LE TEMPS LIBRE, UN MOYEN DE CHANGEMENT SOCIAL

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La croissance du PIB étant responsable de la crise environnementale et climatique, la réduction du temps de travail apparaît désormais comme la seule solution envisageable pour en finir avec le chômage. Formulons donc l’hypothèse que le gouvernement vote des lois qui fixent la norme de la semaine de travail à 3 jours et l’aménagement de l’année de travail sur 6 mois(1). Deux salariés partagent un même poste de travail sur la semaine en travaillant 3 jours ou deux médecins, entrepreneurs, artisans, etc., partagent le même cabinet ou la même entreprise en travaillant 6 mois par an. Même si le temps libre est la condition d’un changement de mode de vie, il est important de préciser que les 4 jours de temps libre ne sont pas une fin en soi, mais un moyen. En effet, ce n’est pas le temps libre mais les activités pratiquées durant le temps libre qui provoqueront un changement de mode de vie et une transformation sociale.

Afin d’en comprendre les enjeux, il apparaît nécessaire d’identifier les motivations, souvent inconscientes, qui incitent à travailler. L’activité professionnelle ne procure pas qu’un revenu et une protection sociale. Au-delà du fait qu’il est préférable de travailler que d’être au chômage, des études font apparaître qu’avoir un emploi est la condition du bonheur et de l’émancipation. Ces études montrent que ce ne sont pas forcément les missions, les fonctions ou les tâches, souvent répétitives et routinières, mais les conditions d’exercices liées à l’activité professionnelle qui rendent le travail désirable. En effet, en permettant au salarié de retrouver ses collègues de travail au quotidien, l’activité professionnelle lui donne les moyens de se socialiser. Son intégration professionnelle lui procure un statut et une identité qui lui permettent de se définir et d’exister socialement. En lui procurant les moyens de s’occuper, d’éprouver le sentiment d’être utile et de s’affirmer par rapport aux autres, la pratique d’une activité professionnelle lui donne également les moyens de nourrir l’estime qu’il a de lui. En prescrivant des objectifs à atteindre, l’entreprise lui procure une raison de vivre qui lui évite de se poser trop de questions sur le sens de son existence. L’entreprise n’apparaît donc pas comme un simple moyen de production, mais comme un « bac à sable » pour de grands enfants qui s’amusent à jouer aux adultes. C’est-à-dire un terrain de jeu qui donne aux acteurs économiques les moyens de s’intégrer socialement et de nourrir l’estime de soi en jouant le rôle social d’un patron, d’un employé, d’un cadre, d’un petit chef, etc.

Même si elle est désirable, la semaine de 3 jours révèle les enjeux de l’usage du temps libre et donc de la liberté. Comme le faisait remarquer Hannah Arendt, « C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. »(2) Un système social s’organise autour de la pratique d’une activité, dont l’emploi du temps coordonne toutes les autres. Depuis la maternelle, l’individu a pris l’habitude de déléguer à l’école, à l’université et à l’entreprise la responsabilité d’organiser son emploi du temps hebdomadaire et de structurer le rythme de sa vie (jour de travail et de repos, congés payés, vacances scolaires). La norme de la semaine de travail étant de 5 jours, l’emploi du temps professionnel coordonne les autres activités et structure le rythme de la société au quotidien. Comme un salarié dispose de 2 jours de repos hebdomadaire, de 5 semaines de congés payés et de quelques heures de temps libre après sa journée de travail, l’aménagement de son emploi du temps personnel peut relever de son initiative.

La plupart des individus n’ont pas conscience que la confrontation à 4 jours de temps libre pourrait être une épreuve traumatisante. Pour s’en persuader, il suffit d’observer le salarié qui a consacré toute sa vie à travailler au moment du départ à la retraite. Souvent présentée comme un moment de repos bien mérité, de liberté retrouvée et de rêves à concrétiser, la retraite apparaît comme un objectif désirable à atteindre. Encore faut-il que le retraité ait pris le temps de la préparer. Ayant perdu ce qui lui imposait des contraintes horaires et qui le motivait à se lever le matin, il se retrouve totalement désœuvré. Puisque durant sa vie active, l’entreprise était son principal lieu de socialisation, du jour au lendemain, le retraité se retrouve isolé, coupé du rapport aux autres et à la société. S’il ne l’a pas préparée, la confrontation au temps libre peut très vite devenir une source d’ennuis, de désœuvrement, d’anxiété, d’angoisse et donc une expérience traumatisante qui peut conduire à une dépression, voire au suicide. Une étude de 2002 montre que 15 à 30% des personnes âgées de plus de 65 ans souffrent de dépression(3). Selon une étude du CepiDc-Inserm, 28% des 10.400 suicides survenus en France en 2010 concernaient des personnes âgées de plus de 65 ans(4). Afin d’éviter la « dépression nerveuse collective »(5) que craignait Keynes, il est donc nécessaire que l’organisation des 4 jours de temps libre ne repose pas exclusivement sur les épaules de chaque individu.

Pour que ces 4 jours de temps libre provoquent une transformation sociale désirable, un nouveau modèle d’intégration sociale devra être en mesure de procurer aux ouvriers, aux employés, aux cadres, ainsi qu’aux entrepreneurs, aux professions libérales, etc., un nouveau « bac à sable ». C’est-à-dire, les moyens de s’intégrer, de se socialiser, de nourrir l’estime de soi, de s’accomplir et de donner un sens à sa vie en pratiquant 4 jours par semaine ou 6 mois par an une activité d’amateur(6) qui n’a pas de finalités économiques (formation, artistique, manuelle, sportive, recherche, etc.). Un ministère du Temps libre(7) devrait avoir la mission, d’une part, de proposer un nouvel emploi du temps collectif qui structurera la vie sociale autour de ces activités de 9h00 à 17h00 et, d’autre part, de coordonner et de financer les moyens matériels et humains destinés à les mettre en œuvre. En transformant le rapport à soi et aux autres, cet emploi du temps favorisera l’émergence de nouveaux modes de vie et une transformation sociale. Ne gaspillant pas de ressources et ne rejetant pas de CO2, l’organisation de la société autour de ces pratiques amateurs favorisera l’inversion des processus écologiques et climatiques en moins de 10 ans.

Jean-Christophe Giuliani

Notes et références
  1. Giuliani Jean-Christophe (2017), La réduction du temps de travail peut-elle supprimer le chômage ?, Mouvement Pour un Développement Humain, [En ligne]. (consulté le 25 mai 2019), http://www.mouvementpourundeveloppementhumain.fr/nos-fondements-theoriques/en-finir-avec-le-chomage-un-choix-de-societe/la-reduction-du-temps- de-travail-peut-elle-supprimer-le-chomage/
  2. Arendt Hannah, Les conditions de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, page 37.
  3. Lefebvre des Noettes, V. Epidémiologie psychiatrique. Neurologie-Psychiatrie-Gériatrie (NPG), 2002; janvier février (7) : 10–15.
  4. Comité National pour la Bientraitance et les Droits des Personnes Agées et des Personnes Handicapées, Prévention du suicide chez les personnes âgées, [En ligne] (consulté le 17 février 2018), http://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/CNBD_Prevention_du_suicide_Propositions_081013.pdf .
  5. Keynes John Maynard, Essais de persuasion, [En ligne], 2e édition, Paris, Gallimard, 1933, page 175, (consulté le 1 avril 2019), http://classiques.uqac.ca/classiques/keynes_john_maynard/essais_de_persuasion/keynes_essais_persuasion.pdf
  6. Amateur du latin amator, celui qui aime.
  7. Wikipédia, Ministère du temps libre, [En ligne] (consulté le 17 février 2018), https://fr.wikipedia.org/wiki/Ministre_du_Temps_libre

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