L’ÉCOLE PILOTÉE

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La rentrée scolaire est là. Et, avec elle, se prépare la dernière vague des écoles qui se lancent dans la rédaction des plans de pilotage préconisés par l’Administration générale de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles. Il est prévu que, d’ici 2020–2021, tous les établissements scolaires élaborent un plan de pilotage destiné à devenir leur « contrat d’objectifs » pour 6 ans.

QUELS OBJECTIFS LES PLANS DE PILOTAGE POURSUIVENT-ILS ?

Les plans de pilotage, aujourd’hui présentés comme l’une des premières mesures phares du Pacte d’Excellence, ont été pensés par le management façon McKinsey. Leur but est d’amener les enseignants à mettre en place de « bonnes pratiques » qui permettront d’améliorer notre enseignement. Ils feront reposer sur leurs épaules les changements à apporter sans remettre en cause les failles d’un système compliqué, organisé en réseaux concurrents. Et surtout sans en augmenter le budget.

Officiellement, il est clairement question de « faire évoluer » l’école afin qu’elle produise des « résultats satisfaisants en termes d’efficacité et d’équité ». Il s’agit :

«1| d’améliorer significativement les savoirs et compétences des élèves ;
2| d’augmenter la part des jeunes diplômés de l’enseignement secondaire supérieur ;
3| de réduire les différences entre les résultats des élèves les plus favorisés et ceux des élèves les moins favorisés d’un point de vue socio-économique ;
4| de réduire progressivement le redoublement et le décrochage ;
5| de réduire les changements d’école au sein du tronc commun ;
6| d’augmenter progressivement l’inclusion des élèves à besoins spécifiques dans l’enseignement ordinaire ;
7| d’accroître les indices du bien-être à l’école et de l’amélioration du climat scolaire. »

CONCRÈTEMENT, COMMENT LES PLANS DE PILOTAGE SE METTENT-ILS EN PLACE ?

Différentes étapes se succèdent : diagnostic, objectifs chiffrés, stratégies, contrôle et sanctions. Dans une première phase, l’équipe pédagogique détermine un diagnostic des forces et des faiblesses de son école, sur la base d’une enquête anonyme auprès des enseignants, élèves et parents. Forte de ces constats, l’équipe dégage ensuite des projets spécifiques à l’amélioration de l’établissement. Ces projets sont alors soumis à l’approbation du Service Général de l’Inspection et deviennent un contrat d’objectifs qui lie les enseignants pour une durée de six ans. Mis en application, le contrat est évalué annuellement.

Ce sont les 88 délégués aux contrats d’objectifs, formés par McKinsey, qui approuvent, désapprouvent et contrôlent après 3 et 6 ans les performances de chaque établissement. En cas d’écart, ils peuvent lancer différents types d’actions :

  • si l’échec n’est pas imputable à l’établissement, le plan est réactualisé et ses objectifs adaptés ;
  • en cas d’« incapacité » ou de « mauvaise volonté manifeste », l’établissement fait l’objet d’un « suivi rapproché » ou d’une « procédure d’audit externe » ou subit des sanctions de type réduction de moyens de fonctionnement ou voit sa direction écartée et remplacée par un « manager de crise » ;
  • s’il est un établissement « en difficultés », il bénéficie d’un « dispositif de contractualisation » avec audit, « dispositif de rattrapage spécifique », « évaluation annuelle ».

DERRIÈRE LES MOTS

Visées et déclarations d’intentions louables que celles qui sont ainsi énoncées par le Groupe Central dans son Avis n°31, véritable vitrine du Pacte : « faire évoluer l’école », « améliorer les savoirs et les compétences », « augmenter le nombre de diplômés de l’enseignement secondaire supérieur », « réduire les différences entre les résultats des élèves les plus favorisés et ceux des élèves les moins favorisés d’un point de vue socio-économique », « réduire progressivement le redoublement et le décrochage », « accroître les indices du bien-être à l’école et de l’amélioration du climat scolaire », etc.

Le discours de l’évidence est ici à l’œuvre. Des « évidences faibles » qui sont relayées afin d’obtenir l’approbation de l’opinion et de séduire les pouvoirs organisateurs, enseignants, parents et… mandataires publics. Mais au-delà de ces arguments de légitimation des plans de pilotage et du Pacte lui-même, d’autres mots utilisés sont révélateurs de l’idéologie managériale et des finalités réelles sous-jacentes aux plans de pilotage.

Les termes mêmes de « gouvernance », « plan de pilotage », « leadership du directeur », « responsabilisation des équipes », « contractualisation »… témoignent de l’intrusion, dans les discours officiels, du vocabulaire de l’entreprise. Au-delà de l’effet de style, de la simple métaphore, du vernis langagier aux connotations rassurantes d’expertise, de rendement, d’efficacité éprouvée, sa présence dénote aussi d’une réelle intention d’organisation de l’école sur le modèle (et avec les méthodes) du privé, conjointe d’un pas réel vers la privatisation de ce qui fonctionnait jusqu’à aujourd’hui comme réseau public de l’enseignement.

Ainsi, le vocable « gouvernance », est dérivé d’un terme anglosaxon lié au management des entreprises : il désigne la manière de gouverner, d’exercer le pouvoir dans un domaine public ou privé. Les « plans de pilotage », termes initialement utilisés dans la navigation aérienne, maritime… revêtent l’apparence lénifiante d’un « guidage » optimal, d’une « conduite » parfaitement maîtrisée, envisagée dans tous ses aspects, se fondant sur des prévisions, des possibilités d’itinéraires alternatifs, de réorientations, etc. Mais la technique managériale mise au point par l’entreprise (et issue du lean management, du toyotisme), le plan de pilotage évoque surtout une méthode d’organisation du travail visant à limiter le gaspillage, réduire les coûts et mettre sous pression les travailleurs pour atteindre des objectifs de rendement.

L’anglicisme leadership (du directeur) », comme « gouvernance », « pilotage », et ci-dessous « manager de crise », souligne lui aussi l’orientation lean management, avec son renforcement de la direction en général, que ce soit celle du chef d’établissement, des DZ (directeurs de zone) et des DCO (délégués aux contrats d’objectifs), au cœur d’un système remanié dans le sens d’une plus grande hiérarchisation, d’un plus grand contrôle et de plus de contrainte, voire de coercition.

Le « manager de crise » sera le spécialiste intervenant sur des questions ponctuelles, après écartement de la direction, dans le cadre d’un dispositif d’urgence, momentané et transitoire, et dont la mission sera d’initier des changements visant à améliorer les performances et la compétitivité d’une entreprise (et de l’école considérée comme telle, désormais).

La « responsabilisation » des équipes et des enseignants (implicitement, les acteurs de terrain n’étaient donc pas responsables auparavant ?) indique clairement sur quelles épaules s’exercera le poids de la réalisation des objectifs, à savoir la réussite des élèves. Jusqu’à présent, lorsque les professeurs effectuaient correctement leur travail, on ne pouvait légitimement leur reprocher les éventuels mauvais résultats de leurs étudiants. Désormais les enseignants en seront les responsables.

L’expression « contrats d’objectifs » met en avant cette contractualisation, cet engagement et, quelque part, cet « emprisonnement » des équipes, avec la menace, on l’a vu plus haut, de lourdes conséquences comme la réduction de la subvention traitement de l’établissement en cas de rupture de contrat ou d’échec des résultats. Ce qui, soit dit en passant, ne va pas améliorer la situation d’une école en difficulté. Quelle ambiguïté que cette note – qui pourrait disparaître aisément lors d’un réajustement ou d’une remise à jour du Pacte – qui stipule que le contrat d’objectifs n’impose pas aux établissements une obligation de résultats, mais bien une « obligation de moyens ». La nuance qu’elle apporte change-t-elle quelque chose, finalement, aux sanctions énoncées par l’Administration ?

Les « indicateurs de performance » font aussi partie de la terminologie issue du lean management. Cependant quels sont ces indicateurs de performance ? Qui détermine le niveau de performance ? Est-il « ambitieux » ou simplement au service des besoins du marché du travail ? Comment sera définie la notion de réussite ? Les risques de dérive des plans de pilotage sont énormes, baisse de niveau ou élitisme selon les établissements.

Enfin, dans les formations prodiguées aux délégués aux contrats d’objectifs, McKinsey met en avant trois objectifs principaux : « efficacité », « efficience » et « équité ». Mais la définition qu’en donne la firme de consultance en management est la suivante :

  • efficacité totale : mettre en place des modes opératoires et des normes auxquelles il faut se soumettre, rendre des comptes ;
  • efficience : faire plus avec moins ;
  • équité : assurer l’acquisition de compétences minimales susceptibles de permettre à tous d’accéder à un emploi. Et cela n’est pas mis au service de valeurs de citoyenneté critique, d’émancipation des élèves, de justice sociale et d’égalité. Il s’agit de désamorcer la bombe sociale et de viser la rentabilité.

On est bien loin d’un enseignement émancipateur qui donnerait à tous les outils nécessaires à construire du sens. Pour réussir à apprendre, un enfant doit construire un rapport au savoir et c’est aussi le cheminement accompli, l’autonomie acquise qui comptent. La formation philosophique, critique, citoyenne, la capacité à se remettre en question mènent aussi à la démocratie et à l’émancipation mais semblent délaissées au profit de compétences visant inculquer un comportement docile et des compétences essentiellement soumises au marché du travail.

Or nous voulons « une école qui forme des citoyens critiques, capables de comprendre les évolutions et les défis de la société, mais également capables de résister et de participer à la transformation du monde. »

AMBIGUÏTÉS ET CONTRADICTIONS

Les discours officiels soulèvent bon nombre de questions inhérentes à la mise en place effective des plans de pilotage. Qu’en sera-t-il sur le terrain ?

Tout d’abord, la rédaction des plans, censée s’effectuer  avec toute l’équipe, sera-t-elle, dans les faits, accomplie seulement par quelques-uns, par exemple, la direction et quelques collaborateurs choisis ? Les enseignants en seront-ils vraiment les concepteurs ou deviendront-ils exécutants ?

Dans le fonctionnement des écoles, certains mettent en place avec enthousiasme un travail collaboratif piloté, comme si auparavant cela n’existait pas. D’autres, habitués à une hiérarchisation toute puissante veillent soigneusement à garder la main sur une manière de fonctionner, pas toujours très démocratique ni respectueuse de tous les enseignants et de leurs élèves.

D’autre part, les méthodes standardisées utilisées pour élaborer les plans ont soigneusement prévu d’éliminer les décisions qui ne sont pas du ressort des enseignants. Ainsi, dans la technique de « l’arbre à pourquoi » prônée par McKinsey, les équipes seront amenées à prendre conscience des critères qui se trouvent en dehors de leur zone d’influence afin de les éliminer. Cette tactique permet de ne garder que les stratégies peu coûteuses, de ne pas aborder le macro (les vraies causes socio-économiques des problèmes) et de ne se concentrer que sur le micro. Dès lors, les équipes qui ont choisi avec enthousiasme d’élaborer des stratégies innovantes seront, dans un deuxième temps, déçues de leur enfermement dans d’étroites limites d’action. En effet, certains éléments du système sont instaurés en l’absence des moyens : par exemple, la remédiation s’effectue sans obligation de présence pour les élèves. L’« évaluation bienveillante » et le passage d’élèves dans la classe supérieure sans véritable suivi personnalisé risquent d’entraîner une baisse du niveau pour certaines écoles…

Ensuite, le métier d’enseignant sera revu. Un professeur sera amené à exercer une diversité de tâches qui ne se limitent pas à enseigner devant la classe, à connaître (sur base volontaire) une mobilité professionnelle pouvant prendre plusieurs formes : changer d’attributions ou de fonctions au sein de l’établissement. Il est même préconisé par l’Avis n°3 une « re-qualification professionnelle permettant des réorientations de carrière en fonction des aspirations ou de la pénurie constatée dans certaines fonctions ». Au programme, donc : enseignants taillables et corvéables à merci, surcharge de travail, mobilité, précarisation, pertes d’emploi, dont les premières seront probablement liées aux économies visées par la fusion au sein du qualifiant des deux filières technique et professionnelle et la très forte diminution de l’enseignement spécialisé.

Par ailleurs, du point de vue de la gouvernance, on observe une focalisation sur les aspects procéduraux, un désintérêt pour les aspects réflexifs concernant les choix pédagogiques à opérer, une pression exercée sur les directions, le recours au coaching individuel qui nie la dimension collective, l’émergence de personnalités narcissiques dans l’échelle hiérarchique, une logique exacerbée de la productivité qui entraînera épuisement et mise à l’écart des « moins performants ». Les plans de pilotage s’occupent donc seulement du « comment faire avec », ne s’attaquent pas aux vraies causes sociales des inégalités et se débarrassent d’elles sur les acteurs de terrain.

Et tant qu’à parler de plans de pilotage qui, au final, pilotera vraiment le système éducatif ? un ministre ? un pouvoir régulateur (PR) composé de politiques ou de privés ? La création d’une organisation d’intérêt public (OIP) servant de pouvoir régulateur permet de mettre en œuvre les plans de pilotage du Pacte d’Excellence. À sa tête, ce n’est pas un chercheur ou un pédagogue qui a été désigné, c’est Renaud Witmeur, président du comité de direction de la SOGEPA où il travaillait au redéploiement économique de la Wallonie.

Manifestant plus qu’un intérêt pour l’enseignement, le marché du travail prend ainsi les commandes du secteur de l’éducation. Et tout cela, pour quels résultats ? Cette nouvelle gouvernance permettra-t-elle d’atteindre des objectifs de hausse du niveau, d’équité ? Ce qui est opérationnel, fonctionnel et efficace pour le privé l’est-il aussi pour l’école ? À cadrage serré, résultats assurés ? Une gestion excellente (prévision, planification, évaluation, responsabilisation et contractualisation, imposition de méthodes standardisées…) impliquerait-elle forcément le succès ?

FAUSSE DÉMOCRATIE

La démocratie, ce n’est pas que des mots. C’est d’abord de la transparence. Ce qu’il n’y a eu ni dans les termes des discours officiels ni dans le processus d’élaboration : être consulté dans le cadre de ce qui est appelé « processus participatif » ou contribuer à l’application (et ce, sous contrat) de mesures n’équivaut pas à véritablement prendre part aux décisions.

D’autre part, en quoi les plans de pilotage instaurent-ils plus de démocratie (participative) dans l’école même ? À nouveau, tout le monde n’est pas inclus : qu’en est-il des élèves ? S’ils ont été approchés par questionnaire au départ du Pacte, et le seront encore avant d’établir les plans de pilotage, participent-ils pour autant au fonctionnement de l’école ? Interviennent-ils aux conseils de classe, dans la conception des plans, du projet d’école, du règlement d’ordre intérieur, des sanctions… ? En outre, l’instauration d’un « carnet individuel » de l’élève, présenté comme devant assurer un meilleur suivi pédagogique, ne risque-t-il pas de fonctionner aussi comme un instrument de surveillance et de contrôle ? Un devoir de réserve est-il prescrit aux équipes qui y auront accès ? Ce dossier sera-t-il toujours dans de bonnes mains ? Quid d’un droit à l’oubli ?

Enfin, les outils informatiques d’évaluation des plans de pilotage (provenant eux aussi de McKinsey et prévus initialement pour améliorer le niveau des performances) constitueront-ils les dossiers « à charge » qui permettront de prendre des sanctions contre des responsables précis ou contre la totalité de l’équipe ?

Pour conclure, ni les objectifs de suppression du redoublement, d’excellence (devenue synonyme de performance), ou d’équité (au véritable sens du terme) ni les méthodes imposées ne répondent à des finalités démocratiques. Loin de lutter contre le marché scolaire, la mise en concurrence des écoles et des réseaux, la transformation qui est en train de s’opérer dans nos écoles en consacre les modalités et risque de renforcer les inégalités profondes que nous connaissons aujourd’hui. La mixité sociale et la réduction des disparités entre les élèves est mise de côté. La nécessité d’un refinancement de l’enseignement est complètement évacuée. Il s’agit de travailler en enveloppe fermée. Non seulement l’enseignement devient un maillon du capitalisme, une sous-traitance implicite de l’entreprise, mais il en transmet également les valeurs. La solution n’est pas de modifier, de faire évoluer le système d’enseignement actuel mais de le repenser entièrement.

Geneviève Druart, Michèle Janss, avec l’aide des membres de la régionale bruxelloise de l’APED

Former des citoyens critiques et capables d’agir à la transformation du monde est, aux yeux de l’Aped, l’objectif qui nécessite les réformes les plus urgentes et radicales de l’École. Loin de la soumission actuelle au monde du travail, il s’agit de promouvoir une éducation où la coopération est supérieure à la compétition, où la réussite individuelle n’entrave pas le progrès de tous. L’Aped réclame une école réellement égalitaire et démocratique.

www.ecoledemocratique.org

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