L’obsolescence programmée de la citoyenneté

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Les questions soulevées par certains lecteurs, suite à la publication de mon « Traité cryptique » sont toutes pertinentes. Quels que soient les efforts de l’auteur pour communiquer sa pensée, il ne peut pas prendre en compte tous les points de vues et anticiper toutes les objections possibles. A posteriori, il me semble toutefois important de préciser quelques présupposés et quelques conséquences de l’argument.

Premièrement, écrire prend du temps, écrire une synthèse prend plus de temps encore, et chercher la clarté et la précision sans recourir à des abstractions appartenant sensément à notre culture, voire au sens commun, demanderait un investissement temporel dont je ne suis, hélas, pas capable à l’heure actuelle. Ceci étant admis, on peut également remarquer que le lecteur surpris par telle ou telle formulation devrait tenter de tirer l’affaire au clair par lui-même ; ce faisant, il s’émanciperait intellectuellement et politiquement.

Deuxièmement, comme le disait Ignacio Ramonet, s’informer fatigue. La pseudo information qui est mise à notre disposition est conçue pour nous distraire, pour nous vider le cerveau, ou alors pour le remplir de logos, de slogans et de détails sans importance aucune pour la Vie (raison pour laquelle on parle d’« infotainement », un mot valise composé d’« information » et d’« amusement »). J’ajoute : s’informer déprime. D’abord, parce que les données qui peuvent être découvertes dans les médias alternatifs mais aussi, on l’oublie souvent, lors de simples conversations avec des spécialistes qui, en dehors de leurs heures de bureau, oublient parfois de s’auto-censurer, s’avèrent souvent en porte-àfaux avec les récits officiels. Ensuite, parce qu’elles mettent en évidence le mensonge chronique dans lequel toute la pensée politique baigne. L’activité de penser présente donc des désavantages criants : on se réveille dans un monde où le Nord est au Sud et où l’eau gèle à 100°C. De plus, on ne tarde pas à se faire traiter de conspirationniste, de terroriste et, fort curieusement d’ailleurs, d’antisémite. En conclusion, l’auteur et le lecteur ne sont pas facilement à l’unisson car, comme l’a bien vu Orwell, ils se trouvent l’un et l’autre dans la nécessité de communiquer sur l’implosion sociale et d’y naviguer à leurs risques et périls.
Troisièmement, personne ne nie que l’Europe ne soit une idée magnifique : solidariser les peuples, favoriser le dialogue interculturel, désamorcer les tensions internationales avant qu’elles ne dégénèrent, etc. Tout le monde est bien d’accord. Tant et si bien que le passage à l’euro a suscité un réel engouement populaire. Mais que s’est-il passé dès les toutes premières heures de la construction européenne ? Nous avons assisté à la mise en place d’une gigantesque machine capitaliste cherchant, sans surprise, à favoriser la liberté du capital et de ses faux-nez. Si la circulation des personnes est invoquée, voire sacralisée, c’est uniquement en tant que « ressource humaine » dont il faut minimiser le coût d’exploitation.

Que faire ? Chacun doit tirer les conclusions soi-même… et en déduire une pratique. Certaines pistes demeurent cependant évidentes : il fait sens, d’une part, de couper le flux désinformantet, d’autre part, d’exercer pleinement son pouvoir citoyen. Dans les deux cas, il s’agit d’arrêter de consommer et de se rendre aussi autonome que possible. Se démédiatiser donc : renoncer à la télévision, à la radio et aux journaux qui ont prouvé leur nuisance. Et repenser son rapport à la consommation. Le peuple n’est plus compris — l’a‑t-il d’ailleurs jamais été ?— comme une assemblée citoyenne (définissant la démocratie directe) ou un ensemble d’électeurs (vitalisant la démocratie représentative) ; il ne constitue même plus vraiment un réservoir de main d’œuvre (les forces vives du socialisme militant) ; mais il restera nécessairement une masse de consommateurs. Ci-gît (sans mauvais jeu de mots), ce qui nous reste de pouvoir politique. Remarquons que le boycott citoyen pourrait agir sans qu’il soit nécessaire de le nommer, de l’organiser ou de l’attiser — et donc de voir sa mise en œuvre criminalisée. Ce ne sont pas les raisons qui manquent pour réformer nos consommations. Chacun peut avoir les siennes ; les plus fréquentes sont les suivantes.

D’abord pour préserver l’emploi en général et le sien en particulier. Les délocalisations ne sont conçues et mises en pratique que sous l’hypothèse qu’elles ne modifieront en rien la part de marché de l’entreprise concernée. Prenons un exemple fictif : la société X, produisant des voitures sur notre territoire, doit malheureusement se restructurer suite à la concurrence qui lui est faite par des producteurs asiatiques. En maîtrisant ses coûts, elle prévoit de gagner l’année prochaine quatre points de pénétration du marché national. Si, suite au mécontentement populaire suscité par cette délocalisation planifiée, la société en question devait s’attendre à la perte d’un seul point (soit un déficit anticipé de cinq points), elle n’aurait simplement pas lieu. L’hébétude des consommateurs a jusqu’ici rendu une telle mobilisation marginale inimaginable, mais elle n’en n’est pas impossible pour autant, loin de là.

Ensuite pour garantir notre santé physique et mentale. Les produits de grande consommation qui ne sont pas simplement toxiques sont psychotropes. Par exemple, l’agro-alimentaire constitue un poste très important de nos dépenses (et donc du PIB). L’équation est simple : tout aliment qui a été transformé par l’industrie pour être introduit dans la grande distribution a perdu ses vertus naturelles et a acquis des vices chimiques. Les conditions de l’abattage pourrait-elles être pires ? Les conséquences environnementales plus graves ? L’empoisonnement  par les addititifs industriels (hormones, vaccins, antibiotiques, céréales OGM, compléments alimentaires carnés…) plus radical ?
Enfin, pour rendre simplement possible la transition vers une société durable. (Je laisse de côté la nécessaire critique de l’idée de « durabilité » afin de serrer la question boycott au plus près.) La décroissance est déjà une réalité pour beaucoup de nos concitoyens qui, récession aidant, doivent recalibrer leurs dépenses (les sans emploi sont maintenant plus de 30 pc). Elle n’est cependant presque jamais pensée en tant que valeur positive, en tant que désaliénation. Psychologiquement, il est clair que la décroissance n’est « simplicité volontaire » que si l’acteur a le choix entre être et ne pas être simplicitaire. Si sa paupérisation l’étouffe, il ne pourra qu’être attiré par les sirènes consuméristes (voir à ce propos, dans le dossier du Kairos XVI, la distinction salutaire entre pauvreté conviviale, pauvreté volontaire et pauvreté modernisée).

En somme, le citoyen, l’électeur et le travailleur s’effacent devant le consommateur. Une autre réponse est toutefois de plus en plus fréquente : la religion. Ici aussi, une série de distinguos sont nécessaires. Primo, on entend généralement par religion un culte organisé, c’est-à-dire un phénomène social ; le sentiment religieux qu’il présuppose est ignoré. Secundo, cette réponse « religieuse » est d’autant plus pratiquée que le pouvoir d’achat est bas, que le sentiment de l’injustice sociale est grand, et que l’évidence du racisme et de l’islamophobie occidentaux étouffe des communautés voire des nations entières. Tertio, cette expression religieuse d’un malaise socio-politique est historiquement fréquente. Les irlandais, par exemple, ont donné, plus ou moins spontanément, une forme catholique à leur sentiment nationaliste pendant les 800 ans d’oppression britannique (dont personne là-bas n’a oublié la sauvagerie extrême). Quatro, la religion peut également instiguer des politiques ou être instrumentalisée à des fins politiques… (Cette notule a été rédigée avant les événements du 7 janvier.)

Faut-il avoir peur de la dérive totalitaire des « démocraties » ? Absolument, c’est essentiel car la peur est mobilisatrice. Contrairement aux apparences, le jeu politique actuel ne cherche pas à attiser la peur mais à susciter l’angoisse qui, au contraire, est paralysante. L’angoissé à peur d’avoir peur ou peur d’une menace « fantôme » (!), l’appeuré connaît l’ennemi et, selon les circonstances, il fuira ou combattra…

 

  1. Voir « Le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement : un-traité cryptique aux origines oubliées et aux conséquences secrètement totalitaires ». www.kairospresse.be.
  2. Voir à ce propos, dans le dossier du Kairos 16 de novembre 2014, la distinction salutaire entre pauvreté conviviale, pauvreté volontaire et pauvreté modernisée.

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