Les low-tech à l’Université

UNE CYBER-ENQUÊTE DE L'INSPECTEUR ALEP

Illustré par :

Popularisée par Philippe Bihouix dans son best-seller L’âge des low-tech, l’idée chemine, en perdant au passage sa dimension politique et son contenu subversif. Désormais, ce sont les universitaires et les ingénieurs qui s’en emparent, et nous allons le voir, ce n’est pas une bonne nouvelle ! 

J’ai donc pu assister, depuis ma cuisine, au webinaire sur les low-tech organisé par l’université de Grenoble. Se sont succédé durant 2 heures les interventions de chercheurs, de salariés du low-tech lab et d’élèves ingénieurs. Il devient clair que cette mouvance, sur le modèle de celle du Logiciel Libre(1), tombe dans le même travers de solutionnisme, dans la confusion entre fins et moyens, et semble hypnotisée par son propre reflet. 

Du côté des universitaires et enseignants en école d’ingénieurs, le ton est immédiatement donné par l’usage répété du barbarisme « consomm’acteurs ». Nous sommes vite rassurés, les low-tech ne s’opposent pas au modèle industriel, elles sont complémentaires. Une sorte de montée en gamme, labellisée « technologie équitable » en somme. On apprend aussi que l’opposition ne se fait pas entre productions artisanales et industrielles, mais se base sur des « valeurs ». Celles-ci ne seront jamais définies… 

Les oxymores pleuvent, les low-tech doivent simultanément être « adaptées et massifiées ». Contradictoire ? Cela décrit pourtant bien le projet de leurs promoteurs, apporter une solution à chaque problème de la vie. Dans le catalogue du low-tech lab, très peu de créations concernent les usages professionnels, l’écrasante majorité d’entre elles répondant aux besoins domestiques, se chauffer, cuisiner, s’éclairer… À la façon du « colibrisme », cela revient à faire peser sur les individus la responsabilité de transformer le monde par une « écologie des petits gestes », évacuant toutes considérations de système. Or, sans être accompagnée d’un discours politique et de la construction d’un rapport de force, la multiplication des petites alternatives ne peut conduire qu’à la marginalisation de leurs promoteurs. Bien sûr, le repli dans les marges est tentant, tant notre capacité à peser sur les choix de société semble négligeable, mais il n’ébranlera aucunement le système industriel, parfaitement apte à tolérer l’existence de quelques yourtes chauffées aux poêles dragon. 

Autre dérive inquiétante, la classification en low-tech de productions en résine plastique imprimées en 3D, ainsi que l’usage immodéré de l’électronique Arduino(2), qui n’est pourtant ni low-tech, ni même libre. Parfois l’amusement laisse place à la consternation, comme par exemple avec l’hydroponie autoconstruite. Des légumes poussant hors-sol, dans un bain de nutriments contrôlé par ordinateur. Une alternative indispensable, tant il est vrai que l’humanité n’a jamais su cultiver la terre sans l’aide de l’informatique. Merci au low-tech lab de nous arracher à notre condition de chasseurs-cueilleurs ! 

Nous sont aussi exposés deux projets low-tech réalisés par des étudiants en école d’ingénieur, le bio-digesteur et la marmite norvégienne. L’accent est mis sur les vertus pédagogiques pour l’étude des sciences dures. À grand renfort de capteurs électroniques, de calculs savants et de semaines de prototypage, une boîte en bois isolée avec du polystyrène aura été conçue et testée. On apprendra à cette occasion qu’économiser l’électricité pour la cuisson n’est pas nécessaire en France où elle est principalement d’origine nucléaire, mais serait très adapté à la Pologne où elle est produite avec du charbon(3). Nous apprendrons aussi qu’il est nécessaire d’être ingénieur pour pouvoir « développer et documenter » des low-tech

Nous aurons aussi droit à un exposé du projet Nomade des mers(4), un voilier faisant le tour du monde ? Non, une «Plateforme d’expérimentation des low-tech, support de promotion et vecteur de diffusion, le Nomade des Mers a vocation à devenir un écosystème autonome exemplaire, porte-drapeau de l’innovation durable et solidaire ». À bord, la nourriture est produite en hydroponie et il s’agit d’aller collecter les low-tech partout dans le monde pour ensuite les redistribuer. Interrogé sur le risque de basculer dans le solutionnisme, son promoteur Guénolé Conrad nous expliquera que l’approche par l’anthropologie technique et le fait que ce soient des « acteurs de terrain » (eux-mêmes ingénieurs) qui se chargent de remonter les besoins aux chercheurs, permet de s’en prémunir. Une approche terriblement verticale, par des experts se posant en intermédiaires obligatoires, qu’est-ce d’autre que la pure définition du solutionnisme ? 

Parmi les participants, deux groupes assez remuants se feront entendre dans les commentaires. Les libristes réclament que Linux, le système d’exploitation pour PC, soit classé parmi les low-tech et les représentants des sciences humaines et sociales, demandent à être intégrés au projet de recherche universitaire. Curieusement, les propos les plus sensés seront tenus par le représentant du FabLab de l’Université Grenoble-Alpes, parfaitement conscient (et presque résigné) du volume de déchets produits par l’impression 3D. Il exposera aussi les difficultés réglementaires et sécuritaires relatives à la mutualisation de machines à bois, dangereuses pour quiconque n’en est pas familier. 

L’enjeu des low-tech n’est pas de juxtaposer aux technologies industrielles d’inoffensives alternatives « douces », cela ne reviendrait qu’à créer un nouveau marché de niche pour « consommateurs responsables ». Il s’agit de remplacer, autant que possible, les productions industrielles par des productions artisanales, adaptées à l’environnement direct de leur utilisateur, choisies, compréhensibles, réparables, adaptables et durables. Or, si les low-tech sont une condition nécessaire à la marginalisation des productions industrielles, elles ne sont sûrement pas suffisantes. Elles sont un moyen, mais en aucun cas ne doivent être considérées comme une fin. D’autres conditions sont indispensables, dont celle qui n’aura jamais été évoquée durant ce webinaire, consistant à remettre en cause la position de l’ingénieur, qui incarne plus souvent le problème que la solution. Comme tout expert, celui-ci ne devrait intervenir qu’en soutien à la conception, décidée démocratiquement par et pour les utilisateurs sur la base de leurs besoins. Dans le cas contraire, se poursuivra cette dérive dépolitisée consistant à empiler de gentillettes alternatives sous forme de catalogue du Concours Lépine low-tech(5), et charge aux « consomm’acteurs » d’y faire leur marché. Aujourd’hui, je mouds mon café en pédalant, demain je cuirai mes légumes au soleil, et l’industrie dormira tranquille. 

Nicolas Alep 

Notes et références
  1. Lire ma position à ce sujet dans Contre l’Alternumérisme de Julia Laïnae et Nicolas Alep, La Lenteur, 2020.
  2. NDLR : Arduino est la marque d’une plateforme de prototypage open-source qui permet aux utilisateurs de créer des objets électroniques interactifs.
  3. Lire à ce sujet Le Bluff du Nucléaire, le prétexte du climat de Jean-Luc Pasquinet, Libre et Solidaire, 2019.
  4. http://goldofbengal.com/expedition/nomade-des-mers/.
  5. Comme avec le Wiki du low-tech lab : https://wiki.lowtechlab.org/wiki/Accueil.

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