LA FIGURE DU « MONSTRE » OU LA PENSÉE EMBRIGADÉE

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Dans le journal Kairos d’octobre 2018, paraissait un article signé par Daniel Zink « Balkanisations planifiées et modestes moyens d’y résister », revenant sur la clôture récente du tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, fin 2017. Les verdicts de ce tribunal contenaient « des données très interpellantes mais perdues dans les milliers de pages et ignorées par les médias dominants qui, comme le soulignait l’auteur, auraient dû susciter enfin de vrais débats sur le sujet, et sur des faits très graves dénoncés par une poignée de journalistes et chercheurs reconnus ».

Plusieurs mois après, un lecteur nous écrivait : « Je me souviens avoir lu dans un de vos derniers numéros un article louant Milošević. Ceci devrait constituer plutôt un fait étonnant pour un Journal qui se bat pour la survie psychique et physique du Monde. Milošević a toujours été un très grand con petit bourgeois mais surtout un des plus grand tueurs en série du siècle dernier. Responsable en chef du génocide en Bosnie. Responsable en chef de l’urbicide en Bosnie, de la destruction de la ville croate de Vukovar, du bombardement de Dubrovnik, etc., bref d’innombrables morts dans les Balkans. Eston automatiquement du bon côté parce qu’on est l’ennemi de l’ouest ? Comme l’ont été d’autres grands cons et tueurs en série comme Sadam Hussein ou Assad. Mais vous avez également loué une fois Poutine, autre grand con… ». Il signera de son nom, ajoutant « ancien lecteur ».

Le rédac-chef lui répondait dans un premier temps : « Je transfère votre mail à l’auteur. Nous n’avons jamais «loué» Milošević. À ce sujet, je vous invite à lire L’opinion, ça se travaille(1), concernant les mensonges sur la guerre des Balkans. Concernant Assad, aucun d’entre nous n’a dit que c’était un ange, nous avons uniquement tenté de rétablir le contexte qui amenait à le diaboliser, alors que les véritables intérêts sortent au grand jour aujourd’hui et que les mensonges nécessaires suivent avec; idem pour Poutine. Triste que des points de désaccord mènent à ne plus lire tous les autres auteurs qui pourraient vous intéresser. Qu’importe, nous continuerons à chercher, douter, questionner, quitte à déplaire. »

L’auteur lui fournira une réponse plus conséquente : « Malgré toutes ses finesses, la catégorie de «très grand con» ne permet pas de saisir les personnalités humaines dans leur complexité. Cette observation est notamment valable en ce qui concerne l’ancien dirigeant serbe et yougoslave S. Milošević. »

Certes, il semble bien que Milošević ait été responsable ou co-responsable d’une série de décisions inacceptables, par exemple celles qui ont entraîné de graves retours en arrière en matière d’autonomie relative des provinces serbes du Kosovo et de la Voïvodine, ainsi que de graves discriminations des Kosovars albanophones (entre autres, leur exclusion de l’enseignement public)(2).

Les déclarations de Milošević citées dans l’article concerné (et soigneusement tues par les médias classiques occidentaux) ne doivent donc bien sûr pas être prises pour argent comptant (même si elles nous apprennent plusieurs choses importantes), mais elles attirent l’attention sur les énormes manques de la couverture médiatique occidentale des guerres yougoslaves des années 1990, manques que le reste de l’article évoqué met en valeur.

Ajoutons ici quelques données essentielles, qui contribuent à montrer que, quels qu’aient été ses défauts, les dénominations et comparaisons dont a fait l’objet Milošević étaient totalement exagérées (« Hitler », « boucher des Balkans »…) et que, pendant que ses fautes étaient mises à l’avant-plan, on a globalement tu, à l’ouest, celles des autres parties en présence.

LE DIALOGUE SABOTÉ PAR LES « MÉDIATEURS » OCCIDENTAUX

Revenons d’abord aux Kosovars albanophones. Ceux-ci, au début des années 1990,  de  manière  très compréhensible, s’auto-organisent, boycottent les élections officielles, puis élisent eux-mêmes leur président, Ibrahim Rugova. Rappelons que, à ce stade, ils sont toujours habitants d’une province serbe ; cependant, ces démarches sont tolérées par Milošević, alors président de la Serbie. Cette tolérance s’explique certainement en grande partie par le strict pacifisme de Rugova(3). Cependant, un Hitler ou un autre dirigeant de ce type aurait-il laissé passer ces démarches des albanophones ? Bien sûr que non. Cela ne signifie pas que Milošević aurait été un grand progressiste mais que, au minimum, il était un politique capable jusqu’à un certain point de dialogue ou au moins de négociation ; et en tout cas, cela signifie qu’il en était sans doute bien plus capable que le courant qui lui a succédé après les interventions « humanitaires » de l’OTAN, à savoir, le courant de l’église serbe et de V. Koštunica – rappelons que cette église, soutien de Koštunica, avait condamné Milošević pour tous ses gestes conciliateurs, au cours des guerres concernées, puis applaudi l’arrivée au pouvoir dudit Koštunica(4).

Ces faits permettent de saisir tout le poids des responsabilités de l’ouest : à la veille du conflit au Kosovo, nous avions donc, d’une part, en Rugova, un président qui n’a cessé de rechercher le dialogue (et surnommé le Gandhi des Balkans(5)) ; et, d’autre part, en Milošević, nous avions quelqu’un qui, quelles qu’aient été ses fautes, n’incarnait pas l’ultranationalisme serbe, mais était fortement critiqué par les tenants de celui-ci. Et qu’ont fait les « médiateurs » étasuniens ? Ils ont écarté Rugova des négociations, lui préférant l’UCK, organisation maffieuse(6), tandis que ce qu’on peut appeler les médias de l’OTAN, notamment en France, diffamaient le même Rugova(7), tout en comparant Milošević à Hitler et cie.

LES MASSACRES NE SE VALENT PAS ?

Une donnée de plus au sujet de la Bosnie, cette fois. Le courrier du lecteur mentionne les massacres serbes en Bosnie. Prenons celui, bien connu, de Srebrenica, en 1995. Il est très intéressant de prendre connaissance, à ce sujet, des recherches de Mira Beham(8), politologue reconnue par des médias importants (p. ex. ). Celle-ci, en effet, a révélé que, en 1992, dans la même localité, un autre massacre avait été commis mais, dans ce cas, par des militaires bosniaques musulmans sur des Serbes. 1.200 à 1.500 civils serbes ont alors été tués et 50 de leurs villages brûlés.(9) Bien sûr, grand silence, dans les médias classiques, à ce sujet. Cela n’exonère en rien les crimes des Serbes, mais apporte un complément d’information essentiel. Et il y a de nombreux exemples du même type(10).

Que Milošević ait été un politique ambigu oscillant entre communautarisme serbe et idéal d’une Yougoslavie multiculturelle, ou qu’il ait été un stratège machiavélique plus ou moins doué pour faire illusion, il est de toute façon inacceptable de faire peser sur lui et sa communauté l’ensemble des responsabilités des guerres concernées, surtout quand on le fait en occultant les si lourdes culpabilités occidentales. Or, c’est ce qu’ont fait, dans leur ensemble, nos élites et médias dominants.

Daniel Zink

Notes et références
  1. Serge Halimi, Dominique Vidal, Henri Maler, Mathias Reymond, L’opinion, ça se travaille… Les médias et les «guerres justes», Agone, 2000–2014.
  2. Dictionnaire historique et géopolitique du XXe siècle, sous la direction de S. Cordelier, La Découverte, 2007, p.414, article « Kosovo », par Michel Roux.
  3. Ibid.
  4. https://www.cairn.info/revue-cites-2003–2‑page-91.htm#re8no8 – site associé à la BNF.
  5. https://www.liberation.fr/evenement/2000/10/30/le-grand-retour-du-gandhi-des-balkans_342339
  6. « Kosovo, le Bénéfice du doute », 1, France Inter, 30/05/13.
  7. « Mémoire du mal, tentation du Bien… », France Culture, 11/07/17.
  8. https://www.zeit.de/1996/13/beham.txt.19960322.xml
  9. Beham, M., Kriegstrommeln, DTV, 1996.
  10. Ganser, D., Illegale Kriege, Orell Füssli, 2016, p. 167 sq. (trad. française : Les Guerres gales de l’OTAN, Demi-lune).

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