LA LIBERTÉ EST-ELLE COMPATIBLE AVEC L’ULTRALIBÉRALISME ?

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Kairos 43

La doctrine idéologique ultralibérale est souvent présentée comme étant celle qui défend les libertés individuelles. Puisque nous sommes tous épris de liberté, il apparaît difficile de s’opposer à ceux qui se présentent comme ses défenseurs. Le principe de liberté défendu par les ultralibéraux est souvent associé à des revendications économiques : le libre marché, la liberté du commerce, la liberté des prix, la liberté du travail, etc. La question qu’il apparaît pertinent de se poser est donc celle-ci : la liberté est-elle compatible avec l’ultralibéralisme ?

Être libre consiste à avoir la capacité et l’exercice du pouvoir de choisir et de faire. Disposer d’un degré de liberté suppose être confronté à une alternative et que le choix implique un renoncement. Par exemple, en choisissant de travailler moins, d’une part, je choisis de gagner moins et, donc, d’adopter un mode de vie plus sobre. D’autre part, je renonce à gagner plus et, donc, à un mode de vie ostentatoire. La notion de liberté étant vaste, je me contenterai de l’aborder à partir du rapport au temps et de l’accès aux subsistances..

L’individu et le temps étant étroitement liés dans l’action qui se vit au présent, il lui est impossible de se consacrer à une action, à une relation ou à une discussion sans être présent physiquement et temporellement. La durée d’une semaine étant de 168 heures, le degré de liberté dont dispose un individu est étroitement lié au choix des actions qu’il peut mener durant ce laps de temps limité. Pour assurer sa subsistance, un salarié doit consacrer du temps à une activité professionnelle en échange d’un revenu. En vendant son temps, il en perd la propriété et, donc, la liberté d’en faire un usage personnel. Selon un sondage paru en 2015, 93% des sondés affirment que l’équilibre des temps de vie professionnelle, familiale, associative…, est un sujet de préoccupation important. L’équilibre n’étant pas atteint, 71% des salariés déclarent manquer de temps pour profiter de leurs proches ou avoir plus de loisirs(1).

Qu’il soit employé, ouvrier ou cadre, pour être libre, il doit pouvoir choisir d’avoir une vie équilibrée entre sa vie professionnelle, familiale et personnelle. Puisque c’est le temps de travail qui détermine l’accès au temps libre, la première condition de l’accès à la liberté est donc d’avoir le choix entre travailler plus ou travailler moins. Étant pour la liberté, les ultralibéraux affirment que ce choix doit relever d’une négociation entre le salarié et l’employeur. Un cadre souhaite postuler à un poste de chef secteur dans la grande distribution. Comme il désire mener une vie équilibrée en dehors de son activité professionnelle, lors de l’entretien d’embauche, au nom de la liberté, il souhaite négocier avec le recruteur la possibilité d’exercer son emploi à mi-temps : 3 jours par semaine ou 6 mois par an. Puisque ce choix pourrait être interprété comme le signe d’un manque de motivation, il risquerait de ne pas obtenir cet emploi au profit d’un autre qui ne compterait pas ses heures. Pour l’obtenir, il n’aura donc pas d’autres choix que celui d’accepter de travailler 5 jours par semaine. Une négociation peut avoir lieu sur une base libre et non faussée si les deux parties en présence sont de force égale. Si l’un des deux est dépendant de l’autre, il ne peut pas y avoir d’accord libre. La France comprend plus de 6,6 millions de personnes inscrites à Pôle emploi(2). Tant que 22,6% de la population active(3) sera sans emploi et à temps partiel « subi », le rapport de force sera en faveur des employeurs. À cause du chômage et de la peur du chômage, ce choix ne peut donc pas relever d’une négociation individuelle. Pour que cette négociation soit libre et non faussée, une loi doit fixer la durée légale de la semaine de travail à 3 jours et autoriser l’aménagement de l’année de travail sur 6 mois. La loi votée, s’il le souhaite, un salarié aura la liberté de négocier avec son employeur le droit de « travailler plus pour gagner plus ».

Pour que la réduction du temps de travail soit viable, les heures travaillées doivent assurer la subsistance du salarié et celle de sa famille : se nourrir, se loger, payer ses factures d’eau, de gaz et d’électricité et assurer un minimum de confort matériel. En travaillant à mi-temps, le cadre de la grande distribution gagnera moins. Le prix des subsistances ayant été dérégulé par l’Ordonnance n°86–1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence(4), il sera confronté à une hausse des prix avec un revenu en baisse. Par exemple, à cause de la dérégulation des prix, de 1985 à 2013, le prix moyen du m² d’un appartement neuf est passé de 1.268 à 3.884€, soit une hausse de 206%(5). Puisqu’il a une femme, des enfants et les traites de sa maison à rembourser, ce cadre n’a donc pas la liberté de faire ce choix. Pour que la semaine de 3 jours soit viable, il est donc nécessaire de voter une loi sur la régulation des prix des subsistances en s’inspirant de l’Ordonnance n°45–1483 du 30 juin 1945 relative aux prix(6) qui a été abrogée en 1986 au profit de celle relative à la liberté des prix et de la concurrence. Pour que l’État ait les moyens de remplir sa mission, les entreprises devront lui communiquer les documents relatifs à la fixation des prix : la justification des prix, les éléments qui composent le prix et le coût analytique, etc. En contrôlant et en intervenant sur les prix, l’État retrouvera son emprise sur l’économie. Au nom du « juste prix »(7), les entreprises perdront donc la liberté de fixer le prix des subsistances librement. Par contre, toujours au nom de la liberté, elles conserveront le droit de fixer le prix des biens et services ostentatoires librement.

Afin de prouver leur attachement à la liberté, les ultralibéraux devraient donc voter les lois sur la semaine de 3 jours et la régulation des prix des subsistances. S’ils refusent de voter ces lois, ils démontreraient que le principe de liberté, dont ils se revendiquent, n’a qu’un seul objectif : défendre la propriété privée, la cupidité et le pouvoir d’un ordre économique déclinant. Il ne faudra donc plus les appeler des ultralibéraux, mais des dérégulateurs. Ce qui serait beaucoup moins défendable et attractif sur le plan politique.

Jean-Christophe Giuliani

Notes et références
  1. L’express.fr, Travail ou vie privée ? sept salariés sur dix mènent une course contre le temps, [En ligne] (consulté le 15 avril 2018), https://www.lexpress.fr/emploi/.fr/emploi/gestion-carriere/travail-ou-vie-privee-sept-salaries-sur-dix-menent-une-course-contre-le-temps_1685435.html
  2. Dares indicateurs, Demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi au premier trimestre 2018, avril 2018 n°18, [En ligne] (consulté le 9 janvier 2020), https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/di-t1-2018_etpqvamm.pdf
  3. Insee, Tableau de l’économie Française, édition 2019, Population active, [En ligne] (consulté le 9 janvier 2020), https://www.insee.fr/fr/statistiques/3676623?sommaire=3696937
  4. Légifrance, Ordonnance n° 86–1243 du 1 décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, [En ligne] (consulté le 15 mars 2017), https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=8CC5770909CFA9FB2AA0603052347210.tpdjo09v_3?-cidTexte=JORFTEXT000000333548&dateTexte=19960702 .
  5. Lafinancepourtous.com, Repères sur l’évolution des prix de l’immobilier, [En ligne] (consulté le 17 avril 2017), https://www.lafinancepourtous.com/decryptages/finance-perso/epargne-et-placement/immobilier/reperes-sur-levolution-des-prix-de-limmobilier/
  6. Légifrance, Ordonnance n°45–1483 du 30 juin 1945 relative aux prix, [En ligne] (consulté le 15 mars 2017), https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORF-TEXT000000516237&categorieLien=cid .
  7. Wikipédia, Juste prix, [En ligne] (consulté le 9 janvier 2020), https://fr.wikipedia.org/wiki/Juste_prix.

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