscrit dans le cycle du don, on voit bien où se nichent les valeurs de la dissociété néolibérale. Bonne nouvelle quand même, les néo-féministes médiatiques(10) commencent enfin à s’attaquer à la publicité sexiste. En général, les blagues salaces ne sont pas destinées aux enfants ; je vois par contre quotidiennement ceux-ci passer devant des affiches publicitaires, en rue, dans les gares, les centres commerciaux, etc. Entre les images de femmes en petite tenue et l’humour des hommes, il me semble qu’il n’y a pas photo : le second – qui se déploie généralement dans la sphère privée(11) – est moins dangereux que les premières – omniprésentes dans l’espace public – pour l’imaginaire collectif. Récemment, vingt-huit marques ont décidé d’elles-mêmes de mettre fin aux stéréotypes de genre dans leur communication marketing(12). Faute de mieux, merci à elles …

D’où les activistes de #MeToo tirent-ils la légitimité de leur cause ? Primo, de principes éthiques. C’est le moins discutable. Secundo, des statistiques, censées refléter objectivement le réel. Ce sont elles qui autorisent les médias à parler à satiété de misogynie, et inversement à taire son pendant la misandrie, parce qu’elle y est moins représentée. La misandrie est pourtant palpable dans l’air du temps. L’aile traditionnelle du féminisme, celle qui lutte pour l’égalité femmes-hommes, la refuse, mais une autre, les néo-féministes, propage la haine des hommes (et des femmes(13)) et ravive la guerre des sexes(14). Il est affligeant de voir des camarades militants, pourtant prompts à aller regarder la face cachée de la lune dans beaucoup d’autres circonstances, incapables de faire ici la différence, coincés dans l’angle mort de la pensée et dans des postures de prudence politiquement correcte. Ou alors se montreraient-ils excessivement pragmatiques : pour attraper des gros poissons, il faut bien se résoudre à sacrifier aussi des quantités de petits, postmoderne version de « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » ou du populaire adage « On ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs ». On lit et entend dire que « plus rien en sera comme avant » et que ce qui se passe est une véritable révolution ; si c’est le cas, l’histoire nous apprend que les révolutions s’accompagnent immanquablement d’excès qui les discréditent. Espérons donc que nos « révolutionnaires » sauront modérer leurs combats et qu’elles éviteront de faire table rase du passé. Le puritanisme fait son grand retour, mais plus chez les dames patronnesses et les barbons des quartiers bourgeois, cette fois dans un large spectre sociopolitique qui va de la gauche radicale à la droite libérale, dans un unanimisme suspect. Pourtant, ce sont ces libéraux de droite et de gauche, décrits fort justement dans les ouvrages de Jean-Claude Michéa, qui, il y a deux, trois ou quatre décennies, faisaient grand cas et usage de leur liberté sexuelle si chèrement acquise ! Nouvel exemple de tartufferie. Ah, l’éthique, la belle et noble cause de ce début de siècle qui se rapproche de l’effondrement écologique ! Le jour où les hommes et les femmes n’oseront plus se toucher ni même s’adresser la parole, ubiquitairement surveillés par les TIC, ce sont ces mêmes TIC – sites de rencontre, applications pour smartphone (Tinder, Snapchat) – qui deviendront le seul moyen d’accès légitime à l’autre sexe, mais n’empêcheront pas la paranoïa, ni le harcèlement, ni même les viols ! Et il y a encore moyen de passer à la vitesse supérieure. Un jour se pointeront l’ectogenèse(15), le cyborg cher à Donna Haraway et les autres accomplissements des délires trans- et posthumanistes qui remplaceront la relation humaine sexuée, pour le plus grand délice des affairistes de la Silicon Valley. Ou comment se combinent les avertissements de Huxley et d’Orwell. L’opération #MeToo est une formidable occasion de renforcer le contrôle social. Si nous honnissons sincèrement ce système, alors ne tombons pas dans le panneau vicieux de la technologisation des rapports humains et dédiabolisons les relations hommes-femmes, ceux-ci étant « condamnés » à vivre ensemble, parfois pour le pire, et aussi, heureusement, pour le meilleur.

Sandy de Orges

Notes et références
  1. Petite précision sémantique : ce qui fonde le harcèlement, c’est son caractère répétitif. Un homme qui siffle une seule fois une inconnue dans la rue n’est pas un harceleur mais un goujat.
  2. Je ne considère pas ici les militants de droite et d’extrême droite.
  3. Ainsi cette expression malheureuse « droit d’être importunée », qu’il aurait mieux valu reformuler simplement en droit d’être draguée, ou mieux encore, séduite. Par ailleurs, ce que n’ont pas compris ces femmes libérées, c’est que leur statut social privilégié leur permet de renvoyer à leurs auges tous les cochons. Ce n’est pas, loin de là, le cas de toutes les femmes. En effet, l’oppression vécue par tant de d’entre elles est parallèle à et amplifiée par l’oppression socio-économique que subissent tant d’humains, femmes comme hommes.http://madame.lefigaro.fr/societe/pour-laurence-rossignol-la-mixite-tota….
  4. Récemment (début février), les ministres Gérald Darmanin et Nicolas Hulot, ainsi que l’islamologue Tariq Ramadan.
  5. Alain Adriaens me fait remarquer l’origine sexuelle de la formule « une foire d’empoigne » : c’est en 1773 qu’apparaît « être de la foire d’empoigne » avec un sens aujourd’hui inattendu, mais pas étonnant pour l’époque, puisqu’il voulait dire « être porté aux attouchements avec les femmes » ; il suffit en effet d’imaginer un obsédé empoignant, donc agrippant, une rondeur féminine passant à portée. Actuellement, dans le métro aux heures de pointe, certains adeptes du pelotage sont de la foire d’empoigne, avec cette ancienne acception, au grand déplaisir de ces dames. Et, peut-être parce qu’une belle femme attise les convoitises des mâles en rut et provoque des querelles entre les prétendants, cette même expression a pris, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, le sens de « lutter avec d’autres pour s’emparer de quelque chose ». C’est ainsi que la foire d’empoigne est d’abord devenue un lieu où l’on s’arrache des objets (pensez à certains magasins au début des périodes de soldes, par exemple) avant, métaphoriquement, de désigner une situation où plusieurs personnes tentent de s’arracher un avantage, typique de ce qu’on peut trouver chez les politiques, entre autres.
  6. Nous ne développerons pas ici les arguments contre ce nouveau diktat qui n’est toutefois pas monolithique : certaines de ses propositions sont sensées, comme de féminiser les noms de métiers.
  7. C’est-à-dire prenant à partie l’un ou l’autre sexe.
  8. J’entends déjà les censeurs : « ouais, il a bon dos, ton second degré !
  9. Entre autres Giulia Foïs, Sandra Muller, Caroline De Haas, Lauren Bastide, etc., sans oublier des hommes qui ont lancé #WeToo, Raphaël Glucksmann et Michel Hazanavicius.
  10. Je n’entends finalement que très rarement des blagues sexistes.
  11. http://www.leparisien.fr/societe/publicite-des-marques-s-engagent-contre-les-cliches-16–01-2018–7503012.php.
  12. Michel Weber, « Féminisme épidermique et utopie viscérale » in
  13. Les Z’Indigné(e)s – La vie est à nous, décembre 2015, pp. 26–29.5
  14. Une troisième frange du féminisme, la plus extrême, va jusqu’à nier la différenciation sexuelle.
  15. Procréation dans un utérus artificiel, projet défendu entre autres par le biologiste Henri Atlan.

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