LE MILITANTISME SECTAIRE

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Le militantisme, j’y ai cru, j’y crois toujours mais avec une lucidité nouvelle apportée par l’expérience et l’actualité. Selon les individus, militer peut signifier : trouver un sens à sa vie, faire du lien social, exprimer son côté altruiste, résister à l’ignominie et à la barbarie, pour le versant positif ; mais cela peut aussi correspondre à une façon de passer le temps « en attendant mieux » (le couple, le mariage, les enfants, la situation professionnelle ou le grand voyage de ses rêves), de sublimer sa libido, de répandre sa frustration et sa colère, de soigner ses complexes et blessures d’enfance, de manipuler ses camarades, de leur faire la leçon, et même de les agresser sans craindre un retour de bâton social, professionnel, juridique, ou physique (puisque nous sommes par essence non violents). Quant à l’activisme vu comme un exutoire pour un trop plein d’énergie, ce n’est ni négatif ni positif en soi, mais neutre. Tout dépend de ce à quoi l’énergie est utilisée. Rosa Luxemburg, Augusto Pinochet, Nelson Mandela, Nicolas Sarkozy, Giovanni Falcone, Bart De Wever, l’abbé Pierre, Bob Denard, etc., autant d’individus aux parcours divers qui ont ou avaient en commun de disposer d’une énorme réserve d’énergie au service de leur cause. Comme ailleurs, le militantisme attire donc des profils psychologiques divers, pour le meilleur et pour le pire. Il n’est cependant pas rare qu’il porte atteinte à la socio-diversité pour se métamorphoser en mouvement quasi sectaire, même en l’absence de gourou et de motivation financière. Il suffit de se persuader que l’on appartient au camp du Bien et qu’il faut éradiquer celui du Mal par tous les moyens, ou presque(1). On entre ainsi en religion, ou pire, dans une croisade.

Dans les années 1990, à Liège, j’ai fait partie du Front antifasciste (FAF), séduit par la noblesse de la cause. AGIR, un groupe d’extrême droite, se présentait aux élections communales de 1994. Il fallait réagir (sans mauvais jeu de mot). Le FAF partit donc chahuter leurs réunions privées et organisa une grande manifestation jusqu’à leur local dans le quartier d’Outremeuse, pour les conspuer. Un peu plus tard, nous avions rejoint les antifascistes français de Ras l’Front à Strasbourg, tous ensemble contre le Front national de Jean-Marie Le Pen qui promettait de faire une percée aux élections européennes. Le tout avec une efficacité certaine sur le plan local – la disparition d’AGIR après une déculottée électorale – mais moins sur le plan européen puisque le FN obtint quand même 11 députés. Déjà, à l’époque, je n’étais pas partisan des charivaris devant le local des néo-fascistes, intuitivement convaincu, comme Voltaire, que la meilleure façon de les combattre n’est pas de les empêcher systématiquement de s’exprimer, ni de les humilier, mais de contrecarrer leurs idées avec d’autres idées dans l’espace public(2). Nous tombions ainsi inconsciemment dans ce que nous dénoncions, les agissements anti-démocratiques. Je me souviens aussi d’avoir participé à une réunion où un « antifa » chevronné de nationalité française nous harangua avec des formules à l’emporte-pièce, exprima des points de vue dogmatiques et prit des postures politiquement correctes. Ainsi, « par antiracisme », disait-il, nous étions priés de « toujours prendre la défense d’un immigré ou d’un allochtone, quelle que soit la situation, sous peine de faire le jeu des fachos(3) » [je souligne]. Tout électeur ayant voté pour l’extrême droite, même pour la première et peut-être seule fois, était assimilé à un vrai fasciste et par conséquent était diabolisé. Les nuances n’étaient pas de mise, car certainement faisaient-elles aussi « le jeu des fachos ».

En toute logique, le FAF soutenait inconditionnellement le personnel politique institutionnel, car la stratégie pour contrer le « retour de la bête immonde » l’exigeait. Ces antifas feignaient d’ignorer que ces mêmes politiques appliquaient avec zèle les recettes néolibérales qui fabriquaient de l’électeur d’extrême droite à la chaîne. Pragmatiques, presque cyniques ! Et sur un plan micro-politique, certains supérieurs hiérarchiques pouvaient par ailleurs se comporter en fascistes ordinaires avec leurs subordonnés, le triangle rouge apposé sur le revers du veston. Une telle hypocrisie m’avait dégoûté au point que je quittai finalement le FAF sur la pointe des pieds. Je pensais que, d’une part, le combat contre la nébuleuse néo-fasciste devait changer de méthodes. D’autre part, qu’il fallait lucidement et courageusement repérer toutes les formes d’extrémisme : les mouvements et partis d’extrême droite – les plus visibles, mais qui n’avaient pas encore de pouvoir politique à l’époque –, et toutes les politiques de l’extrême centre détenant, elles, le pouvoir depuis 1979 avec l’arrivée de la « sorcière » Margaret Thatcher à la tête de l’exécutif du Royaume-Uni(4).

Une vingtaine d’années plus tard, les choses ont évolué et même dégénéré, en ce qui concerne le sectarisme. Est apparu entre-temps le concept d’« intersectionnalité », qui fait un tabac chez les jeunes (mais pas seulement). Il ne s’agit pas uniquement de faire converger toutes les luttes pour abattre le capitalisme, sans faire de distinctions oiseuses. Ainsi, l’attaque d’une boucherie par des vegans, la revendication de la PMA et de la GPA pour tou·te·s, un flash mob pour la justice climatique et l’occupation d’une usine en grève pour s’opposer à une délocalisation seraient toutes tactiques payantes pour miner le système d’oppression. Bientôt un autre pas allait être franchi : maintenant, c’est comme si les luttes identitaires étaient devenues prioritaires dans le plan d’attaque global, le capitalisme ayant pris le visage détesté du patriarcat, considéré comme la cause des causes des souffrances de l’humanité depuis l’apparition de l’homo sapiens sapiens. L’anarchiste Murray Bookchin reconnaissait le rôle du patriarcat, mais ne lui donnait pas plus d’importance que l’exploitation de classe, l’étatisme, l’avarice, le militarisme et la croissance(5). L’anthropologue Gérard Mendel remarquait à la fin de sa vie que si la structure patriarcale existait toujours, elle n’était cependant plus capable d’être la source de l’autorité(6). L’agiter alors comme un croque-mitaine équivaut à s’en prendre vainement et sans risque à une institution aujourd’hui affaiblie, comme l’est aussi l’Église(7) (autant de « spectres », aurait dit Max Stirner). Comme l’ont bien vu Pièces et main d’œuvre et Neil Postman avant eux(8), de nos jours la source de l’autorité provient des technocrates qui contrôlent la mégamachine, qui peuvent clamer sincèrement leurs penchants pour le féminisme, la théorie du genre, le véganisme, l’anti-spécisme… et le transhumanisme. À l’été 2018, un lecteur de La décroissance s’était offusqué que je rapproche, dans mon article « Notre catastrophe, un fardeau indispensable » (n°131), les causes des LGBTQI+ et des transhumanistes, arguant que la seconde était d’essence totalitaire, contrairement à la première. Pourtant, il n’y avait de ma part aucun fantasme ou amalgame douteux. Il suffit de se renseigner. Par exemple, Randy Wicker (né en 1938), le principal militant pro-clonage aux États-Unis et fondateur du site humancloning.org, est également un vétéran de la lutte pour les droits des homosexuels. « Pour ce qui est de la communauté transgenre, que serait plus transhumain que de vouloir changer de sexe ou, encore plus radical, de choisir un nouveau genre biologique ? (9)», avance le transhumaniste « démocratique radical » James Hughes, qui voit effectivement les transsexuels comme les« troupes de choc du transhumanisme(10)». Autre exemple ? FM-2030(11) considérait l’androgénie comme un des aspects du transhumanisme. Après cette très brève enquête, nous pouvons déjà conclure que la frontière entre les deux mouvements est bel et bien poreuse. Toutefois, il suffirait que le milieu LGBTQI+ prenne officiellement ses distances avec les transhumanistes, si du moins il en a la volonté… La mise à mort définitive du patriarcat et les droits des minorités sexuelles discriminées, cela vaut-il de mordre dans ce fruit vénéneux, et d’ainsi faire le jeu des fascistes transhumanistes(12) ?

Les résistants authentiques sont aujourd’hui coincés entre deux candidats en compétition pour la tyrannie : l’extrême droite politique(13) et le techno-progressisme. Par-delà la défense de sa spécificité, chacun voudrait idéalement imposer son modèle de société, le premier par le truchement des élections pour conquérir le pouvoir ; le second par un lobbying politique, juridique et médiatique dont la première étape est de faire taire les voix discordantes(14), et donc d’empêcher la liberté d’expression, cette liberté d’expression que les progressistes associent maintenant pernicieusement à l’alt-right(15). Quel que soit le gagnant, le résultat sera le même : le totalitarisme, où la seule liberté restante sera celle de consommer. En voilà une sacrée ruse de l’Histoire, n’est-ce pas, amis marxistes ?

Bernard Legros

Notes et références
  1. Comme cet appel à l’autodafé visant le journal La décroissance lancé sur le site Rebellyon. info en août 2019, mis en application à Bure peu après. Cf. « La peste brune de retour sous un nouveau masque », in La décroissance, n° 162.
  2. Cf. Raoul Vaneigem, Rien n’est sacré, tout peut se dire. Réflexions sur la liberté d’expression, La Découverte, 2003.
  3. Ceci ou cela va « faire le jeu des fachos » était le principal mantra au FAF.
  4. Cf. Alain Deneault, Politiques de l’extrême centre, Lux, 2016.
  5. Cf. Murray Bookchin, Une société à refaire, Écosociété, 1989/1993.
  6. Cf. Gérard Mendel, Une histoire de l’autorité. Permanences et variations, La Découverte, 2002.
  7. Du moins en Europe. Il est tout aussi grotesque d‘entendre des militants laïques d’arrière-garde affirmer que l’ennemi principal, en 2020, est toujours et invariablement le curé.
  8. Cf. Neil Postman, Technopoly. Comment la technologie détruit la culture, L’Echappée, 2019.
  9. https://iatranshumanisme.com/transhumanisme/politique-transhumanisme-james-hughes.  James Hughes aux États-Unis, Marc Roux en France et Didier Cœurnelle en Belgique s’opposent à leurs pairs transhumanistes d’obédience libertarienne (Kevin Warwick, Peter Thiel, Ray Kurzweil, Max More, Dmitry Itskov, etc.) en souhaitant démocratiser les avancées biotechnologiques.
  10. Cité in Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Desclée de Brouwer, 2018, p. 28.
  11. De son vrai nom Fereidoun M. Esfandiary, écrivain et philosophe américain (1930–2000).
  12. Cf. Michel Weber, Contre le totalitarisme transhumaniste. Les enseignements philosophiques du sens commun, Fyp, 2018.
  13. Faussement appelé populisme. Je ne parle même pas ici de l’extrême droite religieuse, chrétienne, juive ou islamiste, moins hautes sur l’échelle de la dangerosité.
  14. Y compris par des campagnes de calomnies sur les réseaux asociaux. Iels se disent « radicaux », mais iels sont avant tout lâches, fourbes et de surcroît addicts aux technologies de ce capitalisme qu’iels prétendent honnir.
  15. Qu’en aurait pensé Simone Weil, femme juive, proche du milieu ouvrier, qui a toujours fendu la liberté d’expression ?

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